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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Gezi comme représentation

Publié par Etienne Copeaux sur 2 Janvier 2015, 11:31am

Catégories : #La Turquie d'aujourd'hui, #Gezi et ses suites

[Dans ses grandes lignes, ce texte a été présenté à la Conférence annuelle du programme Turquie contemporaine de l'IFRI,

« Jusqu'où ira la Turquie d'Erdogan ? »,

Paris, le 25 novembre 2014.]

Le Centre culturel Atatürk, place de Taksim à Istanbul, début juin 2013. En haut à gauche, le portrait de Deniz Gezmis, militant révolutionnaire exécuté en 1972.

Le Centre culturel Atatürk, place de Taksim à Istanbul, début juin 2013. En haut à gauche, le portrait de Deniz Gezmis, militant révolutionnaire exécuté en 1972.

 

Réfléchir aux suites de Gezi, en cet automne 2014, revenait en partie à faire défiler sur son écran des images de manifestations accompagnées d'une violente répression policière. Or, fin octobre, il était très troublant de naviguer sur les réseaux sociaux, où je faisais défiler des images et vidéos de Turquie, mais où surgissaient également des scènes pratiquement semblables venant de France, au moment des événements de Sivens (Tarn) et de leur violente répression qui a provoqué la mort d'un jeune homme.

J'avais l'impression de visionner les mêmes vidéos, de voir les mêmes manifestants et les mêmes policiers. Surtout, les causes à défendre étaient ou sont du même ordre sinon comparables, ainsi que l' « inorganisation » des manifestants, sans parti ni affiliation politique, dénotant, en France comme en Turquie, l'incapacité des formations politiques classiques à prendre en compte, à analyser et à accompagner certaines insatisfactions, de les tenir pour marginales alors qu'elles procèdent de choix de vie fondamentaux.

La grande parenté entre les images observées dénotent plus largement un caractère transnational du « phénomène Gezi », un phénomène de résistance contre une multitude de causes, qui, sous une apparence de disparate, à la fois s'enchaînent et se font écho.

Avec Gezi, nous sommes en face d'un mouvement sociétal mû par des Sujets, au sens qu'Alain Touraine donne à ce mot, des Sujets déchirés « entre le marché et la communauté », entre l'idéologie de la globalisation et les pouvoirs communautaires, qu'ils soient d'inspiration nationaliste ou religieuse. Ils refusent l'enfermement dans une collectivité et, en même temps, refusent de devenir acteurs de la mondialisation pour finir par être étranger à soi-même, « étrangers aux conduites que nous font jouer les appareils économiques, politiques ou cultures qui organisent notre expérience » (Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble, p. 34). C'est le double refus, le déchirement du Sujet, qui provoquerait les mouvements de révolte, mouvements sociétaux dont nous sommes témoins et que Touraine avait prévus dès les années 1990 : « Les nouveaux mouvements sociétaux devraient faire retour (...) car on ne peut combattre le pouvoir communautaire, celui des techniques ou de la marchandise qu'au nom de la défense du Sujet ; cela renvoie non à une théorie de la société mais à une conception de la liberté humaine. » (o.c., p. 142-143).

 

Mais s'il existe de nombreux points communs avec d'autres mouvements sociétaux, Gezi a des caractères et des causes spécifiques à la Turquie. Tout d'abord, la gouvernance de l'AKP et d'Erdogan, qui a effectué voici six à sept ans un virage autoritaire marqué par une vague de répression impitoyable. Mais il existe des facteurs sous-jacents proprement turcs et plus enracinés dont le premier est la guerre menée par l'armée contre le PKK ; c'est un conflit qui dure depuis trente ans, voire depuis les années vingt, dont les conséquences sont lourdes sur tous les aspects de la vie du pays.

Et plus généralement encore, il existe en Turquie, sur les plans idéologique, politique et social, deux « sphères » communautaires dont l'ambition est de réguler la vie sociale et la pensée dans leur totalité : le nationalisme, qu'il soit kémaliste ou d'extrême-droite ; et la synthèse turco-islamique, qui voit toute l'histoire, le monde des idées et la politique sous l'angle du caractère décisivement musulman de la nation. Deux sphères qui d'ailleurs peuvent se recouvrir plus ou moins selon les époques.

Certains mouvements de résistance contre le système sont anciens en Turquie : le mouvement kurde, provoqué par la politique kémaliste d'homogénéisation radicale du pays ; les mouvements d'extrême-gauche marxistes, à certaines époques et pour certains clandestins et prônant l'action armée, qui a pris dans les années 1970 une coloration surtout anti-impérialiste ; des mouvements syndicaux sporadiques, au fil des luttes des travailleurs, des grèves. Il s'agissait d'organisations politiques bien structurées, centralisées, hiérarchisées et souvent autoritaires, agissant dans des cadres idéologiques connus, comme le nationalisme (kurde), le marxisme-léninisme et la lutte syndicale classique.

Mais depuis longtemps déjà apparaissaient des formes de revendication non structurées, émanant de « Sujets » qui, selon la formulation synthétique de Jean-Paul Lebel, « veulent créer leur propre situation sociale dans et par le conflit qu'ils mènent contre les forces et les pouvoirs qui tendent à le contrôler ». Ces mouvements sociétaux commençaient à poindre dans les années 1990, à Bergama par exemple, où la population s'est mobilisée contre les nuisances d'une exploitation aurifère ; sur la côte de la mer Noire, où l'on se mobilise depuis longtemps contre la construction de multiples centrales hydroélectriques ; ou dans le milieu étudiant, où dans certains cas des poignées de jeunes inorganisés inventent des formes de lutte et de revendication, notamment pour la gratuité de l'enseignement supérieur. Par leurs objets et surtout leurs modes d'action et leurs manières d'agir, d'informer, de mobiliser en dehors des partis constitués, ces mouvements annonçaient quelque chose de nouveau.

Mais, dans les cas que j'évoque, ces Sujets se battaient, agissaient pour des causes dans lesquelles ils avaient un intérêt, car leur mode de vie ou d'étudier était mis en cause par les forces économiques ou les grands systèmes de contrôle étatiques.

Or l'une des grandes nouveautés de Gezi, c'est que les acteurs, le plus souvent, n'ont aucun intérêt immédiat, d'ordre personnel, matériel ou politique, dans la cause qu'ils défendent : ils viennent manifester, protester, en grand nombre, souvent de loin, non pour le jardin de Gezi précisément, mais pour des valeurs morales qu'ils opposent à l'ordre social (cf. Touraine, o.c., p. 124). Et c'est la force de ces valeurs morales qui est à l'origine des dimensions inédites de la mobilisation, et de la hardiesse du mouvement qui a produit dès les premiers jours des choses inouïes comme la traversée du pont du Bosphore par des milliers de personnes en fin de nuit du 1er juin, ou la désacralisation de certains lieux du culte kémaliste à Istanbul comme le Centre culturel Atatürk : des actes proprement sidérants.

C'est une nouvelle pratique de répression policière qui est, en grande partie, à l'origine de la mobilisation et de son ampleur. La violence policière n'est pas chose nouvelle, même en plein centre d'Istanbul, mais elle était réservée à des cibles précises et identifiées : les Kurdes, les alévis, l'extrême-gauche. Désormais, elle frappe indistinctement toutes les catégories de population.

Nouveauté encore, le large recours à l'humour, à l'ironie et à la dérision, qui tranche avec le discours syndical ou celui de l'extrême-gauche habituels.

 

***

A la fin du XXe siècle, le système politique turc reposait sur un « consensus obligatoire », fabriqué et imposé sur la base du culte kémaliste et de quelques dogmes intangibles. Un consensus supposé, imposé par une coercition apparemment acceptée par le plus grand nombre, qui devait au moins faire semblant de l'accepter. Le prêt-à-penser obligatoire était élaboré par l'école, l'armée, le discours national-religieux du Diyanet (présidence des affaires religieuses) ; il formait une sphère de certitudes, politiques, sociales, historiques, de laquelle il était difficile de s'échapper. Au cours des dernières années du XXe siècle, on a vu les tenants de l'islam politique tenter de sortir de cette sphère, de refuser le consensus obligatoire, notamment en matière d'éducation. Depuis la gouvernance de l'AKP (2002), on a vu cette mouvance porter des coups très durs à l'armée et aux kémalistes, tout en restant enfermée dans la sphère de la synthèse turco-islamique.

Pour échapper au prêt-à-penser, pour sortir de ces sphères, il fallait se mettre en marge. De plus en plus nombreux étaient ceux qui n'acceptaient plus les discours mythiques étouffants et dépourvus de la moindre ouverture sur le monde, imposés par le pouvoir et son école ; ceux qui n’acceptaient plus le discours sur les « causes nationales », la question kurde ou la négation du génocide ; ceux qui n’acceptaient plus la contrainte sur la vie privée et sur les corps, imposée par l'Etat, l'armée, la religion, par le système patriarcal, et résistaient contre le biopouvoir, à un moment où l'AKP voulait justement aggraver ce genre de contraintes.

Le mouvement de Gezi a brusquement mis en lumière l'existence d'un jeu à trois : le kémalisme affaibli, les islamo-conservateurs... et les marges : intellectuels refusant l'embrigadement idéologique, « minorités » (alévis, Kurdes, Arméniens), mouvements féministes et LGBT, et toutes les catégories de populations victimes de l'aménagement de la ville et du territoire au profit du néolibéralisme. Brusquement, la marge – ou ceux que le pouvoir espérait maintenir en marge - était au premier plan. Alors, début juin 2013, avons-nous assisté à l'effondrement d'un consensus social et culturel ?

 

Un détour par la mer Noire

 

Il a suffi de quelques jours pour que le mot « Gezi », et celui qui l'accompagne toujours, « résistance » (direnis) représentent autre chose que le simple « jardin de la promenade » ou même, plus largement, les questions d'urbanisme à Istanbul. En quelques jours, des millions de personnes, dans tout le territoire de la Turquie, se sont reconnues dans « Gezi ».

Je vais en donner un exemple qui s'est manifesté très précocement.

Depuis une décennie, la côte orientale de la mer Noire, ainsi que la région côtière d'Antalya et la vallée du Munzur (secteur d'Ovacık-Tunceli) étaient agités par un mouvement de protestation contre des centaines de projets de centrales hydroélectriques, qui promettaient, par leur conception et leur nombre, d'être dévastateurs pour l'environnement, la forêt et les rivières, l'agriculture, les modes de vie et les revenus des habitants de ces régions.

A la fin de 2010, à la suite d'un long mouvement de résistance, deux des plus belles vallées menacées, Fırtına et Ikizdere, dans le département de Rize, ont été sauvées en étant classées « sites naturels à protéger » (SIT alanı). Ce mouvement était annonciateur : déjà, il échappait à toute organisation partisane et refusait le discours et les réalisations obéissant à la logique du développement et de la croissance économiques. La résistance s'appuyait sur la défense de la nature, de la biodiversité, sur la volonté de créer un tourisme environnemental qui se développait en Turquie depuis une quinzaine d'années ; elle dénonçait la logique du profit, masquée sous des prétextes de développement régional.

En février 2011, une trentaine d'organisations de société civile tenaient une conférence de presse à Istanbul, et par la voix de l'avocat Remzi Kazmaz, proclamaient : « Nous devons transformer chacune de nos vallées en un foyer de résistance ». Des années avant Gezi, ces mouvements qui revendiquaient déjà le terme de « résistance » (direnis) rencontraient le mépris du pouvoir qui déjà les qualifiait de « vandales » (çapulcu) : les deux mots-clés du mouvement de Gezi étaient là. Fatalement, un mécontentement précis, d'ordre économique et environnemental, devait rencontrer le combat politique dirigé contre la gouvernance de l'AKP.

A la fin du mois de mai 2011, en pleine campagne électorale, le premier ministre Erdogan tient une série de meetings dans la région de la mer Noire orientale. Or la mobilisation contre les centrales électriques est intense. Le 31 mai, lors de la visite d'Erdogan à Hopa, petite ville côtière du département d'Artvin, les mouvements de résistance organisent une manifestation, contre les projets et contre la gouvernance de l'AKP.

Elle est réprimée très brutalement au moyen de canons à eau et de gaz, non par la police ou la gendarmerie locales, mais par les dangereuses forces d'intervention rapides (çevik kuvvet), qui se livrent à des tabassages et sévices. Un enseignant, Metin Lokumcu, succombe à la suite d'un tir de grenade.

Dans la logique de la dérive autoritaire du gouvernement, qui utilise en toute circonstance le prétexte du « terrorisme » pour réprimer toute forme d'opposition, l'enquête policière et les suites judiciaires se déroulent dans une seule direction, l'identification du « mouvement terroriste » qui aurait organisé la manifestation. En conséquence, les chefs d'inculpation des manifestants interpellés sont, invariablement, l' « appartenance à un mouvement terroriste ».

En miniature, c'est déjà Gezi : un problème environnemental à l'origine d'une mobilisation échappant aux cadres politiques et syndicaux classiques, envenimée par le mépris du pouvoir, se greffant donc sur une protestation politique, et rencontrant une répression disproportionnée causant mort d'homme.

Lors du deuxième anniversaire de ce drame, le 31 mai 2013, a lieu une cérémonie de commémoration en mémoire de Metin Lokumcu, à Artvin et Hopa. Et ces « résistants » de la mer Noire, ce 31 mai, sont les tout premiers provinciaux qui adressent une motion de soutien aux occupants du parc de Gezi à Istanbul. Ils se sont reconnus en Gezi. Inversement, Gezi les représente. Metin Lokumcu est, en quelque sorte, le premier mort de « Gezi ».

 

Les acteurs se définissent

 

Dès les premiers jours de juin 2013, les acteurs du mouvement se demandent eux-mêmes ce qu'ils sont, ce qu'ils font, ce qu'ensemble ils représentent. En septembre 2013, un(e) des auteurs les plus suivi(e)s du dictionnaire participatif en ligne Eksi Sözlük, sous le pseudonyme de Tuborg Yesili, définit ainsi le mouvement : « Le mouvement de résistance de Gezi signifie ceci : désormais ceux qui n'acceptent pas l'oppression ne vont plus se taire ; désormais la résistance ne va pas se contenter d'infléchir le gouvernement sur sa politique de censure ; désormais le mouvement va remettre le gouvernement à sa place et le faire reculer. Le mouvement défend le droit de chacun à vivre de la manière qu'il a lui-même choisie. Il n'accepte plus l'influence des conservateurs qui pèsent sur la vie du pays. (…) La religion ne peut pas être celle de la société, elle n'est que celle de chacun des individus. »

Le mouvement de Gezi, poursuit en substance Tuborg Yesili, s'oppose aux médias partisans et vendus au pouvoir. Il défend le droit de chacun à disposer d'informations libres. Il ne dépend d'aucun groupe politique, d'aucune association, il ne fait le jeu d'aucune puissance étrangère. Il est né de la violence policière et c'est Erdogan qui en est responsable par le soutien qu'il apporte à cette violence. Erdogan aurait pu mettre fin au mouvement par une approche plus modérée ; il a au contraire provoqué son renforcement. C'est pourquoi le mouvement s'est très vite tourné contre lui.

Ce que définit cet(te) internaute, c'est un mouvement sociétal mû par des Sujets qui veulent garder le contrôle de leur propre vie et de leur corps.

Pour tenter de définir le contenu de « Gezi » après plus d'une année marquée par les manifestations, je me suis plongé dans les comptes Facebook dont le nom fait référence à Gezi, en turc ou dans d'autres langues, comme Diren Gezi Parkı, Gezi Solidarity, Diren Gezi En Français, Occupy Gezi, Geziniyoruz (New-York), etc., ou aux noms explicites comme Boyun Egmeyenler (Ceux qui ne se soumettent pas), Direnisteyiz (Nous résistons), etc.

On constate une grande unité dans les les thèmes d'actualité auxquels les internautes se montrent sensibles, auxquels ils réagissent. Les contenus démontrent ce qu'on avait compris tout de suite : le mouvement de Gezi n'est pas la simple défense d'un jardin public, ni même d'une politique urbanistique qui transforme Istanbul.

Certes, une grande part des contenus porte sur le mouvement de Gezi proprement dit et ses suites, durant tout l'été 2013, avec des temps forts, notamment en ce qui concerne les victimes, leurs obsèques, les initiatives mémorielles. Ce temps s'étire jusqu'à la mort du jeune Berkin Elvan, en mars 2014, source d'une forte émotion collective qui étend le mouvement dans la durée, relayé par le Premier-mai, l'accident minier de Soma, et l'anniversaire de Gezi, fin mai 2014.

A la fin de 2013, les scandales financiers et immobiliers liés au gouvernement et au premier cercle du pouvoir ont été relayés par tous ces comptes et sites.

Mais la substance qui apparaît le plus régulièrement est le thème environnemental, les luttes grandes et petites : le troisième pont sur le Bosphore, mais aussi, plus récemment de « petites » résistance comme la défense du jardin de Validebag à Üsküdar, la destruction d'oliveraies à Soma pour la construction d'une centrale thermique. Les grands accidents du travail, les « crimes du travail » (is cinayetleri) forment les temps fort de la période, avec notamment la catastrophe minière de Soma en mai 2014, l'accident du chantier du Torun Center en septembre, et de nouveau la catastrophe minière d'Ermenek. Puis, le siège de Kobanê par l'EI, et les manifestations exigeant une intervention de la Turquie les 7 et 8 octobre, ont constitué le dernier point fort de ce calendrier.

On peut présupposer que les internautes qui se sentent concernés par Gezi vibrent également aux thèmes évoqués ci-dessus. La mobilisation pour Kobanê, qui tranche avec les autres par sa violence (cinquante morts en deux jours) est sans doute à mettre de côté ; mais la sensibilité à cet événement dénote une grande sensibilité, plus générale, à la question kurde. Au vu des vidéos, à la lecture des déclarations des acteurs, on constate d'ailleurs une perméabilité des motifs de mobilisation ; très souvent, les événements listés ci-dessus sont mentionnés comme une litanie : au jardin de Validebag, on évoque Ermenek, et les protestataires d'Üsküdar se rendent en autobus à Soma pour défendre les oliviers ; au Torun Center, on évoque l'accident minier de Soma mais aussi la corruption. Des mouvements créés avant les événements de Gezi se greffent sur ce courant : sur la « plate-forme contre les centrales hydroélectriques » (HES'lere karsı ortak mücadele platformu) créée sur Facebook en mars 2010, on évoque aussi l'accident de Soma, la manifestation du 1er mai, le décès de Berkin Elvan, un symposium sur les problèmes urbains à Istanbul organisé par la chambre des architectes, très active pour Gezi, et le festival du Munzur, grand rassemblement estival kurde alévi à Ovacık-Tunceli.

Enfin partout, le pouvoir est globalement accusé.

Entre tous ces sites et comptes Facebook, l'information circule sans cesse ; ils forment un réseau de faits liés les uns aux autres par les acteurs. C'est le lien, autant que l'ensemble des faits, qui est jugé pertinent, un lien qui unit des lieux géographiquement dispersés, des noms de lieux résonnant désormais comme des slogans et se passent d'explications, s'ajoutant à des noms de personnes, ceux des victimes. Le centre nodal du phénomène est, provisoirement, la rue Istiklâl à Istanbul, car c'est là que toutes les causes cherchent à se faire entendre au cours d'un rituel déjà ancien, le parcours de Taksim à Tünel, le sit-in et la conférence de presse devant le lycée de Galatasaray. Mais ce centre pourrait se déplacer à Kadıköy ou à Besiktas.

 

Opposer des valeurs morales à l' « ordre social »

 

Quelque chose unit fortement les éléments disparates qui gravitent autour de l'idée de « Gezi » et en forment une représentation : c'est le sentiment d'indignation. Ce mot me semble mal rendu dans le vocabulaire du turc moderne : öfkelenme, qui correspond plutôt à l'idée de colère. Or l'indignation ne se mue pas forcément en colère, elle peut être la source d'un mouvement plus profond, plus durable, plus sourd. Les dictionnaires plus anciens donnent pour indignation : infial, terme d'origine arabe. Or voici les sens donnés pour infial dans Eksi sözlük par quelques contributeurs, avant et après Gezi : en 2003, « Mouvement de protestation de grande ampleur (Büyük boyutlu tepki göstermek harekettir) » ; le 3 juin 2013 : « Infial, c'est ce qui se produit depuis quelques jours (Birkaç gündür gerçeklesmekte olan olay) » ; en novembre 2013 : « Un genre d'événements prisé par les gens (Insanlar tarafından sevilen bir olaydır) ». Ainsi, les contributeurs de ce dictionnaire participatif confirment : Gezi, c'est bien l'indignation partagée par la masse.

Quant aux objets d'indignation, ils ont tous une dimension morale, tous heurtent la morale, celle qu'évoque également Alain Touraine dans Comment pourrons-nous vivre ensemble : « Le sujet se révèle par la présence de valeurs morales qui sont opposées à l'ordre social. (…) Cette référence morale ne peut pas être confondue avec le discours des revendications, puisque celui-ci cherche à modifier le rapport entre coûts et avantages, tandis que le discours moral du mouvement sociétal parle de liberté, de projet de vie, de respect des droits fondamentaux, qui ne peuvent pas se réduire à des gains matériels ou politiques » (o.c., p. 124).

Les atteintes à l'environnement, les accidents du travail, les scandales financiers, la corruption, tout cela indigne, mais par-dessus tout, c'est la violence qui pousse à bout, qui provoque l'indignation maximale, le coup le plus fort porté à la morale : l'usage disproportionné de la violence. C'est la violence policière, unique réponse de l'Etat à toutes les questions posées, qui unifie le mouvement. C'est pourquoi toute révolte, toute résistance et toute répression en un point du réseau fait vibrer l'ensemble de la toile : il n'y a plus d'isolement géographique, et le réseau va s'amplifiant et se densifiant à mesure que les motifs d'indignation se multiplient. Chose remarquable, l'indignation des çapulcu est une colère maîtrisée, froide, qui n'a pas cédé, de son côté, à la violence, si l'on met à part les manifestations de soutien à Kobanê en octobre 2014.

 

Gezi contre Erdogan

 

La gouvernance d'Erdogan n'est pas le premier régime répressif, islamiste, ou corrompu ; même s'ils sont restés en gestation ou à une échelle très limitée, il y a eu par le passé d'autres mouvements de protestation opposant des valeurs morales à un « ordre moral ». Mais ce qui a produit le changement d'échelle est justement la gouvernance d'Erdogan. Gezi tient donc aussi à la politique, car les mouvements préexistants concernant l'environnement, l'urbanisme, les accidents du travail, la répression policière, ont été amplifiés, aggravés par cette gouvernance, comme le soulignait l'internaute Tuborg Yesili.

L'arrogance du premier ministre devenu président, son refus de négocier, s'ajoutent à ce qu'il représente : un néolibéralisme sans frein qui bouleverse la nature, la ville, la géographie du pays au profit de ce qui est perçu comme une bande de profiteurs, souvent proche du pouvoir ; une conception étriquée de la « morale », qui n'est pas celle des résistants, et de la religion, qui n'est pas non plus celle de tous les musulmans, conceptions qui visent au contrôle de la vie privée et des corps.

L'Etat est en présence d'adversaires qu'il ne connaît pas, ne reconnaît pas, ne comprend pas, parce qu'ils n'agissent pas (ou pas toujours) en vue de leur propre intérêt pour simplement modifier le rapport entre les coûts et avantages. La violence qu'il fait exercer ou laisse exercer par sa police est le reflet d'une peur, la peur de l'inconnu, de l'insaisissable.

Les policiers, eux, n'ont pas peur. Ils se sentent appuyés par leurs autorités et commettent impunément toutes sortes de graves infractions. Par exemple, aux abords du jardin de Validebag à Üsküdar, où les manifestants sont plutôt des petits-bourgeois aisés dont le mouvement ne risque pas de déstabiliser l'Etat, les policiers des forces d'intervention rapide n'ont pas hésité à projeter des jets de gaz directement dans les yeux de dames « d'un certain âge ». Ces policiers agissaient à visage découvert, sous le regard de leurs chefs et devant des caméras. Un acte de jeunes gens envers des personnes âgées, moralement inadmissible en Turquie encore plus qu'ailleurs.

C'est qu'en toutes circonstances et même lorsque la police ne peut absolument pas prétendre être en danger, les jets de gaz, tirs de grenade, les canons à eau ne sont plus utilisés comme moyens de dispersion pour éviter le contact (c'est à cet effet qu'ils ont été conçus) mais employés comme des armes, pour blesser. Tabassages et sévices sont systématiques. Et la violence physique est suivie, pour les personnes interpellées, par le rude exercice de la loi antiterroriste, qui laisse bien peu de possibilités de défense. La durée de la détention préventive et la disproportion des peines infligées visent à intimider, à dissuader, voire à terroriser les opposants.

Cette violence, qui maintenant s'exerce uniformément sur toutes les catégories de citoyens, peut se lire comme un acte discursif qui profère à tous les opposants : « Nous sommes violents car vous êtes de dangereux terroristes ». A rebours, l'acte discursif perpétré sous forme de violence est censé légitimer celle-ci, ainsi que l'absence de négociation.

 

« Révolution des esprits »

 

Le mouvement de Gezi, cette nébuleuse de résistances et d'idées, n'est pas né spontanément fin mai 2013. J'ai évoqué les mouvements de résistance de la mer Noire apparus au cours de la décennie précédente, mais la gestation de Gezi a été bien plus longue encore, puisque le portrait de Deniz Gezmis, leader révolutionnaire exécuté en 1972, était l'une des icônes les plus répandues à Taksim.

Sevan Nisanyan, dans sa Fausse République (Yanlıs Cumhuriyet), ouvrage sur les dégâts du kémalisme écrit en 1994 mais publié en 2008, a écrit que le post-kémalisme avait « plongé le pays dans une paralysie qui ne pourra être vaincue que par une révolution des esprits ». Cette paralysie, c'était celle du consensus obligatoire des années 1990, malheureusement suivi par le conformisme de plus en plus autoritaire de l'AKP.

Mais la « révolution des esprits » avait commencé durant les années 1990. Elle venait d'individus courageux comme Musa Anter, Ismail Besikçi ou Esber Yagmurdereli, ou encore Pınar Selek ; d'éditeurs pionniers comme Ragıp et Aysenur Zarakolu, ou Iletisim, et maintenant bien d'autres maisons ; elle se développait dans ou autour de certains cercles intellectuels comme le Tarih Vakfı, et d'associations d'enseignants qui ne voulaient plus transmettre les mythes historiques, ou dans certaines universités comme à Bogaziçi ou même à Mersin.

Surtout, la « révolution des esprit » bouillonnait dans les parts de la société non assimilables par le nationalisme ou la synthèse turco-islamique : les Kurdes, les alévis, les Arméniens (avec l'hebdomadaire Agos, fondé et dirigé par Hrant Dink jusqu'à son assassinat), et mijotait dans les mouvements féministes et LGBT, qui ne pouvaient pas être récupérés par des mouvements politiques.

Le mouvement de révolte, au cours des décennies, a été dialectiquement renforcé par la guerre au sud-est, et par des événements dramatiques : les violences contre les Kurdes, l'immense mouvement d'exode de la population du sud-est, et les pogroms et violences visant les alévis à Maras, Sivas, ou dans le quartier de Gaziosmanpasa.

Au bout du compte, l'assassinat de Hrant Dink en janvier 2007 a sans doute constitué l’électrochoc décisif. Lors de ses obsèques, le défilé d'un million de personnes clamant « Nous sommes tous des Arméniens » était en soi une révolution.

Puis, la vague répressive des années 2010, et l'incarcération de personnalités, d'intellectuels comme Ragıp Zarakolu, Büsra Ersanlı ou Ayse Berktay, non seulement n'ont pas réussi faire taire, mais ont renforcé la « révolution des esprits », en consolidant la conviction que le progrès de la démocratie passe nécessairement par la paix avec les Kurdes.

 

Un mouvement peut-il se passer d'objectifs ?

 

En présence d'un mouvement si varié, sans forme, ni organisation, qui n'existe qu'à l'état de représentation – mais on sait bien que les représentations sociales agissent ! - est-il possible de parler d'objectifs ?

Certes, les mobilisations locales ont le plus souvent un objectif précis, par exemple empêcher la destruction du jardin de Gezi et la construction du mall commercial, empêcher la transformation du jardin de Validebag à Üsküdar, ou encore faire obstacle à la construction d'un barrage...

Parfois l'objectif est atteint : le mall de Gezi n'est toujours pas en chantier, un projet de barrage à Hopa a été annulé dès 2011. Mais combien de chantiers destructeurs, trop nombreux pour avoir chacun leur zone à défendre ! Dans le cadre vaste de « Gezi comme représentation », aucun objectif global n'est en vue, comme la démission du gouvernement, tant réclamée, la remise en cause des politiques d'urbanisation ou d'aménagement du territoire, une modification du comportement de la police, ou encore, simplement, un début de dialogue... On n'a constaté aucun résultat non plus dans le monde du travail : pour prendre un exemple simple, le gouvernement aurait pu jeter un os à ronger, simple et peu couteux, comme la ratification de l'accord de 1991 de l'OIT sur la sécurité du travail, quitte à ne pas l'observer. Mais rien ne s'est produit.

Toutefois, les termes de « victoire » et « objectif » ont-ils un sens, puisque chaque mobilisation est un petit élément d'une mobilisation qui dépasse chacun de ces combats, dépasse Gezi et dépasse même la Turquie. Car la cible, finalement, c'est le néolibéralisme et le (les) gouvernement(s) qui le met(tent) en œuvre.

Alors, ne peut-on pas considérer que le but de la mobilisation est la mobilisation elle-même ? Cela dit sans aucune ironie, car cela ne signifie par tourner en rond ! Car la mobilisation accélère l'information et accroît la sensibilité aux informations, qui est elle-même un tel besoin qu'elle a conduit à la formation de médias d'un genre nouveau. La mobilisation dénonce et relaie, elle diffuse le sentiment d'indignation ; elle consolide les réseaux de toutes sortes et sur tous supports.

Enfin elle est une veille, à tel point qu'elle peut produire à la longue une société « éveillée » qu'il sera de plus en plus difficile d'abuser.

Echec ici, mobilisation ailleurs, et ailleurs dans le monde...

C'est un ensemble insécable qui laissera la Turquie transformée.

 

Références :

Alain Touraine, Pourrons-nous vivre ensemble ? Paris, Fayard, 1997.

Jean-Paul Lebel, « Alain Touraine: des mouvements sociaux à l'acteur », Sciences Humaines, Grands dossiers n° 30, « Les penseurs de la société », mars-avril-mai 2013.

Sevan Nisanyan, Yanlıs Cumhuriyet. Atatürk ve Kemalizm Üzerine 51 Soru, Istanbul, Kırmızı Yayınları, 2008.

Sources :

Devrim Taksim'de Göz Kırptı, Istanbul, Kaldıraç Yayınevi, juillet 2013.

http://www.odatv.com/n.php?n=heslere-neden-karsilar-0202111200

http://www.timurca.com/2010/10/ikizdere-hese-karsi-halk-direnisinin-zaferi/

https://www.facebook.com/Vadilerimize.Dokunma (HES'lere Karşi Ortak Mücadele Platformu)

https://www.facebook.com/direnvalidebagkorusu?fref=ts

https://www.facebook.com/KoruyuKoru/timeline

https://eksisozluk.com/gezi-direnisi-nedir-ne-degildir--4022901

https://eksisozluk.com/infial--96432

 

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