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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Les Arméniens dans le récit historique turc (extrait de ma thèse) - Deuxième partie

Publié par Etienne Copeaux

Catégories : #Sous la Turquie - l'Anatolie

Texte extrait de

« De l’Adriatique à la mer de Chine.

Les représentations turques du monde turc à travers les manuels scolaires d’histoire, 1931-1993 »

Thèse, Université de Paris VIII, décembre 1994

Chapitre onze : « Sous la Turquie, l’Anatolie »

Deuxième partie

(pour faciliter le référencement, j'ai intercalé les numéros de folios de l'original de ma thèse)

 

[f° 696]

C - Le discours sur la question arménienne entre silence et négation

 

Le processus d’apparition d’une altérité dans le récit nous est maintenant familier : on trouve mention d’un peuple au moment de son intégration dans un ensemble turc, puis, à l’occasion de la confrontation qui aboutit à sa sortie. Dans les cas des Arabes, des peuples balkaniques et des Grecs, il s’agit bien d’une sortie par défection, partition et création d’Etats. Le cas arménien est bien plus dramatique, puisqu’il s’achève par la déportation et le massacre. L’élément le plus important que nous aurons à évoquer est que, depuis quelques années (1985), les livres scolaires n’éludent plus la question

[f° 697] arménienne. Le « réveil de la mémoire » arménien a entraîné une évolution très nette du discours scolaire turc, qui non seulement ne parle plus de l’Arménie de la même façon, mais encore ne parle plus des mêmes âges de l’histoire de l’Arménie.

 

Un discours scolaire s’appuie toujours sur une historiographie préalablement existante. Dans le cas de la question arménienne, elle est assez abondante, et, chose révélatrice, une partie significative en est publiée en anglais et en français. Le volumineux ouvrage d’Esat Uras, notamment, a fait l’objet d’un soin particulier des autorités turques ; ce livre avait été publié en turc en 1953, puis en 1975, et réédité en anglais en 1988, avec de nombreuses additions, probablement en réponse à la vague d’attentats arméniens de la décennie précédente, et à la sentence du « Tribunal permanent des peuples » de 1984 1. La même année, l’historien Mim Kemal Öke, universitaire et chroniqueur du quotidien Türkiye, publiait un livre au sujet plus précis, dont l’esprit s’inspirait de celui de Esat Uras 2, puisque son auteur s’y réfère ouvertement pour tout ce qui concerne la culture ou l’histoire ancienne arméniennes. De telles publications en langue anglaise ou française visent à ne pas laisser aux Arméniens le monopole de l’expression sur la question. Surtout pendant et après la période de forte activité de l’ASALA, les autorités turques tenaient à faire connaître leur point de vue, sous forme de réfutations directes 3, ou en donnant au discours officiel la forme d’ouvrages historiques.

En langue turque, nombreux sont les ouvrages qui traitent de la question arménienne ; en plus des deux auteurs déjà cités, on relève des noms connus, comme Ismet Parmaksızofilu 4 ou Kamuran Gürün 5 (auteur d’une histoire générale de la Turquie), et Altan Deliorman, collaborateur d’I. Kafesofilu et auteur de manuels scolaires 6. Cette historiographie est déjà presque traditionnelle en Turquie, toujours sous la forme d’un discours de réfutation. Une partie a été traduite en français, à la suite de la « sentence » de 1984 7. Il est à prévoir qu’elle vivra tant que la diaspora arménienne

[f° 698] exprimera sa revendication de reconnaissance du génocide. Mais, depuis une date très récente, on observe un élément nouveau dans l’utilisation de cette production historiographique, en ce qu’elle entre désormais [1993] dans les bibliographies des ouvrages scolaires. Ce mouvement n’est observable pour l’instant que dans les ouvrages de A. Deliorman, de T.E. ∑ahin et A. Kaya, et de G. Ganjuk 8. Le proche avenir dira si la tendance se confirme, mais on peut dire dès maintenant que cela va de pair avec l’apparition, dans tous les manuels de troisième année et depuis 1985, d’un paragraphe intitulé « La question arménienne » 9. Ce sont deux signes importants, à prendre soigneusement en considération dans une étude de l’historiographie turque.

Globalement, l’historiographie officielle passe du silence à une négation qui prend la forme de propos sur l’inexistence de la culture arménienne :

« D’après les spécialistes de la linguistique, la langue arménienne est un mélange de langues, par suite des influences subies : assyrien, hébreu, persan, mède, géorgien, mingrélien, nairien, scythe, grec, arabe, turc, mongol, latin et russe. Du point de vue de l’histoire politique, les Arméniens ont vécu au sein de l’empire perse de 521 à 344 av. J.C. ; de l’empire macédonien de 334 à 215 av. J.C. ; et sous les Séleucides de 334 à 190 av. J.C. De 190 av. J.C. à 220 de notre ère, l’Arménie a plusieurs fois changé de mains entre les empires romain et parthe. Après 220, l’Arménie fut gouvernée par les Sassanides jusqu’au début du Vesiècle, par les Byzantins jusqu’au VIIesiècle, et par les Arabes jusqu’au Xesiècle, où elle repassa de nouveau dans l’empire byzantin. (...) Les sources arméniennes étudiées par Uras montrent que ce qu’on appelle Arménie (what is supposed to be Armenia) s’est trouvé sous la domination de différents Etats pendant de nombreux siècles, et n’a été qu’un champ de bataille pour les plus grands Etats. Cette région a toujours été sur le chemin des envahisseurs, (...) et n’était qu’une halte lors des conquêtes ou des migrations. Dans ces conditions, il est impossible d’imaginer qu’il ait pu exister, dans cette région, une administration permanente, et particulièrement une présence arménienne sous une forme nationale, unie et puissante 10. »

 

Le point de vue de M.K. Öke est exposé de façon similaire, pour ce qui est de cette idée, dans Le problème arménien : neuf questions, neuf réponses 11 ; elle s’appuie encore sur des considérations statistiques selon lesquelles, dans aucune région, la

[f° 699] population arménienne n’atteignait la majorité 12. L’argumentaire de l’auteur utilise des procédés déjà rencontrés, comme la dissimulation du destinateur derrière des sources indéterminées faisant argument d’autorité (« D’après les spécialistes... »), puis des sources adverses faisant preuve d’impartialité (« Les sources arméniennes étudiées par Uras... ») et enfin, une irruption particulièrement voyante de la modalité appréciative : le jugement final de l’extrait cité est en effet une irruption de la subjectivité personnelle l’auteur, sous la forme de l’aveu de sa propre incapacité d’imaginer, mais érigée en critère de jugement universel par l’utilisation d’un verbe impersonnel (« il est impossible d’imaginer »).

La doctrine officielle s’expose plus longuement dans Neuf questions, neuf réponses, texte produit explicitement pour répliquer aux accusations arméniennes, et notamment aux actes terroristes 13. C’est un texte intéressant et important du point de vue de l’historiographie officielle, car il se place au sein de la production d’un discours. A l’amont, il se réfère abondamment à l’ouvrage d’Esat Uras dont il procède ; conçu un peu comme un catéchisme dans sa forme 14, il est destiné à fournir des réponses toutes prêtes à ceux qui veulent réfuter les accusations d’origine arménienne. Sans que la filiation avec les manuels scolaires puisse être directement établie, il est possible que les arguments développés dans ce texte de propagande aient servi à cette occasion, car tous les arguments du discours scolaire s’y trouvent. Publié en 1982, on en trouve l’écho dans les manuels à partir de 1985. On constate également une certaine parenté entre ce texte et l’introduction à un plaidoyer pro-turc publié par G. de Maleville en 1988 15. Cet ouvrage polémique, mais exposant un point de vue juridique intéressant, s’appuie principalement sur le livre de K. Gürün, lui-même inspiré par E. Uras. Il y a donc une grande cohésion dans le discours turc ou pro-turc et dans son argumentation.

 

1 - La « question arménienne » dans les manuels scolaires

[f° 700] Après 1980 et après que le discours arménien ait trouvé les moyens de se faire entendre, le discours scolaire turc s’inverse. Le gouvernement turc craint non seulement pour son image à l’extérieur, mais aussi redoute la revendication de restitution de biens ou de terres aux victimes du génocide. Aussi est-il nécessaire de gommer toute trace de la présence arménienne en Anatolie 16 ; aussi, les manuels scolaires ne font plus référence, sauf une exception, au passé arménien de l’Anatolie. Inversement, les Arméniens ayant pu faire entendre leur voix, la Turquie souffrant de plus en plus d’une image résolument négative 17, la population ne pouvant plus ignorer les accusations dont leur pays était l’objet, le discours officiel produit en 1982 sur la base de l’ouvrage d’Esat Uras a été introduit, à partir de 1985, dans tous les manuels scolaires, en un chapitre spécial et explicite intitulé « La question arménienne », inséré parmi les autres « problèmes » de la fin de l’empire ottoman.

Le petit chapitre en question est un exorcisme. Il donne l’impression que, suite à la période d’attentats contre les intérêts turcs dans le monde, il devenait nécessaire que l’Etat propose à sa propre population une explication crédible des actions anti-turques en Europe. Il apparaît au moment où la Turquie croit le plus en l’Europe, puisque la demande officielle d’adhésion à la CEE est déposée officiellement en avril 1987. Mais c’est en juin de la même année que le Parlement européen adoptait deux résolutions ainsi formulées :

« [Le Parlement européen] est d’avis que les événements tragiques qui se sont déroulés en 1915-1917 contre les Arméniens établis sur le territoire de l’Empire ottoman constituent un génocide au sens de la Convention de l’ONU. »

« Le Parlement (...) estime que le refus de l’actuel gouvernement turc de reconnaître le génocide commis autrefois contre le peuple arménien par le gouvernement ‘Jeunes Turcs’, sa résistance à appliquer les normes du droit international dans ses différends avec la Grèce, le maintien des troupes turques d’occupation à Chypre, ainsi que la négation du fait kurde, constituent avec l’absence d’une véritable démocratie parlementaire et le non-respect des libertés individuelles et collectives, notamment religieuses, dans ce pays, des obstacles incontournables à l’examen d’une éventuelle adhésion de la Turquie à la Communauté 18. »

 

[f° 701] Le petit chapitre-exorcisme des manuels, réplique à un refus humiliant, est construit sur la négation polémique ; l’Etat turc pense donner à tout Turc scolarisé les armes rhétoriques nécessaires et adéquates pour répondre aux accusations ou même les devancer, comme on peut parfois le constater au cours d’un séjour en Turquie. La place accordée à la question n’est pas négligeable ; dès 1985, dans le petit volume pour collèges, on trouve plus d’une page, et jusqu’à plus de trois pages dans les collections parues depuis 1991. Les exposés sur le « problème » commencent parfois par une rétrospective inspirée par le discours officiel antérieur :

« Les Arméniens, tout au long de l’histoire, n’ont jamais pu fonder un Etat indépendant. Ils ont toujours vécu sous la domination de Rome, de l’Iran, de Byzance, des Arabes, des Seldjoukides et des Ottomans. (...) [Au XIesiècle] ils étaient dispersés et passèrent sous domination turque. (...). Comme les Arméniens étaient constamment opprimés par les Byzantins, ils considérèrent les Seldjoukides comme des protecteurs. A l’époque seldjoukide comme à l’époque ottomane, les Arméniens n’ont jamais dû abandonner leur religion, ni leur langue ou leurs coutumes. [Grâce à la tolérance des Turcs], ils vivaient heureux et mêlés [içiçe] aux Turcs 19. »

 

Pourtant, la plupart des auteurs ne remontent pas ainsi le cours de l’histoire, et ne prennent pas la peine de nier l’existence d’Etats arméniens ; cependant, comme dans le récit sur les révoltes des Balkans, les auteurs adoptent toujours une structure qui met en valeur le bonheur des Arméniens vivant sous la protection turque, évoquant notamment la tolérance accordée dès la prise de Constantinople, concrétisée par la constitution d’un patriarcat. Tous les manuels soulignent le confort, ou la richesse, dans lequel vivent les Arméniens, et, d’autre part, l’estime dont les gratifient les Turcs, qui les appellent Teba-ı sadıka, « les fidèles sujets » :

« [Les Arméniens] étaient peu nombreux. Pour cette raison, ils entrèrent entièrement dans la culture turque : la presque totalité d’entre eux ne connaissaient pas d’autre langue que le turc ; ils avaient assimilé les coutumes turques, le folklore turc, la musique turque. »

« Ils vivaient depuis des siècles dans la paix et le bien-être. Ce sont eux qui, parmi les autres peuples non musulmans, avaient le mieux assimilé la culture turque 20. »

 

[f° 702] Il s’agit, dans les deux sens de l’expression, d’un peuple sans histoire, d’une fusion au sein de laquelle les Arméniens sont heureux, du fait de leur situation politique, économique, et de la tolérance dont ils bénéficient, comme tous les peuples non musulmans. Le discours est, presque mot pour mot, semblable à celui qui concerne la situation des Grecs et des Serbes de l’empire. Situation plus ou moins reconnue par des historiens pro-arméniens :

« Contrairement à une idée largement répandue chez les Arméniens d’aujourd’hui - y compris parmi les élites -, l’empire ottoman, jusqu’au début, sinon jusqu’au milieu du XIXesiècle, (...) reste un empire relativement tolérant 21. »

 

Les positions importantes occupées par les Arméniens sont signalées, comme l’a été le rôle des Grecs dans la hiérarchie ottomane. L’exposé entre ensuite dans un deuxième temps, souvent marqué par un « mais » (ancak), une conjonction marquant l’opposition ; comme il est incompréhensible qu’un peuple heureux se révolte, la source des ennuis se trouve à l’extérieur : la communauté arménienne est un pion dans le jeu des puissances, elle est abusée par des idées venant d’Europe, particulièrement de la Révolution française, dont les principes sont véhiculés surtout par de jeunes émigrés qui n’ont qu’une idée approximative de la situation dans l’empire ottoman. Tel qu’il est détaillé dans les manuels, ce schéma d’explication est conforme, en gros, à la réalité.

La suite des événements est exposée sous des formes bien connues. Les thèses turques présentent une révolte, ou même une agression arménienne visant au massacre de Turcs ; les manuels évoquent les dizaines de milliers de Turcs assassinés à Sassoun (Sason) 22, à Adana (1909), puis lors de l’avancée russe en 1915. L’iconographie, sur le sujet, est rare ; lorsqu’elle existe, elle induit, elle aussi, l’idée d’une agression arménienne et de massacres de Turcs ; on trouve, par exemple, une photo du marché de Kars incendié par les Arméniens 23, une autre d’un « groupe faisant partie d’une bande arménienne qui perpétrait des massacres en Anatolie orientale 24. » Quant au drame de 1915, il est présenté comme un ensemble de mesures de défense des Turcs contre un danger arménien. Selon les manuels, ce furent des mesures sévères, certes, mais normales en temps de guerre. Pour le discours turc ou pro-turc, il a fallu « évacuer 25 » les Arméniens qui, comme les

[f° 703] Turcs qui les accompagnaient, ont souffert, au cours du voyage, de la faim, du climat, des attaques de brigands, etc.

Il y a cependant des nuances entre les auteurs ; certains emploient le mot « génocide » (soykırım), pour le réfuter aussitôt :

« Au cours de l’évacuation [mecburi göç], (...) il n’y a jamais eu, à l’encontre du peuple arménien, de génocide [soykırım], même pas sous forme de menace ou de moyen de pression 26. »

« Pendant l’évacuation [göç], la dureté du climat, les épidémies, les attaques de bandes de brigands détrousseurs, tout cela fit des morts parmi les Arméniens. C’est cela qui leur a fait prétendre qu’ils avaient subi un ‘génocide’. Mais pendant ce temps, les Turcs qui perdirent la vie pour les mêmes raisons furent beaucoup plus nombreux que les Arméniens. La loi d’évacuation [tehcir kanunu] était destinée à assurer la sécurité des civils turcs sans défense, et celle d’une armée en temps de guerre. D’ailleurs, les Arméniens qui ne vivaient pas à proximité du front sont restés chez eux 27. »

 

A l’opposé, certains ouvrages choisissent la forme la plus elliptique qui soit, par exemple :

« L’Etat ottoman envoya les Arméniens des régions frontières dans des provinces éloignées du front, parce qu’ils complotaient contre l’Etat et organisaient des attaques avec les bandes qu’ils avaient formées 28. »

 

Il arrive aussi que le raisonnement par l’absurde soit utilisé ; dans l’exemple d’énoncé qui suit, la désignation du sujet balance entre « les Turcs », désignés comme s’ils étaient extérieurs, et un « nous » qui, à la fin du texte, associe le lecteur à l’auteur, le propulse dans le passé et l’oblige à admettre la nécessité de « se protéger » :

[f° 704]

« Si les Turcs avaient voulu tuer les Arméniens, ils l’auraient fait à l’époque où ils étaient puissants. Par exemple, lorsque Soliman le Magnifique avançait en Europe, il ne trouvait aucune force à s’opposer contre lui. Quand, à la suite des intrigues des Occidentaux, les Arméniens commencèrent à tuer les Turcs, nous avons bien été obligés de nous protéger 29. »

 

Ce « nous » annonce un exposé des faits qui globalise les acteurs ; l’exposé n’est plus historique, il tend à ne plus raconter un événement du passé, considéré à presque quatre-vingts ans de distance, mais un événement présent auquel le lecteur est associé. C’est le sens aussi de l’emploi du possessif lorsqu’est évoqué, par les mêmes auteurs, le projet d’Etat arménien « sur une partie de nos terres » prévu par le traité de Sèvres 30. La globalisation se fait aussi par l’assimilation des protagonistes à un camp chrétien et un camp musulman, particulièrement dans l’exemple suivant :

« Pendant la guerre de libération, les événements sanglants provoqués par les Arméniens dans la région de Kars provoquèrent une intervention de l’armée turque, qui protégea le peuple musulman d’un massacre par les bandes arméniennes 31. »

 

Une telle formulation de « peuple musulman » (müslüman halk) est très rare et renvoie automatiquement les Arméniens à leur religion chrétienne ; leur assimilation à l’Occident, dans l’exemple qui précède, montre que l’événement est perçu comme un affrontement entre deux religions, entre l’Occident et une Turquie qui ne se définit cependant jamais comme l’Orient, mais l’admet implicitement en même temps qu’elle se définit comme « porte-drapeau de l’islam ». Pour expliquer l’absence actuelle d’Arméniens dans l’Anatolie orientale, certains auteurs évoquent le départ massif de ceux-ci vers l’Arménie soviétique, après le retrait des troupes russes 32.

 

L’argumentation utilisée ne s’écarte pas du discours d’Etat produit depuis 1982. Certes, les manigances russes et anglaises ont bien eu lieu, ainsi que la propagande des missionnaires. Il n’est pas douteux que les Arméniens aient commis des exactions, ni que la déportation ait fait de très nombreuses victimes par suite des épidémies, privations ou du brigandage. Mais on retrouve à propos des Arméniens les procédés discursifs

[f° 705] classiques, rencontrés à de multiples occasions ; simplement, ils sont plus voyants, car déjà abondamment soulignés et dénoncés par les intellectuels arméniens de la diaspora, et parce qu’ils concernent l’événement le plus dramatique de l’histoire turque, un événement proprement indissimulable. La seule véritable nouveauté vient de ce que cette argumentation a désormais sa place dans les manuels scolaires ; elle est suffisamment développée et mise en valeur par des titres et sous-titres pour ne pas passer inaperçue. Il y a donc une intention de l’Etat turc de mettre à la disposition de tous les arguments préparés et testés depuis vingt ans dans d’autres media non scolaires. En fin de compte, l’idée qui prévaut est que la question arménienne est imaginaire :

« Ainsi, du milieu du XIXesiècle au début du XXe, les Arméniens, trompés par les intrigues de quelques Etats européens, se sont persuadés de l’existence d’une questionarménienne, et, trahissant leur patrie et leur Etat, se sont mis en mouvement, abandonnant les générations à venir d’Arméniens au doute et à l’opprobre, entraînant ainsi leurs compatriotes Arméniens irréprochables [temiz] et bien intentionnés dans de grands malheurs. En réalité, tous les Arméniens n’ont pas été fascinés par ces défaitistes [bozguncu], par des personnes et des Etats aux mauvais desseins ; ceux qui se considèrent comme citoyens turcssont assez nombreux [az defiildir]. Parmi eux, il s’en trouvent qui ont réalisé de grandes œuvres et ont rendu de grands services à la culture turque, à l’art et à la littérature, particulièrement dans le domaine du théâtre et de la musique 33. »

 

2 - Conclusion

 

Le fait arménien dans le récit historique turc renvoie à tous les problèmes historiques, historiographiques et politiques induits par les massacres massifs de 1915 et la controverse sur le génocide. Du point de vue de la seule historiographie institutionnelle, l’évolution du discours sur les Arméniens est un bel exemple du fait que le récit des manuels scolaires, comme le dit Marc Ferro, est en prise sur l’histoire en train de se faire 34.

Mais c’est en le comparant au reste du discours historique scolaire turc que ces chapitres apparaissent particuliers. Dans la plupart des cas, on a constaté que l’idéologie se manifeste par une irruption du présent dans le récit du passé, le procédé le plus clair étant l’insertion de références à Mustafa Kemal. Dans le cas présent, l’irruption du présent existe, mais elle est complexe, car c’est la présence du récit elle-même qui est signe de la gravité de la controverse actuelle. L’exposé de la « question arménienne » ne se

[f° 706] fait que parce que le débat a été tellement ample et visible que l’Etat turc s’est trouvé acculé à fournir à ses ressortissants une explication. Même dépourvu de modalités appréciatives ou de référence explicite ou implicite à l’actualité, les chapitres sur la « question arménienne » constituent en eux-mêmes, dans le contexte scolaire turc, une intrusion du présent dans le récit du passé.

Cependant, la modalité appréciative existe ; on pourrait même soutenir que tout le récit de « l’évacuation » en est empreint, par l’emploi, quelquefois, d’une négation polémique qui accompagne le mot « génocide » 35 ; ou de façon implicite, par la construction même du récit, où l’événement est présenté comme une mesure de précaution, où les atrocités commises par les Arméniens, le nombre des victimes turques au cours de « l’évacuation » sont mis en balance avec les victimes arméniennes : ici, les modalités appréciatives sont l’ensemble des éléments du récit qui tendent à relativiser le sort des Arméniens.

 

L’autre différence avec le reste du discours est que, dans le cas de cette affaire, il n’y a aucun rejet du passé ottoman. Bien au contraire, par l’emploi notamment de possessifs, les lecteurs sont projetés dans le passé et doivent s’identifier avec l’Etat ottoman de l’époque. Les faits sont examinés du point de vue des dirigeants de l’époque, sans la moindre remise en question, alors que l’empire ottoman est par ailleurs critiqué pour son incapacité à conserver les Balkans. La Turquie actuelle est donc invitée à assumer la politique de 1915. Cela confirme l’absence de véritable rupture entre les Jeunes Turcs et le kémalisme, et la vision des rapports turco-arméniens est consensuelle, à gauche comme à droite 36.

Ici comme dans les pages concernant les Arabes, l’historiographie a un caractère ottoman marqué ; en effet, les ethnies non turques sont intégrées dans la société ottomane par le silence même qui les entoure. Elles n’apparaissent dans le discours que lorsqu’il y a confrontation. L’absence de référence aux Arabes, aux Arméniens, etc., est un silence intégrateur et non négateur, un silence qui signifie précisément que les peuples de l’empire n’avaient pas d’histoire propre, parce que tous étaient fondus dans l’identité ottomane. C’est le même procédé qui prévaut toujours à propos des Kurdes dans la Turquie républicaine. A propos des peuples non turcs de l’empire, les auteurs emploient un « nous » qui englobe tous les ottomans, et ne disent « eux » que lorsqu’ils se dressent contre les Turcs, avant leur intégration, ou lors de leur révolte.

 

[f° 707]

Ce travail n’est pas destiné à servir un camp ou l’autre ; notre propos est de montrer où et comment le discours sur l’Arménie vient s’inscrire dans le discours scolaire, d’en expliquer l’apparition ou la disparition, et d’en étudier l’origine, la logique et les formes. L’intérêt n’est pas tant dans le discours lui-même (qui est le seul discours officiel turc bien connu à l’étranger) que dans le fait qu’il répond à une offensive, à la fois morale, historiographique et armée, de la mémoire arménienne. L’apparition de chapitres ad hoc dans les manuels scolaires est une conséquence directe, et peut-être inattendue, des attentats perpétrés par l’ASALA, et par la reconnaissance du génocide par l’Assemblée de Strasbourg en 1987. Le sursaut arménien a certes été efficace pour éveiller la conscience occidentale, mais a eu un effet négatif sur le système étatique turc, dont le discours s’est, au contraire, raidi par rapport à ce qu’on pouvait trouver jusqu’en 1976.

Il existait depuis quarante ans un discours turc sur la « question arménienne », exposé dans la première édition (1953) du livre d’Esat Uras. Le sursaut arménien, depuis 1974, lui a permis de sortir de Turquie, de s’amplifier ; il a été repris par d’autres auteurs comme K. Gürün ou M.K. Öke, ou servi de base à des opuscules de propagande comme Neuf questions, neuf réponses, avant d’être adopté par des auteurs étrangers comme G. de Maleville. Grâce aux manuels scolaires, l’essentiel de ce discours bénéficie d’une audience maximale ; la question arménienne, auparavant plus ou moins ignorée de la population, est devenue connue, mais sous une forme préalablement mise au point par l’Etat turc. Tout laisse penser qu’elle sera adoptée par la grande majorité d’une population qui, dans toutes ses couches, est extrêmement sensible à l’image de la Turquie à l’étranger, car elle a justement été très sensibilisée aux incessantes opérations de dénigrement de la Turquie ou de la culture turque au cours du déclin ottoman 37.

L’un des meilleurs signes de l’imprégnation de la population par les thèses turques est le discours tenu par beaucoup d’intellectuels libéraux, qui, littéralement, ne perçoivent plus la composante arménienne de l’histoire de l’Anatolie. C’était déjà le cas des écrivains « anatolistes » comme Halikarnas Balıkçısı ou S. Eyubofilu, dont le texte reproduit plus haut, dans lequel il se montre si soucieux de recueillir l’héritage des cultures anatoliennes, occulte entièrement le passé arménien. La même lacune existe chez des auteurs de gauche comme B. Kocadafi et C. ∑ener, et jusque chez YaÒar Kemal, qui, dans ses entretiens avec Alain Bosquet, présente ainsi sa région d’origine, la Cilicie (Çukurova), cadre d’un royaume arménien médiéval et parsemée de témoins de cette présence :

[f° 708]

« La région est un des hauts lieux de l’Antiquité : Tarse, qui vit naître saint Paul, se trouve ici, où la plaine de Cilicie rejoint la Méditerranée. Cicéron était préfet de Cilicie. Le célèbre Dioscoride, le plus grand médecin de son temps, est natif d’une ville de Cilicie, Anazarba. Il en reste un château fort, aujourd’hui en ruines (...). Toute cette rocaille est trouée de nécropoles romaines. (...) Vous pouvez gratter n’importe où, à un mètre sous terre, il émergera toujours une mosaïque byzantine. L’ensemble voisine avec des bas-reliefs hittites sculptés également dans la roche 38. »

 

Pourtant, Anazarbus (Anazarba), avec sa forteresse Anavarza, fut faite capitale d’un royaume arménien par Thoros Ier, en 1100, et resta ville arménienne jusque 1375, malgré les assauts byzantins et seldjoukides. Le château dont parle YaÒar Kemal renferme encore les ruines de la chapelle funéraire des rois d’Arménie. Cet exemple, qu’il faut confronter avec les ouvrages de Claude Mutafian ou de R. Kévorkian 39 pour prendre conscience de l’opposition radicale des points de vue, montre que, de part et d’autre, Turcs et Arméniens, même intellectuels, ont une version opposée non seulement sur l’histoire, mais sur le paysage anatolien, où ils ne voient pas la même chose.

L’établissement d’une vérité historique ne pourra surgir que du patient travail d’un archéologue, au sens que Michel Foucault donnait à ce mot 40, un archéologue qui ne serait ni turc, ni arménien, mais qui maîtriserait parfaitement les langues des deux communautés.

 

1 Voir « Chronology of Armenians Terrorist Attacks, 1973-1985 », in E. Uras, o.c., pp. 183-216. Tribunal Permanent des Peuples, Le crime de silence. Le génocide des Arméniens, Paris, 1984.

2 M.K. Öke, The Armenian Question. 1914-1923, Oxford, 1988.

3 [Institut de Politique étrangère d’Ankara], Le problème arménien : neuf questions, neuf réponses, Ankara, 1982, reproduit dans Tribunal permanent des peuples, Le crime de silence..., pp. 203-252. Ce texte sera désormais désigné par Neuf questions.... Les références renvoient à l’édition Flammarion de 1984.

4 Ismet Parmaksızoglu, Ermeni Komitelerinin |htilâl Hareketleri ve Besledikleri Emeller, Ankara, 1981.

5 K. Gürün, Ermeni Dosyası, Ankara, 1983.

6 A. Deliorman, Türklere KarÒı Ermeni Komitecileri, Istanbul, 3eéd., 1980. Autres ouvrages cités par les auteurs de manuels : ∑. Orel, S. Yuca, Ermenilerce Talat paÒa’ya Atfedilen Telegrafların |ç Yüzü, Ankara, 1983; A.H. Saral, Ermeni Meselesi.

7 K. Gürün, Le Dossier arménien, Paris, Triangle, 1984; S. Orel, S. Yuca, Les Télégrammes de Talaat Pacha, Paris, Triangle, 1986.

8 Deliorman, Lise II, 1993, pp. 249-252; Sahin-Kaya, Osmanlı Tarihi I, 1993, p. 231 ; Ganjuk, Lise II, 1993, pp. 230-231.

9 Ermeni meselesi, Ermeni sorunu, puis Dagılma hareketleri sırasında yaratılan Ermeni sorunu. Parmi les manuels postérieurs à 1985, il en reste toutefois un qui ne comporte pas un tel paragraphe, le volume de la collection Oktay, Lise II, 1989; rappelons que sa conception est très antérieure à cette date.

10 M.K. Öke, The Armenian Question..., 1988, p. 78. L’auteur cite des passages de l’ouvrage de E. Uras, The Armenians in History..., 1988, pp. 86-89 et 110.

11 Neuf questions... p. 207. Dans le même esprit, voit G. de Maleville, La tragédie arménienne de 1915, Paris, 1988, pp. 25-31.

12 L’auteur cite les exemples des vilayet de Bitlis (30 % d’Arméniens) et de Van (26 %). Voir Neuf questions..., pp. 230-231. Le point de vue arménien sur la question démographique, qui est un enjeu décisif dans le débat, est exposé dans R.H. Kévorkian, P.B. Paboudjian, Les Arméniens dans l’Empire ottoman à la veille du génocide, 1992, pp. 53-61. Il faut observer que des auteurs pro-Arméniens ne contestent pas la situation minoritaire des Arméniens dans les vilayet de l’est. Au contraire, ils l’évoquent pour dénoncer l’établissement, dans ces provinces, de nomades kurdes et Circassiens ; cf.. G. Chaliand, « Le temps des assassins », texte de présentation du récit de A. Chiragian, La Dette de sang, Bruxelles, 1984, p. 23.

13 Neuf questions..., pp. 203-204.

14 C’est une forme d’organisation du discours prisée par la littérature de propagande. La même année, le discours turc a produit 101 Soruda Türkler’in Kürt Boyu [Les Kurdes, une tribu turque, en 101 questions] (S.K. Seferofilu, H.K.Türközü, Ankara, 1982).

15 G. de Maleville, o.c.

16 Cette entreprise est partiellement réalisée dans le paysage anatolien, par la destruction de nombreux monuments arméniens ; cf. D. Kouymjian, « Destruction des monuments historiques arméniens comme poursuite de la politique turque de génocide », in Tribunal permanent des peuples, Le Crime de silence. Le génocide des Arméniens, Paris, Flammarion, 1984, pp. 295-312, photographies.

17 Il faut ajouter à cela l’effet très négatif produit par le film Midnight Express. Cf. J. Goytisolo, « Istanbul », Les Temps Modernes, 456-457, 1984, pp. 335-336.

18 Parlement européen. Comptes rendus des débats du 18 juin 1987, résolutions i2 et i4, citées par G. de Maleville, o.c., pp. 134 et 135.

19 Aksit, Ortaokul II, 1985, pp. 134-135.

20 Sümer et al., Lise II, 1993, p. 212, et Deliorman, Lise II, 1993, p. 194.

21 G. Chaliand, article cité, p. 443.

22 Ville à forte population arménienne à l’ouest du lac de Van, à ne pas confondre avec Samsun, sur la côte de la mer Noire.

23 Miroglu-Halaçoglu, Lise III, 1990, p. 166.

24 Yıldız et al., Lise III, 1991, p. 181.

25 Le mot en usage dans le discours turc est göç, qui peut s’employer pour toute migration, ou tehcir, mot ottoman employé au moment des faits, traduit en turc moderne par göç ettirme (cf. Türkçe Sözlük du TDK), « action de faire migrer ». Il n’a pas de connotation dramatique, contrairement au mot français “déportation”. Il est parfois accompagné de l’adjectif mecburi, « forcé ». Mais, plutôt que de traduire mecburi göç ou tehcir par « déportation », nous avons préféré « évacuation », employé en France en 1939-1940 pour les villages alsaciens et mosellans situés entre les lignes ennemies. Il correspond mieux, dans le discours turc, à la volonté de dédramatiser cette mesure. L’emploi de ce mot, dans les traductions, n’est pas une prise de position de notre part. La comparaison entre ce qui s’est passé en 1915 et l’ »évacuation » française est faite par Georges de Maleville, qui plaide pour les Turcs dans son ouvrage.

26 Aksit, Ortaokul II, 1985, p. 135.

27 Sümer et al., Lise II, 1993,p. 214. Dans cette dernière phrase, l’auteur s’avance trop loin, puisque seuls les Arméniens d’Istanbul et d’Izmir furent épargnés.

28 Yıldız et al., Lise III, 1991, p. 182. Notons que le mot pour “bande” (çete) est le même qu’emploient les Arméniens et pro-arméniens pour désigner leurs agresseurs turcs. Les uns et les autres se renvoient leurs épithètes.

29 Sümer et al., Lise II, 1993, p. 215.

30 Sümer et al., Lise II, 1993, p. 214.

31 Yıldız et al., Lise III, 1991, p. 182. De tels événements sont avérés : “En 1918 en effet, sur le front du Caucase abandonné par les troupes russes, il est exact que les troupes arméniennes assoiffées de vengeance ont liquidé des dizaines de villages turcs azéris.” (G. Chaliand, article cité, p. 446).

32 Köymen et al., Lise III, 1990, p. 151.

33 Ugurlu-Balcı, Lise III, 1992, p. 229; les mots en gras le sont dans le texte.

34 Marc Ferro, L’Histoire sous surveillance, 1985, pp. 36-37.

35 Sümer et al., Lise II, 1993, p. 214.

36 Cf. T. Celal, « Regards turcs sur la question arménienne », Les Temps Modernes, XLIII, 504-506, 1988, pp. 70-77.

37 Cf. S. Yerasimos, “Quel bonheur de se nommer turc”, in Les Turcs, Paris, Autrement, 1994, pp. 16-54.

38 Y. Kemal, Entretiens avec Alain Bosquet, Paris, 1992, p. 8.

39 C. Mutafian, Le Royaume arménien de Cilicie. XIIe-XIVesiècle, Paris, 1993; R. Kévorkian, P. Paboudjian, Les Arméniens dans l’Empire ottoman à la veille du génocide, Paris, 1992, p. 292.

40 Dans L’archéologie du savoir, 1969.

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