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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Les Arméniens dans le récit historique turc (extrait de ma thèse) - Première partie

Publié par Etienne Copeaux

Texte extrait de

« De l’Adriatique à la mer de Chine.

Les représentations turques du monde turc à travers les manuels scolaires d’histoire, 1931-1993 »

Thèse, Université de Paris VIII, décembre 1994

Chapitre onze : « Sous la Turquie, l’Anatolie »

Première partie

(pour faciliter le référencement, j'ai intercalé les numéros de folios de l'original de ma thèse)

[f° 688]
V - Les Arméniens

L’examen de la question arménienne dans les manuels scolaires est rendue très délicate par le caractère tragique d’une histoire dont les perceptions turque et arménienne sont antagonistes, d’une part, et d’autre part parce que ces perceptions ont évolué, entre 1931 et 1993, sous l’influence du « réveil de la mémoire » arménien. Les Arméniens ont, à l’encontre des Turcs, des griefs plus graves que n’en ont les Grecs. Les Turcs sont accusés d’avoir planifié la destruction systématique de la nation arménienne, ce que ne peuvent prétendre les Grecs, quelle que soit l’ampleur des préjudices subis. La culture du ressentiment, pour cette raison même, est sans doute plus vive parmi les Arméniens que parmi les Grecs. Du moins, les Arméniens de la diaspora disposent de relais mieux organisés pour faire parler de leur cause ; les publications en langues étrangères sont nombreuses et couvrent tous les genres, romans, témoignages, essais, ouvrages d’histoire de tous niveaux 1. Une certaine déculturation de la diaspora, et la nécessité ressentie d’entretenir le sentiment identitaire, notamment parmi les jeunes, font qu’une grande partie des publications arméniennes destinées aux Arméniens est disponible en français ou dans une langue occidentale facilement accessible 2. On trouve en permanence dans les librairies françaises des ouvrages sur la question arménienne, ce qui n’est pas le cas pour le contentieux gréco-turc.

La cause arménienne est en effet capable, par son caractère tragique même, d’émouvoir, de mobiliser, de créer ou d’entretenir un sentiment anti-turc parmi la population des pays de diaspora, en Europe ou en Amérique. Il s’agit, entre tous, d’un sujet sensible.

Il s’agit aussi d’un cas de rapport complexe entre l’événement, la mémoire et l’historiographie. L’écriture actuelle de l’événement de 1915, du côté arménien comme du côté turc, est déterminée par ce qu’on appelle le « réveil de la mémoire » arménien - qui s’est manifesté aussi par la violence - à partir de 1973. Le « réveil », provoqué entre autres par l’attitude de la Turquie vis-à-vis du rapport de la sous-commission des droits de l’homme de l’ONU (1974-1978), a entraîné une meilleure connaissance des événements

[f° 689] de 1915 par l’opinion publique 3. Malgré les actes terroristes, les Arméniens se créèrent en Europe et aux USA un capital de sympathie d’autant plus rapidement que l’image de la Turquie était mauvaise ; en même temps se manifestait clairement le fait que l’enjeu n’était pas seulement d’obtenir la reconnaissance du génocide par la Turquie, mais de faire frein à l’entrée de celle-ci dans la CEE.

L’historiographie turque est, en grande partie, une réponse aux attaques des Arméniens et de leurs soutiens; elle s’est constituée, pour l’essentiel, avant le « réveil » 4, mais la diffusion de ses principaux éléments dans la littérature scolaire en est une conséquence directe.

 

Pour examiner le traitement de l’Arménie dans les manuels scolaires, il est nécessaire de distinguer deux éléments : d’une part, l’histoire des Arméniens avant leur incorporation dans un ensemble politique turc ; de l’autre, la question arménienne, expression par laquelle les auteurs désignent l’ensemble de faits constitué par la renaissance du sentiment national au XIXe siècle, les affrontements et surtout la déportation et les massacres massifs de 1915.

 

A - Le rapport au sol

 

Les discours identitaires turc et arménien sont chacun fondés sur un vaste présupposé ; pour les Turcs, l’Arménie n’a jamais existé en tant qu’État ; pour les Arméniens, l’existence d’un tel Etat est avérée pendant des siècles. Ces présupposés de base sont tellement vigoureux que, pour les premiers, il n’était pas nécessaire, dans une première phase discours scolaire, de démontrer l’inexistence de l’Arménie : le choix était celui du silence, et la démonstration réservée aux ouvrages historiques plus fournis comme celui d’Esat Uras 5. Pour les seconds, le présupposé amène à orienter le discours, notamment celui qui est adressé aux jeunes, dans le sens d’une démonstration de la continuité de l’histoire étatique arménienne. Chacun de ces deux choix a été appuyé par

[f° 690] des historiens occidentaux renommés 6. Cependant, des deux côtés, il existe des positions nuancées ; des historiens turcs tentent un réexamen de la question et des responsabilités turques de l’époque 7, et des écrivains pro-Arméniens, comme Gérard Chaliand, mettent en doute le discours identitaire communément accepté :

« Comme tout groupe, les Arméniens véhiculent une série de clichés commodes destinés à se valoriser ou à se conforter en évitant de remettre en cause certains présupposés du passé  8. »

 

La représentation cartographique très lacunaire, voire inexistante, du fait arménien dans les manuels scolaires 9, rejoint l’absence, dans les leçons des manuels, d’une désignation concernant le territoire arménien ; les leçons évoquent les Arméniens, même plus fréquemment qu’on ne pourrait s’y attendre, mais presque jamais une Arménie 10, puisqu’aussi bien l’évocation du royaume arménien de Cilicie est aujourd’hui censurée et provoque même, lorsqu’elle se produit dans des ouvrages étrangers, de rapides et véhémentes protestations.

De telles insuffisances contrastent avec les représentations cartographiques arméniennes. Celles-ci proclament avec force l’enracinement du fait arménien dans un territoire précis et vaste, délimité au nord par les Alpes Pontiques et le fleuve Koura, à l’ouest par la boucle de l’Euphrate supérieur, au sud par le bassin du Tigre et la chaîne du Taurus, à l’est par la basse vallée de l’Araxe et la mer Caspienne. C’est la Grande Arménie, définie au VIIe siècle par Anonia de Chirak 11. Se rapprochant des représentations cartographiques iraniennes, qui circonscrivent, elles aussi, un espace précis et bien déterminé 12, elles sont aux antipodes des représentations turques, qui, bien que mettant l’accent sur l’Anatolie, dispersent l’attention sur des territoires immenses et multiples.

[f° 691]

B - Les moments d’apparition du fait arménien dans le récit scolaire

 

La vision turque de l’histoire arménienne exclut en fait la possibilité d’une histoire nationale telle que la dressent les historiens arméniens eux-mêmes ; c’est un point de vue où il n’y a que des Arméniens, dans le sens ethnique et non national, mais sans que leur existence soit niée : par exemple, bien que la langue arménienne soit présentée comme un mélange informe 13, on reconnaît qu’elle existe. Dans les manuels scolaires, les Arméniens vont apparaître seulement lorsqu’ils sont en situation de confrontation avec les Turcs, un peu comme dans le cas des Arabes. De la sorte, les Arméniens, en tant que peuple, n’ont pas une histoire enracinée dans un passé lointain, et ne sont pas évoqués à propos de l’Antiquité anatolienne, comme le sont les Ourartéens ou les Hittites ; à l’inverse de ces derniers, leur héritage ne peut être assumé par les Turcs, même en partie, du fait qu’ils sont devenus des ennemis irréconciliables.

Plus tard, sous l’empire ottoman, les Arméniens, comme les Arabes, n’ont plus d’histoire et disparaissent, parce que fondus dans la société ; bien que maintenus dans le statut de dhimmi, leur identité est ottomane. Entre ces deux temps historiques où les Arméniens ne sont pas évoqués, il y a une confrontation médiévale entre Arméniens et Turcs, qui s’étale sur deux siècles : le premier affrontement est la prise d’Ani par les Seldjoukides (1064) ; le second est l’époque du royaume de Petite Arménie en Cilicie, où se produit l’alliance avec les Croisés, et où les Arméniens sont encore aux prises avec les Seldjoukides ; cette Arménie médiévale, sans être étudiée en tant que telle, existe dans les manuels antérieurs à 1980, et disparaît ensuite ; au contraire, la question arménienne n’est pas évoquée avant cette date, alors qu’elle apparaît clairement dans les tables des matières ensuite.

 

1 - Avant le “réveil de la mémoire” : une modeste prise en compte de la Grande Arménie

 

Avant d’aborder directement le récit de la première confrontation arméno-turque du XIe siècle, quelques-uns des manuels prennent soin d’évoquer, d’une part, explicitement, la présence turque en Anatolie avant la bataille de Malazgirt, et, d’autre part, implicitement, l’absence d’un royaume arménien lors de l’arrivée des Seldjoukides à

[f° 692] Ani, capitale du royaume bagratide. Au Xe siècle, les califes abbassides utilisent depuis longtemps les mercenaires turcs, notamment pour la défense des confins militaires. L’une des principales régions où ils sont établis est la circonscription de l’Avasim, qui fait front à l’empire byzantin le long d’une ligne Tarse-Erzincan. C’est un fait important et souvent relevé dans le discours turc, car il permet d’affirmer que la Cilicie est peuplée de Turcs, d’Oghouz, Petchénègues et Kıptchaks 14. C’est une précision géographique fondamentale, vu la signification historique et affective de la Cilicie pour les Arméniens. En un non-dit qui a son importance, est affirmée l’antériorité du peuplement turc sur le peuplement arménien dans cette région-clé, puisque la fondation de la Petite Arménie est postérieure à la destruction du royaume bagratide (XIe s.).

L’autre événement fort commode pour les historiens turcs est que le royaume arménien bagratide (la Grande Arménie) a été vaincu et annexé par les Byzantins peu avant qu’il ne soit investi par les Seldjoukides (1045). C’est d’ailleurs l’origine d’un très fort ressentiment des Arméniens contre les Grecs, qui apparaît dans quelques ouvrages historiques arméniens, et est manifesté aussi par quelques auteurs français 15. Le discours officiel turc utilise abondamment la prise d’Ani par les Byzantins comme argument pour prouver qu’aucun affrontement turco-arménien n’a pu se produire en 1064, car les Grecs avaient déjà déporté les Arméniens à cette date. S’appuyant sur une citation de l’historien arménien Asoghik, le texte Neuf questions..., de 1982, introduit l’idée que les Seldjoukides furent accueillis par les Arméniens en libérateurs 16. La disparition du royaume bagratide, providentielle pour l’historiographie turque, permet aux auteurs de manuels de parler d’un affrontement turco-byzantin autour de la citadelle d’Ani, sans que, formellement, la vérité historique ne soit trahie. L’annexion de la Grande Arménie par Byzance pourrait faciliter un silence turc sur la présence d’Arméniens sur le plateau anatolien au XIe siècle. Pourtant, le discours des manuels scolaires antérieurs à 1980 renonce assez volontiers à cette attitude facile. En fait, l’existence de l’Arménie, et même d’un royaume d’Arménie, est admise.

En 1931, après avoir signalé l’établissement de Turcs dans la province de l’Avasim, les auteurs évoquent des affrontements entre Oghouz et Arméniens en 1041-1042 17; cependant, ils n’évoquent pas l’annexion de l’Arménie par Byzance, et le récit de la prise d’Ani par les Turcs (1064) ne précise pas à quelle puissance appartiennent la ville et sa forteresse. Ainsi toute précision est évitée, peut-être intentionnellement, car l’image donnée des Arméniens est celle d’un peuple peu organisé. En 1946 encore, dans le livre

[f° 693] de lecture d’histoire conçu par le nationaliste H.N. Orkun, l’existence d’un « petit royaume arménien » soumis par Alparslan est évoquée en quelques mots 18.

Tout change en 1976, avec le récit d’I. Kafesofilu et d’A. Deliorman. Cette fois-ci, c’est avec une précision inégalée depuis, que la conquête de l’Anatolie orientale est évoquée. Les différentes phases sont décrites, comme l’avancée byzantine, puis la soumission d’un royaume arménien par les Turcs, enfin la prise d’Ani :

« L’armée byzantine, pour prendre sous sa coupe [baskı altında] les Arméniens et les Géorgiens, et pour arrêter les incursions des Turcs, rencontra les forces seldjoukides devant Gandja (1046). »

« [Alparslan] soumit le petit royaume arménien qui se trouvait dans le Erran. La région de Sürmeli, la forteresse de Meryem-NiÒi et sa région, Sepîd-∑ehr tombèrent entre ses mains. Puis, Alparslan marcha sur Ani, capitale de la dynastie des Bagratides, dépendante de Byzance, défendue par des Grecs [Rumlar] et célèbre pour ses murailles, et la prit à la suite d’un terrible assaut (1064). Il soumit Kars. La prise d’Ani, la plus puissante forteresse chrétienne de l’Orient, par le sultan seldjoukide, fut saluée avec joie dans tout le monde musulman 19. »

 

Malgré sa précision apparente, ce récit requiert quelques observations. L’existence des Arméniens n’est pas éludée, non plus que celle d’un royaume ; mais celui-ci est localisé dans l’Erran (Arran), province du califat abbasside qui correspond à peu près à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan actuels 20, et le royaume est nettement rejeté en dehors de la Turquie actuelle. Dans la première phrase, les rapports entre Arméniens et Grecs sont suggérés comme mauvais, et l’oppression (baskı) vient des Grecs et non des Seldjoukides. Quant au statut d’Ani, il n’est pas précisé, car rien n’explique ce qu’est la dynastie bagratide. Les Arméniens sont dans le récit, mais sans être nommés : on sait qu’Ani n’est pas byzantine mais dépendante de Byzance, et la tournure de la phrase laisse entendre que les « Grecs » n’y sont pas chez eux. Les auteurs éludent la question de l’identité de la population autochtone d’Ani en l’englobant dans l’ensemble chrétien, et terminent le récit en l’inscrivant dans le schéma d’un affrontement entre deux religions.

Cette idée se prolonge dans le récit de la bataille de Malazgirt, de sept ans postérieure à la prise d’Ani. La plupart des auteurs signalent l’existence de contingents

[f° 694] arméniens dans l’armée byzantine, et c’est une nouvelle fois l’occasion de souligner les oppositions entre chrétiens, qui poussent les Arméniens à trahir 21.

 

2 - L’époque des Croisades et la Petite Arménie

 

A la suite de la disparition du royaume bagratide de Grande Arménie, le champ de l’histoire politique arménienne se déplace vers la Cilicie, où, à la suite d’un mouvement de migration, un nouveau royaume se développe, la Petite Arménie. Ainsi le lieu de l’affrontement turco-arménien se déplace-t-il lui aussi, et le sens des interventions s’inverse. Dans la première étape, symbolisée par la chute d’Ani, les Arméniens ont affaire à une invasion venant de l’est. La seconde étape est plus qu’un sursaut, c’est une offensive aux côtés des Croisés. La rencontre entre le monde arménien et le monde féodal européen est décisive pour l’identité arménienne, qui, dans le royaume de Cilicie, s’occidentalise ; l’arménité va se mettre au service du christianisme occidental, grâce au point d’appui que le royaume de Cilicie offre aux expéditions croisées, et à l’appoint militaire non négligeable qu’il fournit ; le récit historique arménien ou pro-arménien est orienté dans un sens ouest-est, et le lecteur a l’esprit tourné vers la Palestine. Le récit turc est orienté dans l’autre sens, de l’est vers l’ouest, et ne raconte que l’inverse, la victoire des sultans seldjoukides sur les latino-arméniens de Cilicie.

Les Arméniens, en tout cas, réapparaissent, malgré l’absence, dans le corpus, de carte représentant les champs de bataille et l’enjeu stratégique qu’est la Cilicie. Cette présence est remarquable car, là encore, les auteurs turcs pourraient facilement bâtir un récit de la contre-offensive de l’islam en évoquant les Croisés pour seuls adversaires. C’est que, avant 1980, le discours sur l’Arménie n’est pas encore tendu par le défi lancé par les Arméniens à l’Etat turc. La mention des Arméniens, et même d’un « roi arménien », apparaît à de multiples reprises dans le manuel d’I. Kafesofilu, sans toutefois que ne soit jamais évoqué un « royaume d’Arménie », expression semble-t-il plus taboue lorsqu’elle désigne la Cilicie. On en retire l’impression d’une présence forte, puisque les sultans doivent, à plusieurs reprises, combattre ces rois qui « occupent » certaines régions d’Anatolie 22. L’histoire des Etats seldjoukides d’Anatolie du XIIIe siècle est parsemée d’affrontements avec les Arméniens. C’est ainsi qu’on rencontre, dans le récit, le roi arménien Léon II, établi dans la région de Sis, et dont le sultan seldjoukide Keyhusrev

[f° 695] prend « une partie des terres » en 1209 23 ; c’est toujours un « roi d’Arménie », et non un royaume, qui est vaincu par le sultan Keykâvus en 1218, mais sans que l’on dise où se trouvait ce roi ni ses terres ; et, quoique passé sous souveraineté du sultan (hâkimiyeti altında), on apprend plus loin qu’un roi d’Arménie, Hetum, est « contraint à faire la paix » (barıÒa zorlandı) en 1225, sans que sa puissance soit pour autant anéantie, puisque les conditions de la paix sont l’envoi d’un contingent et le paiement d’un tribut au sultan 24. Enfin, les Arméniens apparaissent encore en 1257 comme élément d’une coalition les menant avec les Mongols et les Croisés à l’assaut de l’Egypte 25.

L’exemple du manuel de 1976 montre qu’il est difficile de tenir un moyen terme entre le récit historique et le silence ; finalement, les auteurs disent beaucoup, tout en respectant le tabou principal, qui consiste à ne pas parler d’un royaume arménien de Cilicie. Derrière les phrases courtes parlant des « rois d’Arménie », on décèle facilement l’existence d’un royaume « dans les environs de MaraÒ », allié au moins épisodiquement aux Croisés, et qui donne du fil à retordre puisque, de l’aveu même des auteurs, il est debout, capable d’actions militaires, assez riche pour payer tribut et lever des troupes pour le sultan, au moins du milieu du XIIe siècle au milieu du XIIIe. Dans le manuel plus récent de E. et B. Merçil 26, on peut constater la même présence en filigrane. Un paragraphe très dense évoque des difficultés importantes avec « les Arméniens », qui n’ont cette fois ni roi ni royaume, mais sont capables de résister au sultan de 1216 à 1225.

On trouve encore des allusions éparses aux Arméniens dans d’autres manuels récents ; parfois, on y parle de la Cilicie et d’un « roi de Cilicie », sans préciser sa nature arménienne  27. Plus généralement il s’agit des « Arméniens » sans qu’on sache d’où ils viennent, où ils vivent et sous quelle forme d’organisation, bien qu’ils aient des « forces » qui assaillent les Seldjoukides « à toute occasion » et contre lesquelles il faut combattre 28. D’autres fois encore, il n’est pas question du tout des Arméniens dans l’histoire de l’Anatolie des XIIe et XIIIe siècles 29. Néanmoins, il est important de noter que ces chapitres, généralement intitulés « L’Etat seldjoukide d’Anatolie », se placent, dans le déroulement du programme d’histoire, au début de « l’histoire de la Turquie » par opposition à l’histoire des premiers Etats turco-islamiques, qui sont hors d’Anatolie. Il ne s’agit pas seulement d’un combat (qui n’est d’ailleurs présenté ni comme défensif ni comme offensif), mais de la construction d’une nation. Il y a une similitude indéniable

[f° 696] entre cette construction médiévale et la construction de la Turquie républicaine, en ce que celle-ci aussi se construit dans un affrontement contre les Grecs et les Arméniens.

 

Ainsi, jusqu’en 1980, on trouve soit des notation modestes, soit des propos embarrassés et peu flatteurs, mais du moins l’existence des Arméniens, et même celle d’un royaume arménien, sont reconnues. On est loin, en cette période, du discours exprimé en 1982, où la souveraineté du royaume bagratide est fortement contestée : le réveil identitaire arménien de cette période, qui s’est manifesté de façon agressive, a engendré une radicalisation du discours turc. En effet, les manuels ultérieurs renoncent à présenter ce récit complexe qui met en jeu au moins trois peuples, et le silence est observé sur le fait arménien médiéval par l’ensemble des manuels jusque 1992, date à laquelle la notion de royaume arménien réapparaît :

« [Alparslan] fit tomber le royaume arménien sous sa souveraineté. Il prit la ville d’Ani, dépendante de Byzance, et Kars. Ces succès provoquèrent la panique dans le monde chrétien 30. »

 

Mais, comme dans d’autres cas, il n’est pas possible de savoir si c’est un retour au discours de 1976, ou si cette nouvelle allusion est accidentelle. Dans le discours d’avant 1980, qui occulte la « question arménienne », mais parle des Arméniens au Moyen-Age, ceux-ci sont des étrangers, et si le silence tombe sur eux dans la suite du récit, c’est pour la même raison que pour les Grecs et les Arabes : tous se fondent dans la communauté ottomane, et le silence est une manière de dire qu’ils ne sont plus des étrangers. Enfin, le silence sur le génocide procède de l’inutilité, à l’époque, d’évoquer cette question douloureuse, car, le discours arménien lui-même étant discret, il n’était pas nécessaire de le réfuter.

 

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1 Cf., entre autres, la « Bibliographie arménienne en langue française depuis 1975 », Les Temps Modernes, n° 504-506, juillet-septembre 1988, pp. 451-458.

2 Voir par exemple, parmi la littérature destinée à la jeunesse, T. Takvorian, Histoire d’Arménie jusqu’à la perte de l’indépendance, Venise, 1984 ; et R. Berthier, S. Saint-Michel, Les Arméniens, Paris, 1989.

3 La genèse du paragraphe 30 du rapport de la sous-commission des droits de l’homme, qui déclencha la controverse, est exposée dans le livre de B. Kasbarian-Bricout, Les Arméniens au XXesiècle, Paris, 1984, pp. 56-57.

4 E. Uras, Tarihte Ermeniler ve Ermeni Meselesi, Istanbul, 1953 ; réédité en turc en 1975, et en anglais sous le titre The Armenians in History and the Armenian Question, Istanbul, Documentary Publications, 1988, xiv-1048 p.

5 E. Uras, o.c.

6 Par exemple, J. de Morgan, Histoire du peuple arménien depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, 1919 ; R. Grousset, Histoire de l’Arménie, 1973 ; J.P. Roux qui a préfacé le livre de G. de Maleville, La tragédie arménienne de 1915, 1988.

7 T. Akçam, Türk Ulusal Kimlifii ve Ermeni Sorunu [La personnalité nationale turque et la question arménienne], Istanbul, 1992 ; Tahsin Celal, « Regards turcs sur la question arménienne », Les Temps Modernes, 504-506, 1988, pp. 70-77.

8 G. Chaliand, « Mémoire et modernité », Les Temps Modernes, 1988, 504-506, pp. 442 sq.

9 Voir le chapitre 5, III, « Les omissions ». Rappelons que quelques rares toponymes (Armenia, Ermenistan, Ermeniye) concernant des périodes de l’Antiquité ou la conquête arabe, désignent toujours une province arménienne d’un empire (romain en particulier) et non un Etat ou un royaume.

10 On n’a trouvé qu’une occurrence de ce mot dans le corpus : « [Alparslan] mit le siège devant la forteresse d’Ani, qui était la plus grande et la plus puissante ville de l’Arménie [Ermenistan]. » (AkÒit, Lise II, s.d., p. 140.)

11 Cf. B. Martin-Hisara, « Domination arabe et libertés arméniennes (VIIe-IXesiècles) », in G. Dédéyan (dir.), Histoire des Arméniens, Toulouse, 1982, pp. 189 sq. Pour les représentations cartographiques, voir par exemple l’Historical Atlas of Armenia, New-York, 1987.

12 Cf. S.H. Nasr et al., Historical Atlas of Iran, Téhéran, 1971.

13 De telles considérations apparaissent particulièrement blessantes lorsqu’on sait quelle importance les Arméniens donnent à leur langue dans le maintien de la vie culturelle et de la cohésion nationale, comme le font aussi les Turcs.

14 TTTC, Lise II, 1931, p. 258.

15 R. Grousset, Histoire de l’Arménie, Paris, 1973, p. 574.

16 « Neuf questions... », pp. 209-210. On sait que ce thème des Turcs libérateurs est aussi avancé pour tous les peuples balkaniques au moment de la conquête ottomane.

17 TTTC, Lise II, 1931, pp. 258-260.

18 H.N. Orkun, Ortaokul için Tarih Okuma Kitabı II, 1946, p. 94.

19 Kafesofilu-Deliorman, Lise II, 1976, pp. 64 et 66.

20 Cf. A. Ducellier et al., Le Moyen-Age en Orient, carte de la page 311.

21 Voir chapitre 9, V, « Malazgirt ou la synthèse ». Cf. Köymen et al., Lise II, 1990, p. 81 ; Merçil et al., Lise II, 1990, p. 97 ; ∑ahin, Lise I, 1992, p. 204.

22 Sultan Mes’ud (...) Ermeni iÒgali altında olan MaraÒ ve civarını tâbiiyeti altına aldı (Kafesofilu-Deliorman, Lise II, 1976, p. 91).

23 Kafesofilu-Deliorman, o.c., p. 95.

24 id., ibid., pp. 96 et 98.

25 id., ibid., p. 119.

26 Merçil, Lise II, 1990, pp. 115-116.

27 Ufiurlu-Balcı, Lise II, 1989, p. 94.

28 Köymen et al., Lise II, 1990, pp. 103 et 105.

29 C’est le cas dans Mumcu et al., Lise II, 1990, et Yıldız et al., Lise II, 1989.

30 ∑ahin, Lise I, 1992, p. 165; voir aussi p. 203.

 

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