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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


"De l'Adriatique à la mer de Chine. Les représentations turques du monde turc à travers les manuels scolaires d'histoire turcs, 1931-1993. Résumé de ma thèse de doctorat soutenue en 1994

Publié par Etienne Copeaux

Etienne Copeaux

 

“De l’Adriatique à la mer de Chine”

Les représentations turques du monde turc à travers les manuels scolaires d’histoire (1931-1993)

 

Thèse de géopolitique présentée pour l’obtention du doctorat (nouveau régime),

 sous la direction de Stéphane Yerasimos, professeur à l’université de Paris-VIII,

le 13 décembre 1994.

 

 

 

Dans cette étude des manuels d’histoire en usage en Turquie de 1931 à 1993, on a choisi de s’intéresser moins à l’enseignement (ses institutions, ses structures, son fonctionnement) qu’au discours qu’il produit; le travail qui suit n’est donc pas conçu comme une contribution à l’histoire de l’éducation en Turquie. L’étude du corpus de manuels révèle une évolution assez discrète au long des soixante années étudiées, mais c’est une impression de continuité qui prévaut, car l’héritage historiographique du kémalisme n’a jamais été repoussé ni réfuté. Sauf de 1950 à 1960, le kémalisme lui-même est demeuré la pensée officielle, et il l’est toujours, même si, à certains égards, il ne s’agit plus que d’une façade. L’impression de cohésion du corpus provient de cette unité idéologique au moins apparente.

 

L’histoire des Turcs coïncide avec celle de l’islam à partir des VIIIe-IXe siècles; avec celle de l’Anatolie, au XIe siècle; avec celle d’un Etat dénommé “Turquie”, en 1923 seulement. Cette inadéquation entre histoire des Turcs et histoire de la Turquie confère au discours historique un caractère géopolitique marqué, car il se réfère constamment à des territoires inconnus des lecteurs, ou, au contraire, à un territoire, la Turquie, dont le caractère entièrement turc - au point de vue ethnique - est récent (1922), et qui se voit, depuis un siècle, contesté dans les fondements de sa légitimité par divers adversaires.

C’est pourquoi la partie du peuple turc qui s’est installée, il y a neuf siècles, dans ce qui est aujourd’hui la Turquie, a un rapport au sol qui fait l’objet d’une grande attention de la part du pouvoir officiel. En effet, la légitimité de l’établissement du peuple turc en Anatolie a été remise en cause au début du siècle, à la suite du traité de Sèvres, et l’attachement au sol n’en est que plus vigoureusement affirmé depuis.

Ce rapport très fort, plus complexe qu’ailleurs, avec le sol de la patrie, est troublé par l’existence d’un souvenir, revivifié aux XIXe et XXe siècles, de l’histoire asiatique; il a été exploité par le nationalisme kémaliste, puis par l’ultra-nationalisme, et, enfin, se trouve re-travaillé aujourd’hui à l’occasion de la chute de l’empire soviétique. L’histoire des Turcs entraîne sans cesse le regard vers l’est; redécouverte depuis un siècle, elle développe un rapport affectif avec des terres lointaines mais de langue turque, et d’autres, plus lointaines encore, mais aujourd’hui mongoles, et cet affect est le support de ce que l’on appelle pan­turquisme ou pantouranisme. L’orientation du sentiment historique vers l’Asie complique les rapports avec le passé de l’Anatolie, qui fut très longtemps le territoire des adversaires actuels, les Grecs ou les Arméniens, et le passé anatolien pré-turc a une place mitigée dans le discours officiel. Il est pour partie idéalisé et sacralisé, lorsqu’il s’agit de peuples anciens (Hittites, Ourartéens) dont on veut faire des précurseurs des Turcs, pour partie occulté, lorsqu’il s’agit du passé des voisins hostiles.

Enfin, il existe un troisième sol avec lequel les Turcs se sentent un attache­ment sacré : c’est le territoire arabe, qui se trouve être à la fois celui du peuple qui a reçu la révélation coranique, investi d’un respect sacral par les Turcs, musul­mans dans leur immense majorité; et ce fut pendant mille ans un territoire en principe gouverné à divers titres et divers degrés par des Turcs.

Ainsi, le rapport au sol est triple : les Turcs vivent sur un sol, l’Anatolie, dont ils reconnaissent le passé comme leur, mais seulement en partie; ils ont un ailleurs, souvent dénommé “mère-patrie”, inconnu mais porteur de rêve, de nostal­gie des origines, du moins l’histoire officielle le veut-elle; enfin une vaste enveloppe territoriale qui est celle de l’islam, religion dont une idéologie contemporaine, la “synthèse turco-islamique”, voudrait faire des Turcs les leaders.

 

Notre travail s’articule en quatre grandes parties.

La première (“Genèse de l’historiographie kémaliste”) est consacrée à la reconstitution du processus de formation de l’historiographie turque. La relecture des textes historiographiques du tournant du siècle a bénéficié de la connaissance préalable du discours scolaire actuel, et les textes ont été remis dans cette perspective. En particulier, nous nous sommes efforcé de montrer quelle a pu être l’influence de cette première historiographie sur la vision kémaliste de l’histoire.

Parmi les grandes mesures de renouveau culturel consécutives à la révolution kémaliste, la “réforme de l’histoire” est la moins connue. Nous avons cherché à reconstituer son processus, en étudiant l’impact de certaines influences occidentales peu connues. Le renouveau historiographique de 1931-1932, immédiatement concrétisé par des manuels scolaires, constitue l’acte fondateur de la vision officielle de l’histoire en Turquie. Elle est la base de la théorie d’une race turque supérieure, et tourne pour longtemps le regard des Turcs vers leur passé asiatique. Même si cette vision a été par la suite profondément altérée et surtout débarrassée de ses principaux excès, son influence sur les textes actuels est encore profonde, tant pour les idées que pour la rhétorique employée dans le discours.

Les institutions scientifiques, universitaires et scolaires mises en place par le kémalisme ont permis de transmettre la nouvelle vision du monde à travers une génération dont l’influence est forte entre 1950 et 1970. A cette époque se met en place une idéologie nouvelle, la “synthèse turco-islamique”, dont les tenants font de la religion musulmane un élément essentiel du nationalisme turc, sans pour autant réfuter l’essentiel de l’historiographie kémaliste. Son influence est à son apogée dans les années quatre-vingt, durant lesquelles elle devient une idéologie semi-officielle.

Cette synthèse turco-islamique inspire de nombreux historiens, dont quelques-uns sont justement auteurs de manuels scolaires. La plupart des sources utilisées, comme les publications du TKAE (Institut de recherches sur la culture turque) ou le quotidien nationaliste Türkiye n’ont pas encore, à notre connaissance, été exploitées en France.

 

La seconde partie (“La topographie du discours identitaire”), porte sur un langage peu étudié, la cartographie historique scolaire. Nous avons constaté que certaines idées mises en place dans le cadre de la “réforme de l’histoire” de 1931-1932 s’exprimaient, de façon spectaculaire, par des cartes. La “réforme” en question avait en particulier abouti à une représentation spécifique du continent eurasiatique, et nous avons même un moment basé notre travail sur l’hypothèse que cette représentation pouvait avoir un effet sur la perception actuelle du monde turcophone par les Turcs.

Nous avons procédé à une analyse d’un corpus d’environ mille cartes formé par l’ensemble des cartes historiques illustrant les manuels, celles des atlas historiques turcs et celles d’ouvrages de référence comme la Türk Ansiklopedisi. Il a fallu mettre au point une méthode de travail, dont l’exposé précède l’analyse sémiologique des cartes, et qui cherche à définir la vision que les Turcs ont du monde et de leur passé, en évitant autant que possible l’empirisme.

En contradiction partielle avec le discours textuel des manuels, les cartes énoncent une nostalgie pour les territoires balkaniques, dont la représentation, fournie et précise, contraste avec celle, vague et incertaine, des origines asiatiques. Cette conclusion est rapprochée avec des thèmes récurrents du discours de la synthèse turco-islamique, nostalgique de l’empire ottoman.

 

La suite de ce travail porte sur le discours textuel des manuels scolaires d’histoire. La troisième partie (“La chronographie du discours identitaire”) définit les périodes et faits historiques dont le discours actuel se veut la répétition ou la continuation, les événements dans lesquels le discours officiel cherche à s’enraciner. Nous avons analysé le récit et le langage dont est faite la trame historique qui mène les Turcs, au cours des siècles, de la Mongolie aux Balkans; pour déterminer quels sont les événements considérés comme fondateurs, nous avons identifié un certain nombre de repères discursifs, en particulier des modalités appréciatives dont les plus voyantes sont des citations d’Atatürk qui établissent explicitement dans quel événements le kémalisme cherche à s’enraciner. Mais il s’agit donc d’un discours apparemment kémaliste, car, en fait, on discerne l’émergence progressive de la synthèse turco-islamique, qui réhabilite l’histoire ottomane et renonce de plus en plus à la laïcité.

Enfin, la quatrième partie cherche à cerner la notion d’altérité dans le discours. Nous avons approfondi l’étude des cas arabe, grec et arménien. Ce sont des cas d’altérité complexe, car les Arabes bénéficient du prestige de leur passé sacré et de leurs conquêtes; mais le discours qui les concerne est tendu par un sourd ressentiment qui aboutit à leur disputer la direction de l’islam. L’altérité arménienne est traitée avec plus de nuances que ne le laisserait attendre la controverse sur le génocide, et le sujet n’est aucunement occulté. Enfin, le discours portant sur les Grecs, qu’il s’agisse des anciens ou des modernes, révèle une hostilité qui sous-tend l’ensemble du discours historique et fait d’eux l’ennemi principal.

 

On constate assez rapidement une certaine perméabilité entre les discours scolaire et nationaliste; aussi avons-nous cherché à montrer, tout au long de cette étude et par des exemples précis, l’osmose existante, en utilisant notamment le quotidien nationaliste Türkiye, dépouillé pendant cinq ans, et les publications relevant du courant de la “culture nationale” comme Türk Kültürü.

 

A la thèse proprement dite est adjoint un volume annexe comprenant la bibliographie et un ensemble de 150 cartes et planches, pour la plupart extraites de manuels scolaires d’histoire turcs, auxquelles renvoie l’exposé. En outre, par nos traductions originales, nous avons mis à la disposition des chercheurs non turcophones des textes significatifs des discours scolaire, académique, nationaliste, concernant l’utilisation de l’histoire dans l’expression du nationalisme.

 

Pour faire ce travail, nous avons dû choisir aussi des méthodes d’investigation. Les travaux d’Olivier Reboul, de Dominique Maingueneau, de Laurence Bardin et d’autres sur le langage et le discours nous ont été d’une grande utilité. Nous sommes abstenus de tirer des conclusions, ou même d’entamer une analyse, lorsque des équivalences entre les langues turque et française n’ont pu être établies; cependant, dans la plupart des cas, les méthodes d’analyse des auteurs pré-cités se sont révélées opératoires.

Mais, chaque travail ayant sa spécificité, il a fallu inventer un mode de cheminement à travers ce vaste corpus, selon un itinéraire qui est exposé au début de la troisième partie. Il nous a été possible de mettre en évidence une certaine polyphonie énonciative, et la coexistence de plusieurs discours. Le kémalisme, la synthèse turco-islamique, l’islam se disputent le terrain, utilisant parfois des formes d’expression différentes, tandis qu’on peut percevoir dans l’exposé de certaines questions la persistance de l’historiographie musulmane classique.

 

L’analyse de ce discours passe par l’analyse de l’implicite, du présupposé, des modalités appréciatives, de toutes les formes du discours idéologique, d’autant plus difficile à mettre en évidence qu’il se donne pour scientifique. Nous pensons que ce type d’analyse est important en géopolitique. En effet, nombre de tensions et conflits actuels sont générés non pas par des facteurs économiques ou stratégiques, mais par des revendications “identitaires”, ou par la volonté de contrôler tel territoire parce qu’il est considéré comme “patrie historique”; ce type de tension repose sur l’affect bien plus que sur l’intellect, et les arguments respectifs sont d’ordre historique ou pseudo-historique autant que géographique ou économique; par exemple, la rhétorique du premier occupant est très fréquemment invoquée.

Les nationalismes sont presque toujours bâtis sur un discours se référant à l’histoire. Tous attachent une grande importance aux mythes, en particulier aux mythes des origines. Tous cherchent à fonder leur discours sur des “preuves” historiques, linguistiques, anthropologiques, et travestissent leur idéologie sous des dehors scientifiques. Dans la plupart des pays, le nationalisme cherche à toucher le plus grand nombre, et l’école, le manuel scolaire, en sont le vecteur idéal.

En géopolitique, le travail de déconstruction d’un tel discours idéologique nous semble indispensable. Par essence, le nationalisme est une idéologie portant sur un territoire, et cherchant à créer un rapport affectif entre le citoyen, son territoire et son passé. Par essence, l’étude du nationalisme et l’étude de son langage nous semble géopolitique; aussi, l’analyse du discours nationaliste peut-elle être vue comme une science auxiliaire de la géopolitique.

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