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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Un nationalisme turco-azéri - Conclusion

Publié par Etienne Copeaux sur 8 Octobre 2023, 08:53am

Catégories : #La Turquie d'aujourd'hui, #Nationalisme turc

Je vous propose cette fois la conclusion de ma contribution à l'ouvrage dirigé par Igor Dorfmann-Lazarev et Haroutioun Khatchadourian, Monuments and Identities in the Caucasus: Karabagh, Nakhichevan and Azerbaijan in Contemporary Geopolitical Conflict, qui doit paraître aux éditions Brill ce mois-ci.

La première partie de ce chapitre présentait les liens personnels établis entre les nationalistes du Caucase et de Turquie. La suite aborde des thèmes familiers à ceux et celles qui me lisent depuis longtemps. J'y présente le "rêve éveillé" de la Turquie, c'est-à-dire le discours historique fantasmatique élaboré par le nationalisme au début des années trente, destiné à masquer le génocide et toutes les violences de la construction de l’État kémaliste, discours connu sous le nom de "thèse turque d'histoire".

Puis, en retraçant les itinéraires d'exil des nationalistes fuyant la répression stalinienne et qui ont convergé vers Varsovie, Berlin et Paris, je résume les caractères du "mouvement prométhéen" qui a infléchi les nationalismes "turciques" vers l'extrême droite et même le nazisme.

Enfin, j'y rappelle les grandes lignes de l'idéologie de la "synthèse turco-islamique" qui a, sous l'influence à la fois de la "thèse d'histoire" et du mouvement prométhéen, contribué à renforcer le tropisme asiatique du nationalisme turc et à développer une "identité hypertrophiée", nationale et musulmane. Je présente enfin un résumé de mon étude, menée dans les années 1990, du contenu de la presse d'extrême-droite turque et ses efforts pour faire connaître le "monde turc" à ses lecteurs, et particulièrement l'Azerbaïdjan nouvellement indépendant.

Dans ce chapitre je m'appuie sur des recherches qui ont jalonné ma vie depuis trente ans, mais dont je reconsidère les résultats à la lumière de ma réflexion récente qui s'appuie sur Hannah Arendt, Karl Jaspers, Alexander Mitscherlich et bien sûr Sigmund Freud - avec ses impensés et ses lacunes (voir sur ce blog mon essai "Ce que le génocide a fait à la Turquie").

Voici donc ci-après la conclusion de ma contribution à l'ouvrage de Dorfmann-Lazarev et Khatchadourian.

Recep Tayyip Erdoğan et Ilham Aliev. Photo Reuters publiée par le Journal du Dimanche, 14 décembre 2020

Recep Tayyip Erdoğan et Ilham Aliev. Photo Reuters publiée par le Journal du Dimanche, 14 décembre 2020

En essayant de rassembler des éléments de l'histoire du nationalisme turc qui peuvent paraître hétéroclites, ai-je forcé le rôle du 'facteur azerbaïdjanais' ? En d'autres termes, le nationalisme turc aurait-il été si différent si les Azerbaïdjanais avaient été absents de son histoire ? Leur constante présence est après tout contingente, seulement due à la nécessité de se réfugier au gré des vicissitudes de l'histoire du Caucase depuis 1905. Toutefois, comme on l'a vu, le rêve d'une communauté politique, même lâche, centrée sur la turcité – ce qu'on appelle souvent hâtivement panturquisme – a bien été au centre des préoccupations des premiers nationalistes turcs ; mais, paradoxalement, ce sont les 'frères' du Caucase et de la Volga qui ont nourri les Turcs de leurs idées.

Le nationalisme turc d'aujourd'hui, celui du kémalisme comme celui d'Erdoğan, a intégré la collaboration séculaire entre les intellectuels turcs et azéris, il a profité de ces échanges et il les a nourris tout à la fois, la période soviétique durant laquelle les contacts directs ont été rompus semblant être une simple parenthèse. L'aventure du "mouvement prométhéen" avec ses conséquences indirectes mais réelles sur l'extrême-droite turque, d'une part, et la création du mythe historique de la "thèse d'histoire" renforçant le regard vers l'Asie, d'autre part, ont assuré la pérennité du lien, en tout cas la pérennité, dans une partie de la population turque, d'un tropisme asiatique, d'un sentiment d'identité "turquiste" transnationale.

Ce lien a lui-même renforcé en Turquie un sentiment narcissique de puissance, de supériorité ; il a nourri l'idée de la légitimité du rôle que doit ou devrait jouer la Turquie vis-à-vis des 'peuples frères', un rôle de 'grand-frère' précisément. C'est-à-dire, en termes moins fleuris, un rôle néo-impérial, ne nécessitant même pas une politique annexionniste.

Pourtant, l'influence du 'facteur azerbaïdjanais' en Turquie m'a toujours semblé beaucoup plus faible que celle du 'facteur grec', la Grèce m'apparaissant non seulement comme 'l'ennemi préféré' mais aussi comme une sorte de belle-famille avec laquelle on se chamaille mais se réconcilie toujours, et qui forme avec la Turquie un couple indissoluble. Car la Turquie et la Grèce ont une culture commune, forte comme l'histoire ottomane. Du côté de l'est, en ce qui concerne l'Azerbaïdjan, il existe également une culture commune, mais elle repose uniquement sur la langue, et non sur un long passé commun : si les descendants des 'échangés' balkaniques de 1923 sont très conscients de leurs origines, la population n'a du lointain passé des Seldjoukides qu'une connaissance scolaire. La relation avec l'Azerbaïdjan me semble beaucoup plus artificielle, soutenue par une idéologie et non par un affect.

Alors, le lien avec l'Azerbaïdjan, qui a conduit à l'envoi d'une expédition militaire en 1918, à l'envoi de milices en 2020, et au contraire à la présence de paramilitaires azerbaïdjanais dans les corps spéciaux turcs en Syrie ou au Kurdistan, ce lien ne serait-il pas dû à la présence quasi muette de l'Arménie et des Arméniens dans cette histoire ? Il est consternant d'observer que la force du lien que j'ai tenté de faire apparaître ici, et sa longévité, ont eu pour résultat, direct ou indirect, le génocide et la longue série de violences inter-ethniques entre Arméniens et Azéris. Pour les Arméniens, et en particulier les descendants de ceux qui ont fui le génocide en 1915, comment dépasser la rancoeur et le ressentiment contre les Turcs, tant que les Turcs continuent de nier ? Et comment ce ressentiment ne s'étendrait-il pas aux Azéris dès lors que le lien avec la Turquie, séculaire, se renforce ? La série de massacres, représailles, guerres de milices ou étatiques, toutes accompagnées de mouvements de population souvent définitifs, dans les deux sens, semble être une sinistre fatalité, résultat d'une insurpassable hostilité. C'est le cas de dire que 'l'histoire bute sur un problème non résolu'. Un trauma n'a pu être dépassé ni par les bourreaux ni, forcément par les victimes puisque les bourreaux ne reconnaissent rien. Et, forcément, le trauma non résolu en engendre d'autres, nés du désir de vengeance d'un côté, du sentiment d'impunité et de légitimité de l'autre, les nationalismes se chargeant d'éperonner ces chevaux de feu.

 

Un nationalisme turco-azéri - Conclusion
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