M’étant précédemment consacré à l’étude de l’enseignement de l’histoire en Turquie, je voudrais m’appuyer sur ce travail, ainsi que sur mon expérience personnelle d’enseignant, pour évaluer la relation entre l’enseignement et le changement social. Nous avons ici un cas de réforme de l’enseignement – et l’imposition d’une nouvelle vision du monde – qui succède à un changement de régime politique : c’est un processus fréquent et facile à observer. Mais à son tour un renouveau du contenu de l’enseignement peut-il, à lui seul, changer la société ?
L’époque au cours de laquelle les premiers manuels scolaires d’histoire kémalistes ont été conçus, rédigés et mis en service correspond à la dernière phase du processus de construction nationale en Turquie. C’est pourquoi, pour commencer, j’estime utile de me référer au théoricien d’un autre processus de nation-building.
Fichte, l’école et la nation
Dans ses Discours à la nation allemande (Reden an die deutsche Nation), Johan Gottlieb Fichte a accordé une grande place à l’éducation ; le second de ces Discours est même entièrement consacré à cette question. Fichte y décrit en ces termes la relation qui devrait exister, selon lui, entre la création d’un État-nation et l’éducation : « Le moyen proposé consiste à donner aux Allemands une éducation nationale, une éducation nouvelle, comme il n’en a jamais et nulle part existé de pareille. (Das angegebene Mittel war eine durchaus neue und vorher noch nie also bei irgend einer Nation dagewesene Nationalerziehung der Deutschen) 1. » Selon le philosophe, pour préparer l’enfant à devenir un citoyen, l’enseignement ne doit pas seulement transmettre un savoir, mais aussi des « images », c’est-à-dire ce que nous désignerions aujourd’hui comme des représentations : « un pouvoir de créer spontanément des images, qui ne seront pas de simples copies de la réalité (blosse Nachbilder), mais peuvent déterminer la réalité et devenir le point de départ (Vorbilder) de la formation de la race par le moyen de la nouvelle éducation (Jenes Vermögen, Bilder, die keinesweges blosse Nachbilder der Wirklichkeit seyen, sondern die da fähig sind, Vorbilder derselben zu werden, selbstthätig zu entwerfen, wäre das erste, wovon die Bildung des Geschlechtes durch die neue Erziehung ausgehen müsste.) »
Ainsi l’éducation est-elle placée au centre du processus de nation building, et c’est à elle que revient la tâche de former ce que Benedict Anderson a appelé la communauté imaginée (imagined community), en fournissant aux citoyens des références communes, des images et représentations communes, des héros et des mythes communs, notamment par le biais de l’enseignement de l’histoire, de la géographie et de la littérature. Il s’agit de la création du savoir partagé, en d’autres termes de tout ce qui fait qu’un citoyen ressent l’existence d’un fonds commun qu’il partage avec tout concitoyen, même inconnu de lui 2.
Mais le savoir, la connaissance, ne suffisent pas : les représentants de la nation que sont dans une certaine mesure les instituteurs doivent créer une relation émotionnelle, affective, entre les enfants et futurs citoyens d’une part, et le passé et ses héros d’autre part. En accord avec Jean-Jacques Rousseau qui, avant lui, voulait que l’enseignement de l’histoire touche à la fois l’esprit, la mémoire et le cœur de chaque élève, Fichte insiste sur l’importance des sentiments, de l’émotion, de l’amour même, qui doivent imprégner le cursus éducatif : « L’homme ne peut vouloir que ce qu’il aime (Der Mensch kann nur dasjenige wollen, was er liebt) 3 », avant de conclure ce second Discours en souhaitant que l’élève soit empreint « d’un amour passionné pour le nouvel ordre des choses », c’est-à-dire pour la nation (eine brennende Liebe für eine solche Ordung der Dinge). C’est à cette condition que l’enfant devenu citoyen pourra ressentir ce que Fichte appelle joliment « la brise vivifiante de l’autre monde, le souffle chaud de l’amour prodigué par la nation (die belebenden Lüfte der andern Welt - die warme Liebeshauche der Nation) ».
Aussi, comme le suggèrent aussi bien Fichte que Rousseau, le rôle de l’enseignant n’est pas tant de transmettre des connaissances historiques que de créer un rapport affectif entre l’enfant et le passé de la nation, entre l’enfant et les « images », les Vorbilder qui doivent « déterminer la réalité ». Évidemment, cela conduit le plus souvent à la formation d’une mémoire collective falsifiée et trompeuse, mensongère même, mais la falsification et autres procédés importent peu au regard des objectifs du nationalisme. Le plus important est en effet l’existence du savoir standard, partagé et aimé par l’ensemble de la population de la nation ; la compréhension intellectuelle de ce savoir est, en l’occurrence, accessoire.
Dans l’optique nationaliste, le rôle central de l’histoire est la légitimation du présent, au moyen d’un récit téléologique et linéaire qui mène du passé le plus ancien jusqu’au présent, de manière à enraciner profondément la nation, qui doit paraître éternelle, et le régime politique. En outre, le passé est idéalisé de telle sorte que les héros bien-aimés de l’histoire semblent annoncer le présent ; si possible, les héros du passé et ceux du présent doivent bénéficier du même éclairage, et avoir les mêmes caractères.
Enfin, le récit doit passer sous silence ce qui n’est pas conforme avec la version idéalisée des événements, l’image idéalisée des héros et tout ce qui risquerait de briser le consensus recherché : dans tout pays, les « blancs » du récit sont signifiants, et, si l’on veut comprendre les bases sur lesquelles repose ce consensus, ils doivent être repérés et analysés avec la même finesse que le discours.
En bref, un tel récit devient un mythe historique. Si, à proprement parler, un mythe n’est qu’un récit fabuleux, le mythe historique, qui repose sur des faits réels ou au moins plausibles mais idéalisés, contribue aussi bien qu’un vrai mythe à la cohésion du groupe (la nation), il mobilise des forces, éclaire le mystère des origines, et aide le groupe à vivre. En tant que représentation collective, il est saturé de valeur affective et d’idéologie ; c’est même ce qui le caractérise et le fait différer d’un récit historique scientifique, en même temps que sa structure même, souvent téléologique. Comme un vrai mythe, le mythe historique est constitué de « perfections fictives » ; il a valeur d’exemple et fournit des modèles à imiter.
La « thèse turque d’histoire » : à nouvelle société, nouveau passé
Très tôt, Mustafa Kemal avait présenté dans son fameux Nutuk (1927) une version officielle et presque sacrée de ce qui est advenu en Turquie entre 1919 et 1923. Ce texte a servi de base aux manuels scolaires d’histoire contemporaine qui, en Turquie, sont entièrement consacrés à la vie et à l’œuvre d’Atatürk (Atatürkçülük).
Puis, il a fallu adapter la représentation du passé ancien aux exigences du présent. Plusieurs options étaient possibles, car un récit historique « national » résulte toujours d’un choix parmi les événements du passé. En « Turquie » ottomane, jusqu’en 1910, on enseignait essentiellement l’histoire de l’islam ; puis, à cette date, les programmes ont été réformés dans un sens très européen. De sorte que vers 1930, la conception de l’enseignement de l’histoire était à un carrefour.
Il était possible de poursuivre l’enseignement de l’histoire européenne, mais en développant l’histoire de l’Anatolie et des Balkans, puis l’histoire récente de la Turquie ; on pouvait présenter le nouveau régime et la nouvelle définition territoriale de la nation comme le résultat de l’histoire européenne, par le développement et la diffusion des mouvements nationalistes et des Etats-nations, des idées laïques, des régimes parlementaires et républicains. Si l’on ressentait le besoin d’un passé héroïque, la bataille des Dardanelles, le soulèvement kémaliste, la victoire sur les Grecs, les succès politiques de Mustafa Kemal pouvaient largement y suffire. Les ancêtres requis pouvaient être recherchés dans l’histoire du nationalisme turc. Des héros et des exploits étaient disponibles pour un récit glorieux, et la Turquie aurait pu être le premier État musulman moderne adoptant et assumant un récit historique national à caractère européen.
Mais le pouvoir kémaliste a fait un autre choix. Un récit fortement turquiste avait été construit par le nationalisme turc dès la fin du XIXesiècle, et l’essentiel en avait été adopté par Mustafa Kemal en personne en 1931. Connu sous le nom de « thèse turque d’histoire » (Türk Tarih Tezi »), c’est un magnifique exemple de détournement de l’histoire et de son enseignement dans un but de légitimation d’un changement politique, et de tentative de façonnement d’une société selon les vues du pouvoir 4. Le kémalisme a préféré rechercher ses racines ailleurs qu’en Europe, pour rejeter plus clairement les ennemis occidentaux qui s’étaient acharnés sur la Turquie depuis le XIXe siècle. Bien que Mustafa Kemal eût en principe adopté des valeurs européennes et occidentales, on considéra par tactique politique qu’elles n’étaient pas présentables sous cette forme aux populations musulmanes qui avaient soutenu le combat des républicains contre les gavur (infidèles) grecs. En outre, il fut jugé nécessaire de couper court à toute revendication irrédentiste grecque ou arménienne sur l’Anatolie. Les kémalistes cherchèrent donc à la nation turque une origine anatolienne antérieure à l’histoire hellénique, qu’ils pensèrent trouver dans la civilisation hittite résultant elle-même de la migration, au VIIemillénaire, des Turcs d’Asie centrale. La voie était ouverte à la construction d’un mythe.
Il faut préciser qu’à l’époque d’Atatürk, le caractère mythique du récit était limité à l’histoire ancienne. Ce n’est qu’ensuite (1970-1985) que l’idéalisation et le caractère téléologique ont été étendus à l’histoire médiévale. En étant attentif à certains marqueurs linguistiques, on observe qu’Atatürk est présenté comme ayant été « annoncé » par des héros médiévaux comme Bilge Kaghan ou le sultan Alparslan 5. Les réformes d’Atatürk sont censées être enracinées dans la culture centre-asiatique turque – et non dans la culture politique européenne. Face à l’Occident, la Turquie n’avait plus besoin de se proclamer européenne puisque l’Europe moderne est présentée comme étant d’origine turque. En d’autres termes, il ne s’agissait plus de dire à l’Europe « nous sommes de votre monde », mais « vous êtes de notre monde ».
Cette vision du passé, asiatique, mythique mais laïque, a reçu ensuite une coloration nettement musulmane : l’islam turc, supposé plus tolérant envers les autres religions et plus ouvert à l’esprit laïque, est considéré comme le résultat des caractères authentiquement turcs de la culture centre-asiatique ancienne.
Le récit historique, ainsi, est une chaîne d’événements sacralisés menant directement et simultanément à l’islam et à Atatürk. En conséquence, la mort d’Atatürk est en quelque sorte la fin de l’histoire ; d’ailleurs, les événements postérieurs à 1938 sont très peu enseignés. Tout ceci caractérise le mythe historique : le récit conçu dans les années trente était censé éclairer le mystère des origines, fournir aux Turcs une longue et noble généalogie. Il devait agir comme une boussole et légitimer le régime par l’enracinement, rassurer les citoyens turcs sur leur droit de vivre là où ils vivent et sur leur humanité et leur culture, qui avaient souvent été niées par l’Occident. Il devait restaurer la fierté grâce à l’histoire d’un « miracle turc » qui mettait au défi le « miracle grec » et ses admirateurs occidentaux.
En somme, une importante réforme de l’éducation découlait d’un changement politique et social très profond. Mais le nouveau récit historique était-il en mesure, à l’inverse, de changer la société et ses citoyens ?
L’école est-elle efficace ?
Je dois admettre que le récit qui prévaut dans les écoles en Turquie, resté relativement stable depuis les années trente, est une très belle histoire, apte à faire rêver les enfants, qui peuvent s’identifier avec les héros Bilge kaghan ou Alparslan : des hommes intelligents, courageux, magnanimes… et surtout victorieux. En tant qu’ancien enseignant, je sais bien pourtant que les effets d’un programme scolaire ne sont jamais définitifs ni même prévisibles. Même si cela paraît un peu provocateur, je dirais même que le contenu de notre enseignement n’a pas une importance décisive sur la formation des jeunes. Inversement, on constate longtemps plus tard, lorsque l’élève est devenu adulte, que ce qui reste en mémoire est très souvent imprévu. A mon avis, nous ne devons pas surestimer le rôle de l’école dans la constitution du bagage intellectuel de l’individu. Le plus important, je pense, est la manière d’enseigner. Je veux croire que, le plus souvent, l’être humain est suffisamment fort pour trouver son chemin, apprendre beaucoup par lui-même, aussi bien pendant la scolarité que par la suite, pour peu que le système éducatif ait appris à apprendre.
A fortiori, il est difficile de mesurer l’impact d’un enseignement sur une société. Certes, l’éducation est très probablement l’un des facteurs de la force du nationalisme en Turquie. Emre Kongar y voit même l’une des sources de la violence politique des années 1970 : l’enseignement turc aurait produit « des jeunes sots, déséquilibrés, dogmatiques, prêts à tuer et à se faire tuer pour la patrie – cahil, dengesiz, vatanı için ölmeye ve öldürmeye hazır, dogmatik kafalı gençler » 6. Mais en France aussi nous avons connu des mouvements fascistes et des périodes de violence politique ; notre république a fait régner une violence insensée dans les colonies, alors que son enseignement était basé sur les valeurs « humanistes » de la culture gréco-latine, et que la religion dominante, le catholicisme, prônait l’amour du prochain…
Tout près de la Turquie, nous disposons d’un exemple très frappant de l’efficacité limitée du système éducatif. Dans les écoles chypriotes turques, les manuels scolaires, les enseignants et les programmes viennent de Turquie depuis les années trente. Trois générations de Chypriotes turcs ont appris l’histoire exactement comme les Turcs continentaux. En outre, les idées de taksim et le dogme nationaliste turc (Türkçülük) ont été transmis directement par l’école. Comme l’écrivait Kutlu Adalı en 1960 : « Qui dit instituteur dit nationaliste - Ögretmen demek ülkücü demektir 7. »
Mais pendant la période des enquêtes que nous avons effectuées parmi les Chypriotes turcs (1995-2004), nous avons observé un rejet net des Anatoliens établis à Chypre ; une aversion largement partagée pour l’armée turque, pour la politique d’Ankara, et au contraire, une attirance pour le biculturalisme 8. Le nationalisme turc, et les organisations nationalistes, qui pourtant sont protégées par le pouvoir, n’ont pas pu empêcher d’énormes manifestations pour l’unité de l’île en 2000. En 2004, ils n’ont pas pu dissuader les Chypriotes turcs d’approuver le plan d’unification.
C’est que, pour être efficace, un discours doit être diffusé par plusieurs médias convergents ; la répétition des éléments d’un discours en écho dans plusieurs médias lui donne un effet de véracité. C’est bien ce qui a prévalu dans la partie grecque de l’île, où l’école (très imprégnée de nationalisme), la très puissante Eglise orthodoxe (tout autant nationaliste) et les mémoires familiales (toutes dressées contre l’armée turque qui a expulsé 200 000 personnes en 1974) tenaient un discours convergent et cohérent ; ainsi les Chypriotes orthodoxes ont, dans leur très grande majorité, rejeté le plan de réunification. Au nord de l’île au contraire, l’islam n’est pas une force politique ; la population est bien plus laïque encore qu’en Turquie, et les prônes du vendredi ont une influence très faible ; les mémoires familiales sont encore imprégnées des souvenirs de la vie bicommunautaire ; enfin, il existe dans cette population un fort sentiment d’appartenance à l’île plutôt qu’à la turcité. Aussi les Chypriotes turcs n’ont-ils pas obéi aux consignes nationalistes.
L’école, la Turquie, l’Europe
Pour revenir à la Turquie, même si l’on admet que le récit mis en place dans les années trente a joué son rôle de réconfort moral pour la population par la vertu de sa dimension mythique, je crois qu’il n’est plus d’actualité ; il ne remplit plus le rôle qu’on en attendait ; il continue de nourrir l’imaginaire de l’extrême droite, mais il n’est plus en accord avec les aspirations de la société turque du début du XXIesiècle. En outre, il pourrait engendrer un certain malaise, un peu à cause de sa dimension mythique, mais surtout parce qu’il est mono-ethnique et mono-religieux.
Au moins depuis 1982, ce dernier caractère est très affirmé ; le récit est parsemé de marqueurs religieux qui incitent le lecteur à s’identifier à l’islam. Le discours officiel répétant à l’envi que la population est à 99 % musulmane, il paraît logique d’adresser un discours mono-religieux à une population mono-religieuse. Mais ceci ne tient pas compte des incroyants, des non-musulmans, et surtout des alevi. Et, bien que l’État, avec force, se proclame laïque, le discours scolaire ne l’est pas, même dans les écoles publiques ; il y a là un paradoxe très important.
Quant au caractère mono-ethnique du récit, il s’appuie sur la fiction d’une unité raciale en Turquie. Les architectes de la « thèse d’histoire turque » avaient choisi de raconter l’histoire d’une race hypothétique, au lieu de l’histoire d’une terre, l’Anatolie. Aussi, le récit se déroule de la Mongolie aux Balkans, et inversement il est presque muet sur le passé non turc et non musulman de l’Anatolie : le récit ne tient pas compte des identités réelles de la population, ni des influences culturelles réciproques. Presque tout est supposé avoir une origine centre-asiatique ; l’héritage monumental anatolien en devient incompréhensible. Enfin, ce récit ne tient aucun compte de la mémoire collective réelle, surtout celle de l’importante population qui est venue des Balkans en 1923, ni des souvenirs de coexistence entre musulmans et chrétiens, ni encore de l’existence d’un héritage commun. Or, cette mémoire, de nos jours, revient en force dans les consciences.
Plus nettement encore, ce récit historique est en discordance avec le rêve européen du pays. Dans un texte peu connu, Considérations sur le gouvernement de la Pologne et sur sa réformation projetée(1771), Jean-Jacques Rousseau avait insisté sur le rôle de l’histoire et de la géographie dans la formation de la conscience citoyenne. Il l’exprimait ainsi : « À vingt ans un Polonais ne doit pas être un autre homme ; il doit être un Polonais. Je veux qu’en apprenant à lire il lise des choses de son pays ; qu’à dix ans il en connaisse toutes les productions, à douze toutes les provinces, tous les chemins, toutes les villes ; qu’à quinze il en sache toute l’histoire, à seize toutes les lois ; qu’il n’y ait pas eu dans toutes la Pologne une belle action ni aucun homme illustre dont il n’ait la mémoire et le cœur plein, et dont il ne puisse rendre compte à l’instant 9. »
De la même manière, si la Turquie veut réellement devenir européenne – et elle le veut au moins depuis 1964 ! - il lui faut un récit historique conforme à cette aspiration, plus « européen ». Les intellectuels turcs ont toujours accepté l’héritage européen, qui inclut le passé de l’ancienne Grèce. La culture grecque avait été transmise aux Ottomans par le biais de la science et de la philosophie arabes. Au XIXe siècle, les intellectuels rum de l’empire ottoman avaient également contribué à cette diffusion. Et pourquoi les Turcs, héritiers d’un État européen (l’empire ottoman) qui se proclamait lui-même héritier de l’empire romain, ne se sentiraient-ils pas, comme les autres Européens, héritiers de la culture gréco-romaine ? Pourquoi l’appartenance à la culture musulmane y ferait-elle obstacle puisque l’islam est dans la lignée des autres religions occidentales ?
Il serait donc temps de concevoir un autre récit dans lequel tout citoyen de la république de Turquie, qu’il soit de langue turque, kurde, arabe, laze, grecque ou arménienne, qu’il soit sunnite pratiquant, alevi, non musulman ou athée, puisse se reconnaître et puisse y reconnaître ses racines. Le récit devrait répondre à la question : « Que s’est-il passé dans notre pays (l’Anatolie) il y a 1000 ou 2000 ans ? », alors que le récit existant tente de répondre à la question : « Que nous est-il arrivé voici 1000 ou 2000 ans (en Asie) ? » en définissant le « nous » par une collectivité exclusivement turco-musulmane.
L’école dans la sphère des certitudes
En m’appuyant sur Fichte, j’avais insisté sur l’existence d’un lien affectif entre l’enfant et certains héros du passé. Ce lien se révèle fondamental jusque dans la pratique politique, car il se voit transféré au discours politique chaque fois que celui-ci se réfère au passé. Or, l ‘émotion est une des clés de l’art de convaincre. Les idéologies sont plus efficaces lorsqu’elles s’adressent à l’affect plutôt qu’à l’intellect.
Ainsi nous avons parcouru un cercle complet, une sphère discursive que, dans le cas de la Turquie, on peut décrire ainsi : le récit historique est structuré par des événements fondateurs (la culture de l’Orkhon, la conversion à l’islam, la bataille de Malazgirt, la prise de Constantinople, la guerre de Libération) et par des héros (Attila, Bilge kaghan, Alparslan, Mehmet Fatih, Atatürk). Dans son ensemble, cette structure devient elle-même une représentation sociale, que je qualifie d’« événement discursif », imprégnée d’émotion, qui peut devenir autonome et aboutir à la formation de stéréotypes. A leur tour, ces stéréotypes sont utilisés dans le discours politique, auquel ils confèrent leur efficacité parce qu’ils sont bien connus et chargés d’une émotion qui renvoie à l’enfance. Et il est bien rare que le tout, comme dans la plupart des sociétés, soit exempt de références religieuses.
Or, de nos jours, il existe en Turquie un équilibre longuement mûri, un état d’osmose entre l’école, l’État et, en partie, la religion ; c’est ce que j’appelle la « phase », un état de communication fluide qui permet au pouvoir le contrôle de la population par la formation d’un consensus implicitement obligatoire – ou, pour être exact, l’illusion d’un consensus obligatoire 10. L’ensemble formé par le discours étatique, l’école, les références historiques et culturelles forment une sphère de certitudes qui finit par devenir indépendante des modes ou des tendances culturelles, des mouvements sociaux. Ainsi, l’harmonie est parfaite au sein de cette sphère. Mais celle-ci est elle-même en discordance avec la mémoire collective réelle, ce qui a alimenté certaines réactions, dans le passé (comme le mouvement dit « humaniste » et le courant « anatolien ») et aujourd’hui, avec le retour de certains objets refoulés. On peut observer actuellement un ensemble de « réveils de la mémoire » : musulmane, ottomane, kurde, alevi, que l’État tente de contrôler ou de récupérer avec plus ou moins de succès 11. Même les expulsions de masse organisées en 1923 et 1955, et en 1974 à Chypre, sont critiquées, et une part de la société civile recherche la voie d’une réconciliation gréco-turque et exprime même la nostalgie de la vie biculturelle.
Une telle discordance peut mener à l’insatisfaction à tel point que le discours de l’Etat, un jour, pourrait ne plus être cru. C’est pourquoi je pense qu’un récit historique géographiquement recentré non plus sur l’Asie intérieure mais sur l’Anatolie et l’espace égéen, et prenant en compte toutes les cultures anatoliennes, permettrait à la fois de renforcer l’harmonie des citoyens de la république de Turquie entre eux, mais aussi avec leur terre et son passé, d’une part, et de préparer ces citoyens à entrer dans une communauté plus vaste, non pas celle des peuples « turcophones » d’Asie avec lesquels ils ont peu de liens réels, mais celle de l’Europe. Un changement aussi important que l’entrée d’un pays dans la Communauté européenne doit être préparé par l’éducation. Un récit « anatolien » serait en harmonie avec le rêve européen dans lequel ont vécu les Turcs nés après 1964.
Pour un récit anatolien et européen
Dans cette optique, l’histoire de l’Anatolie devrait fournir le cadre principal du récit, et ce de manière à rendre compréhensible l’héritage culturel du pays, et le passé de toutes les communautés qui y vivent. Il faudrait évoquer les anciennes civilisations anatoliennes (Hittites, Ourartéens, Phrygiens, etc.), mais surtout la marque de la culture hellénique et hellénistique sur l’Anatolie , l’empreinte romaine et les débuts du christianisme, l’empreinte byzantine sur l’Asie mineure et Constantinople ; les « grandes invasions » (Völkerwanderungen) seraient l’occasion d’évoquer quelques ancêtres (réels ou présumés) des Turcs. Ce premier ensemble viserait à répondre à la question « Que s’est-il passé dans notre pays avant qu’il ne devienne turc ? »
En ce qui concerne l’« histoire turque », on pourrait réduire au minimum la part asiatique 12pour évoquer surtout le fonds culturel ancien des peuples turcs des steppes, avant de parler de la conversion à l’islam. Un chapitre traitant des Arabes et de l’islam étant évidemment indispensable, mais enseigné de manière laïque, comme c’était le cas dans les manuels de 1931. Puis il faudrait porter tout l’accent sur l’histoire médiévale de l’Anatolie en insistant sur son caractère pluriel : pluralité historique (Byzance, les royaumes latins et arméniens ; et pluralité culturelle (Kurdes, Alevi, Grecs orthodoxes, juifs, Arméniens, Géorgiens). Il s’agirait ici de former un « nous » (une conscience collective) anatolienne et non plus turco-musulmane.
L’histoire de l’empire ottoman, en insistant sur les régions européennes de l’empire, serait l’occasion d’insister sur les courants d’influence mutuelle entre l’Europe et la civilisation turque, et sur la présence turque en Europe depuis plusieurs siècles. Le récit des bouleversements du premier quart du XXe siècle, en oubliant tous les tabous, pourrait être infléchi comme je l’ai suggéré plus haut.
Enfin, une partie du cursus sur l’histoire du XXe siècle devrait réconcilier les Turcs avec leur passé récent en poursuivant le cours des événements au-delà de 1938 : le multipartisme, la période du Parti démocrate, la guerre de Corée, les coups d’État, etc. Cette histoire de la république devrait être insérée dans le cadre de l’histoire européenne à partir des années trente. L’histoire européenne, enfin, et à développer fortement, comme elle l’était avant 1970, mais dans un autre esprit, de manière à ce qu’elle soit considérée elle aussi comme « notre histoire » par les enfants turcs. Il incombera aux enseignants de leur faire aimer aussi ce passé-là.
Un tel récit devrait être dépourvu de toute modalité appréciative ou dépréciative envers les composantes de la société turque actuelle, l’objectif étant la construction d’une mémoire collective dans laquelle chacun, en Turquie, pourrait se retrouver quelle que soit sa langue, sa culture, sa religion.
Ainsi l’école sortirait de la sphère des certitudes ; elle servirait non plus à asseoir une idée rigide et ethnique de la nation, mais à faire comprendre la diversité, la pluralité, les influences mutuelles dans le cadre anatolien. Elle inclinerait les citoyens à percevoir les « minoritaires » comme les héritiers, comme les Turcs, de la culture anatolienne, et non plus comme des étrangers ou des ennemis. Une idée plurale de la nation et de la collectivité nationale préparerait à accepter, ensuite, la pluralité d’une communauté des Européens, qui reste elle-même à construire.
(Ce texte a été présenté lors d'un colloque organisé par l'Orient-Institut d'Istanbul et l'université Bilgi en mai 2009. Il est publié sous la référence suivante, à rappeler en cas de citation ou d'utilisation:
Etienne Copeaux : " Geschichtsunterricht zwischen Affekt und Intellekt " in Nohl, Arnd-Michael – Pusch, Barbara (Ed.), Bildung und gesellschaftlicher Wandel in der Türkei. Historische und aktuelle Aspekte [Education et changement social en Turquie. Aspects historiques et actuels] (Istanbuler Texte und Studien ; vol. 26), Würzburg, Ergon-Verlag, 2011, 308 p. ISBN 978-3-89913-867-2)
Notes:
1 Edition Aubier 1981, traduction Jankélévitch, Second discours, p. 77.
2 Cf. Dan Sperber, Deirdre Wilson, La Pertinence. Communication et cognition, Paris, Minuit, 1989, 397 p.
3 Id. p. 80.
4 Cf. mon livre Espaces et temps de la nation turque, CNRS Editions, 1997, traduit en turc sous le titre Tarih Ders Kitaplarında (1931-1993) Türk Tarih Tezinden Türk-Islam Sentezine, Istanbul, IletiÒim, 2007 (1e édition, Yurt Yayınları, 1998).
5 Cf. mon article « Les prédécesseurs médiévaux d’Atatürk. Bilge kaghan et le sultan Alp Arslan », Revue d’Etude de la Méditerranée et du Monde Musulman, n° 89-90, 2000, pp. 217-243 ; en turc : « Sultan Alparslan Bir Ortaçafi Atatürk’ü mü ? », Tarih ve Milliyetçilik. I. Ulusal Tarih Kongresi Bildiriler, 30 Nisan - 2 Mayıs 1997, Fen-Edebiyat Fakültesi, Mersin, Mersin, Mersin Üniversitesi Yayınları, s.d., pp. 158-167.
6 Emre Kongar, 12 Eylül Kültürü, Istanbul, Remzi , 1995 [Say Yay., 1987], pp. 197-201.
7 Kutlu Adalı, Dafiarcık, Nicosie, IÒık Kitabevi Yayınları, 2 vol., 1997-2000, [Première édition 1963, Nicosie, Besparmak Yayınları], vol. 2, p. 12.
8 Cf. Etienne Copeaux et Claire Mauss-Copeaux, Taksim ! Chypre divisée, Lyon, Aedelsa, 2005 ; publié en Turquie sous le titre Taksim ! BölünmüÒ Kıbrıs, Istanbul, Iletisim, 2009.
9 Jean-Jacques Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne et sa réformation projetée, in Œuvres complètes, Paris, Le Seuil, 1971, vol. 3, p. 533.
10 Cf. mon article « Le consensus obligatoire », in Isabelle Rigoni (éd.), Turquie : Les mille visages. Politique, religion, femmes, immigration, Paris, Syllepse, 2000, pp. 89-104.
11 En tentant par exemple de faire du nouvel an kurde (newroz) une fête officielle d’origine centre-asiatique en 1996-1998 ; ou en investissant la fête annuelle de Hacibektası-Veli à partir de 1989.
12 Par exemple, les beaux textes de l’Orkhon seraient débarrassés de l’interprétation nationaliste qu’on en fait aujourd’hui.