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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Ahmet Arvâsi, un intellectuel de la "synthèse turco-islamique" (1998)

 

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Référence à rappeler en cas de citation :

Copeaux Etienne, « Ahmed Arvasi, un idéologue de la synthèse turco-islamique », Turcica, tome 30, 1998, pp. 211-223.

Résumé : Ahmed Arvasi (1932-1988), enseignant originaire du sud-est de la Turquie, a été chroniqueur du quotidien nationaliste Türkiye et a publié de nombreux ouvrages, constamment réédités, qui diffusent l’idéologie de la synthèse turco-islamique, vision nationaliste des rapports entre la Turquie et l’islam, dans leur dimension historique, culturelle, politique et géopolitique. Ses idées sont ici présentées à titre d’exemple d’un discours nationaliste, xénophobe voire raciste, très opposé à toutes formes de nationalisme kurde ; il se nourrit du récit historique forgé par le nationaliste turc et revêt volontiers des formes anti-ampérialistes. L’islam y est présenté comme une valeur indéfectible de la nation turque. Les idées propagées forment un ensemble de lieux communs prêts à l’emploi dans le discours politique nationaliste-religieux.

Abstract : Ahmed Arvasi (1932-1988), a native of South-East Turkey, originally was a teacher who wrote as a columnist in the rightist newspaper Türkiye ; he published a set of books spreading an ideology known as the Turkish-Islamic synthesis, a nationalist vision of the relations between Turkey and Islam, in their historical, cultural, political and geopolitical dimensions. This paper presents Arvasi’s statements as a case exemplifying a nationalist, xenophobic and even racist discourse, strongly opposed to every Kurdish feeling ; it is influenced by the historical narrative as it was moulded by Turkish nationalism, and is often anti-imperialist. Islam is seen there as an unseparable part of Turkish nation’s values. As they are widespread, these statements are part of a set of stereotypes, ready for use by the nationalist-muslim political discourse.

Le concept de « synthèse turco-islamiste » désigne une vision nationaliste des rapports entre la Turquie et l’islam, dans leur dimension historique, culturelle, politique et géopolitique. Selon cette idéologie, l’identité turque se serait accomplie dans l’islam en même temps que celui-ci aurait bénéficié du rôle de bouclier et de porte-drapeau joué par les Turcs : sans l’islam, la culture turque se serait évanouie, et sans les Turcs, l’islam se serait affaibli ou sclérosé. Ce n’est pas un hasard si le Foyer des intellectuels (Aydınlar Ocagı), club élitiste encourageant la mise en œuvre de la synthèse turco-islamique, fut fondé (1970) et longtemps présidé par un historien médiéviste, Ibrahim Kafesoglu (1914-1984) ; en effet, la synthèse turco-islamique s’appuie sur une certaine représentation du passé, et particulièrement de la période médiévale (IXe-XIIsiècles) au cours de laquelle les Turcs, après s’être convertis à l’islam, fondèrent ce que les manuels scolaires appellent « les premiers États turco-musulmans » dans le bassin aralo-caspien, sur le plateau irano-afghan, puis en Anatolie. A cette époque et en ces lieux, une première synthèse turco-islamique aurait vu le jour, permettant plus tard aux Turcs d’accomplir leur mission de protection de l’islam en le défendant contre les croisades 1. Mais l’idéologie de la synthèse turco-islamique ne reflète pas seulement un point de vue d’historien sur le passé turc ; elle est une manière de voir le présent et l’avenir, une manière de définir les grands équilibres culturels et politiques, un nationalisme enfin, qui ne conçoit pas la grandeur de la Turquie autrement que dans une défense et une promotion des valeurs religieuses et culturelles de l’islam. Le principal porte-parole de la « synthèse », depuis quelques années, est le quotidien d’extrême-droite Türkiye, très lié au Foyer des intellectuels.

Ibrahim Kafesoglu attribuait à l’islam un rôle surtout culturel dans la construction de la nation turque ; il a toujours veillé à exprimer, au moins formellement, une déférence à l’égard d’Atatürk et du kémalisme, comme en témoignent les nombreux éditoriaux qu’il publia dans ce sens dans la revue Türk Kültürü. Ahmed Arvasi (1932-1988), dont les écrits inspirent certains commentateurs de Türkiye, en a plutôt accentué la dimension proprement religieuse. Mais tous deux furent des promoteurs de l’idée de culture nationale, concept qui a pénétré les milieux officiels turcs à partir de 1975 et surtout 1980, au point d’imprégner le document qui fonde la politique culturelle des années quatre-vingt, le Rapport sur la culture nationale élaboré par la Devlet Planlama Teskilatı (Organisation de planification de l’Etat) en 1983. En 1986, la Haute fondation Atatürk pour la culture, la langue et l’histoire (Atatürk Kültür, Dil ve Tarih Yüksek Kurumu, AKDTYK), créée par la constitution de 1982, a adopté une politique culturelle conforme aux idées du Foyer des intellectuels ; j’ai tenté de montrer ailleurs à quel point l’idéologie de la synthèse turco-islamique a pénétré l’enseignement de l’histoire en Turquie 2.

Avec Ahmed Arvasi, on retrouve le cas d’intellectuels originaires d’Anatolie orientale comme Bediüzzaman Said-i-Nursi, de Ziya Gökalp, Kadri Kemal Kop et d’autres qui, secoués par les événements du début du siècle et, pour certains, exaspérés par les tendances sécessionnistes kurdes, ont cherché à donner des bases théoriques au dogme de l’unité culturelle. Les Arvasi, lignage ayant, dit-on, fui Bagdad lors de la prise de ville par Hulagu, au XIsiècle, pour s’établir à Mossoul, puis à Urfa et Bitlis, passent pour une famille de seyyid descendant du Prophète par la branche de Hüseyin ; l’un des ancêtres, de la mouvance des kadiri, aurait fondé le village d’Arvas près de Van. Ahmed Arvasi est né à Dogubeyazit, en 1932, d’un père ancien directeur des douanes de Van. Après des études de théologie et de pédagogie au Gazi Egitim Enstitüsü, il a mené une carrière d’enseignant et de formateur d’enseignants dans les instituts pédagogiques (Egitim Enstitüleri ou Ilkögretim Okulları) de Balıkesir, Bursa puis Istanbul. Considéré par les milieux nationalistes religieux comme un intellectuel accompli, se disant lui-même influencé par des auteurs tels que Necip Fazıl Kısakürek ou Sezai Karakoç, il publie de nombreux ouvrages, essais et articles. Membre, avant 1980, d’une instance centrale du parti ultra-nationaliste d’Alparslan Türkes, le MHP, il est à ce titre arrêté à la suite du coup d’Etat du 12 septembre, emprisonné à la prison militaire de Mamak et torturé. Après sa libération, il rejoint les milieux ultra-nationalistes et tient, dans les années quatre-vingt, une rubrique intitulée Hasbihal (Conversation) dans le quotidien Türkiye. C’est, selon son entourage, en rédigeant sa rubrique qu’il s’effondre sur sa machine à écrire, terrassé par une crise cardiaque, le 31 décembre 1988. Il a laissé des ouvrages sans cesse réédités, comme Kendini arayan insan (1968), Egitim Sosyolojisi (1976), Diyalektigimiz ve Estetigimiz (1982), Dogu Anadolu gerçegi (1986) et surtout Türk-Islâm Ülküsü(1979) 3.

 

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Ahmet Arvasi. Photo publiée dans Türkiye, 20 février 1997

 

Ahmed Arvasi jouit d’une considération respectueuse de la part des tenants de la synthèse turco-islamique. Chaque année, Türkiye rappelle l’anniversaire de sa mort, survenue « en ce jour où il avait coutume de s’opposer au torrent de blasphèmes proférés au moment de Noël 4 ». Le respect qui entoure sa mémoire est accru par ses déboires avec le pouvoir de 1980 ; Necati Özfatura, chroniqueur influent de Türkiye, va jusqu’à le comparer avec Ahmed Yesevi, le grand mystique turkestanais du XIIsiècle 5 ; Ahmed Er, l’un des fondateurs d’un parti nationaliste-islamiste, le Büyük Birlik Partisi (BBP), le considère comme un nouvel Idris-i Bitlisi 6.

Arvasi s’intéressait notamment aux causes du déclin de l’islam, dont il tenait pour responsables deux facteurs qu’il qualifiait d’impérialisme noir (le capitalisme occidental), dont les multinationales sont le paravent, et d’impérialisme rouge (le communisme), qui, à l’époque où il écrivait, était supposé se dissimuler derrière le tiers-mondisme, l'aide au développement, l'encouragement à l'indépendance des peuples soumis 7. L’Occident, grand responsable de ce déclin, était sévèrement critiqué, mais Arvasi était plus dur encore envers les intellectuels musulmans fascinés par l’Europe et l’Amérique. Il estimait nécessaire, pour contrer cette tendance et permettre le développement de la nation, la formation de cadres croyants, loyaux et compétents. Le texte qui suit, rapporté par Türkiye, est exemplaire de l’imbrication étroite de l’islam et de la nation dans ses propos :

"Les forces impérialistes ne cessent pas de faire de nos jeunes des ennemis de notre culture nationale, de nos valeurs culturelles saintes et nationales, des idéaux de la nation, des symboles de la nation, et gravent dans leurs crânes et leurs consciences leurs propres idées sous le nom de « civilisation » et de « progressisme ». Ainsi apparaissent des cadres qui nous sont devenus étrangers et qui s'opposent aux nationalistes attachés aux saintes valeurs nationales.

C'est pourquoi nous n'avons pas d'autre désir que de former une jeunesse attachée à la culture turco-islamique, à la civilisation turco-islamique, à l'idéal turco-islamique, ayant intégré l'esprit de la turcité, croyant sérieusement en l'islam, connaissant l'esprit de l'islam, désireuse d'être l'espoir des Turcs du monde entier, l'espoir de l'islam et de toutes les nations opprimées, se consacrant avec foi à construire une nation, grâce aux ressources de la technologie, une nation qui serait le premier Etat du monde, dont le corps serait turc, et l'âme serait l'islam 8. Aucune valeur ne peut contrecarrer la nation ni la religion.

Personnellement, je trouve le bonheur en vivant dans la foi et les coutumes de l'islam, et je désire voir la grande nation turque, dans les deux mondes, respectable et heureuse, et je me définis comme un nationaliste turc dont le but est l'islam. Ma conception du nationalisme exclut le racisme, le régionalisme [bölgecilik] et le chauvinisme étroit [dar kavmiyet]. Je suis contre tout racisme, qu'il vienne de minorités ou de majorités.

Sur ce point, je suis attaché aux hadis de notre saint Prophète: « On ne peut être accusé d'aimer une personne ou une nation », « Le maître de la nation est celui qui lui est dévoué  9 », et « L'amour de la patrie [vatan] a sa source dans la foi ». Je crois qu’il faut actualiser rapidement, dans sa dimension spirituelle, le hadis de notre valeureux Prophète : « La connaissance est le bien que les croyants ont perdu ; prends-là la où tu la trouves. » Ainsi renaîtra la culture et la civilisation turco-islamique.

Il ne faut jamais oublier que les idéologies des Etats étrangers impérialistes [istilacı], en tant que paravents de la pensée, sont des pièges insidieux qui frappent les nations au cœur. Sachant cela, je me sais redevable, dans mon honneur et ma conscience, à la nation turque, qui résiste aux entreprises de subversion et de division 10."

Dans le domaine de la diffusion des idées de la synthèse turco-islamique, le principal ouvrage d’Ahmed Arvasi est Türk-Islâm Ülküsü [L’idéal turco-islamique], paru en 1979 et constamment réédité depuis 11. Le premier des trois volumes se veut une réflexion philosophique, divisée en parties intitulées « Le besoin de penser et la situation de la philosophie », « Notre religion, l’islam », « Nos vues sur l’homme et la société » et « Les problèmes de culture et de civilisation ». Le deuxième volume est surtout consacré à l’économie et au problème de l’adaptation de l’économie à l’islam, puis à des question politiques ; le dernier traite du système éducatif dans l’islam et de la psychologie religieuse musulmane. La filiation entre Arvasi et Ibrahim Kafesoglu est clairement revendiquée 12. En revanche, il s’agit d’une pensée totalement dégagée du kémalisme, et qui représente une branche ouvertement religieuse de la synthèse turco-islamique.

Comme souvent dans les écrits de cette mouvance, le rôle des Turcs dans l’islam est défini dans le cadre d’une tension polémique qui oppose ces derniers aux Arabes ; un chapitre intitulé « L’islam est une religion qui n’est propre à aucun peuple en particulier » a pour propos d’enlever aux Arabes toute prétention à la direction morale de l’islam : « On ne peut qualifier de musulmans ceux qui parlent de ‘ religion arabe ’ ou qualifient notre sauveur de ‘ prophète arabe ’ » 13. En revanche, Arvasi fait siennes les assertions propagées par Kafesoglu, dans son article « Türkler [Les Turcs] » de l’Islâm Ansiklopedisi et dans son Türk-Islâm Sentezi, sur l’ancienne religion des Turcs : selon ces vues, qui sont désormais un présupposé largement partagé, les anciens Turcs n’étaient pas chamanistes, ni bouddhistes, ni chrétiens nestoriens, mais avaient une sorte de religion “ nationale ” monothéiste, le culte du dieu-ciel (Gök-Tanrï), très proche de l’islam, ce qui expliquerait la facilité avec laquelle ils s’y convertirent à partir du IXsiècle 14. En somme, les Turcs auraient été prédestinés à l’islam, assertion reprise par Arvasi :

"Les Turcs sont une nation monothéiste depuis les temps les plus reculés (...). Les Turcs, qui, depuis des siècles, étaient pour ainsi dire à la recherche de l’islam (…), ont choisi l’islam grâce à leur conscience claire et libre (…). Au cours de l’histoire, aucune nation n’a accouru vers une nouvelle religion avec un désir si fort, telle une lame de fond (…). Le khan des Karahanides, Abdülkerim Satuk Bugra, fut le premier khan turc s’honorant d’être musulman. (…) Tugrul Bey a été proclamé “ sultan des musulmans ”. Au XVIsiècle, le sultan Yavuz Selim s’est honoré d’être calife du noble Prophète, c’est à dire son bienheureux représentant 15."

"Les Turcs ont accouru vers l’islam avec toutes leurs ressources et leur enthousiasme, et ont vécu le bonheur de se joindre à la religion qu’ils avaient tant attendu. En disant « Il n’y a d’autre dieu que Dieu », les Turcs ont très rapidement laissé l’islam conquérir leur âme, et les faire se redécouvrir eux-mêmes (Türk’ü yeniden Türk’e buldurmustur) ; ils ont renforcé le devoir de djihad grâce à leur esprit d’héroïsme, et d’autre part ils ont favorisé l’apparition, sur la voie de la justice, de nombreux saints, plus encore par l'encre des livres que par le sang des martyrs16."

Comme on le voit, le processus de la conversion des Turcs à l’islam, vieux de plus d’un millénaire, continue, dans la Turquie d’aujourd’hui, de faire couler de l’encre. Il s’agit d’un exemple typique de débat historique reflétant les préoccupations du moment. Alors que certains auteurs voient dans la rencontre avec les Arabes, au VIIIsiècle, une catastrophe, prélude à une acculturation radicale et même à un génocide 17, pour les tenants de la « synthèse », il s’agit au contraire d’un événement-origine, le moment historique où les Turcs découvrent leur vraie personnalité ; ce thème et sa « démonstration », déjà proposée par Kafesoglu, sont des poncifs du discours de la synthèse turco-islamique :

"Les Khazars, les Petchénègues, les Oghouz, les Koumans, les Hongrois et les Bulgares, qui se sont christianisés, ont rapidement perdu leur turcité. Les Tabgatch, en se convertissant au bouddhisme, se sont sinisés. Inversement, non seulement les Turcs musulmans n’ont jamais cessé de se mettre au service de l’islam, mais ils ont fondé les plus puissants Etats du monde, tout en préservant leur identité nationale 18."

Le thème du service rendu, important depuis la fin du siècle dernier dans le turquisme, mais qui était souvent appliqué à l’humanité entière 19, est ici développé dans un sens exclusivement musulman, et comporte l’énumération des gloires turques (ou considérées comme telles) dévouées à l’islam, comme Imam-i Buhari, Ahmed Yesevi, Gazali, Farabi, Al-Bîrûnî, etc. ; c’est également un thème important du discours identitaire des manuels scolaires d’histoire en usage en Turquie.

Ces réflexions, dans l’esprit des tenants de la synthèse turco-islamique, légitiment la prétention des Turcs à exercer une direction au moins morale de l’islam. Cependant, plus que Kafesoglu peut-être, Arvasi s’en prend aux « étrangers », à l’« ennemi », en somme à tout ce qui pourrait déculturer les Turcs. Cette préoccupation est inévitable dès lors qu’on se propose d’inventer et de protéger une culture « nationale ». Aussi Arvasi propose-t-il le curieux concept de « race sociale » (içtimaî ırk), qu’il définit comme le contraire du « cosmopolitisme » et du racisme biologique ; ce dernier, dit-il, est par essence séparateur et sécessionniste, alors que l’idée de race sociale serait unificatrice, fédératrice et se renforcerait par la nation et l’Etat. Il revendique une filiation avec l’esprit des textes gravés sur les rives de l’Orkhon au VIIIsiècle par les Turcs célestes : l’idée de renaissance exprimée dans certaines de ces inscriptions, l’idée du « retour à soi-même » que les nationalistes pensent y avoir trouvée, le séduisent particulièrement 20. C’est un nouvel exemple de l’utilisation de ces célèbres textes anciens par le nationalisme actuel, un détournement, en somme, qui peut servir à dénoncer deux dangers : la déculturation et le sécessionnisme kurde, qui, dans l’esprit de beaucoup de Turcs, est d’ailleurs avant tout l’effet de menées étrangères.

En même temps qu’il cherche à déjouer les pièges de l’ennemi, le livre d’Arvasi cherche à justifier la présence turque en Anatolie ; ce thème paraîtrait surprenant si l’on ne se souvenait que le discours nationaliste turc, dans son ensemble, est né dans une atmosphère de catastrophes militaires et de dénigrement généralisé de la part de l’Europe, et qu’il garde de cette époque du début du siècle, de nos jours encore, un caractère de plaidoyer répondant à des accusations implicites :

"Nos ennemis disent : du moment que les Turcs sont venus d’Asie centrale, que font-ils sur les terres d’Anatolie et d’Europe ? Ils doivent les rendre à leurs anciens propriétaires. (…) Lorsque les Turcs sont arrivés en Anatolie, il n’y avait pas d'Etat arménien ni d’Etat kurde. C’est l’Etat byzantin qui contrôlait l’Anatolie. Et dans cette Anatolie, les champs étaient vides, les villages et les bourgs étaient ruinés (…), elle était laissée sans soin. (…) Une grande partie de la population qui vivait en Anatolie centrale n’était pas, comme on pense, d’origine grecque ; il s’agissait de descendants des Hittites, christianisés et grécisés 21."

Nous avons là une illustration de la densité des références au passé - ou plutôt à une certaine interprétation du passé - dans ce type de discours nationaliste. Le raisonnement, sous forme de négation polémique, cherche à défaire en quelques mots l’argumentaire des « ennemis », renvoyant Arméniens et Kurdes à leur non existence en tant qu’Etat, et les Grecs à leur incapacité ; il est clos par l’identification de la population anatolienne aux Hittites. Ceux-ci ne sont plus considérés, comme à l’époque d’Atatürk et des « thèses d’histoire », comme les descendants de migrations « turques » d’Asie centrale ; mais, en les opposant aux Grecs, Arvasi en fait, par-delà les millénaires, des alliés anachroniques des Turcs d’aujourd’hui. C’est un discours vertigineux, fréquent dans toute interprétation idéologique de l’histoire. La culture hittite, l’âge grec classique, la destruction du royaume arménien d’Ani par les Byzantins en 1045, la victoire turque de Malazgirt en 1071, enfin le discrédit jeté sur les Turcs par l’Occident, au début de notre siècle, tels sont les faits historiques convoqués par l’auteur, en quelques phrases, pour appuyer ses assertions.

Arvasi, néanmoins, porte son accusation la plus grave contre les élites turques occidentalisées, celles qui ont étudié à l’étranger ou dans les écoles étrangères de Turquie, « ignares alphabétisés » qui auraient perdu tout contact avec leur pays 22. Il s’agirait là, dans son esprit, d’une manifestation du complot occidental. La question est évoquée avec la même vigueur dans un petit ouvrage consacré au problème kurde, La vérité sur l’Anatolie orientale 23 ; Arvasi y fustige l’exode des intellectuels vers les grandes villes de l’ouest, où ils entrent en contact avec « les matérialistes et les séparatistes ». Tout le mal viendrait  de ces universités de Turquie occidentale : l’enseignement de l’histoire, insuffisant, n’y rendrait pas les étudiants capables de reconnaître les ennemis de la Turquie (les Russes, les Arméniens, les Bulgares, les Grecs), et ne leur inculquerait pas suffisamment les valeurs nationales sacrées. L’accomplissement du GAP 24, par le développement économique qu’il induira, devrait ruiner les entreprises sécessionnistes et retenir enfin ces élites dans leur région natale.

Pour Arvasi, comme pour les tenants de la synthèse turco-islamique, le sécessionnisme kurde affaiblit l’islam en même temps que la Turquie. Une telle représentation place la question kurde dans un contexte international, celui d’une double adéquation entre les intérêts de la Turquie et ceux de l’islam, d’une part, et entre les intérêts des Kurdes et ceux de l’« étranger », d’autre part. L’élément local de chaque couple antagoniste (la Turquie, les Kurdes) fait le jeu, ou représente les intérêts d’une puissance plus large (l’islam, la chrétienté et/ou l’Occident) :

"Je crois que tant que la nation turque musulmane et son Etat sont puissants, le monde musulman l’est aussi. Dans le cas contraire, le monde musulman serait colonisé en même temps que le monde turc. Ce sont probablement nos ennemis qui le comprennent le mieux ; ainsi, la première cible des « forces du mal » qui veulent soumettre le monde musulman, c’est l’Etat turc et le monde turc. (...) C’est pour cela que ceux qui veulent ruiner l’Etat turc et diviser la nation turque ne sont pas seulement des traîtres à la nation mais aussi des traîtres à l’Islam 25."

Cette mise en perspective de la question kurde dans un contexte dépassant celui de la Turquie se démarque de la vision habi­tuelle, qui utilise une perspective régionale proche-orientale, alors qu’Arvasi - et toute la mouvance islamiste après lui - se place dans une perspective religieuse. Toute identité doit se fondre dans un ensemble plus vaste : « Nous sommes turcs et musulmans, que vouloir de plus 26 ? »

La bataille de Malazgirt (1071), événement-symbole de l’unité turque, et surtout de l’adéquation entre la nation turque et le sol anatolien, ainsi que son héros, le sultan seldjoukide Alparslan, sont invoqués comme le point focal, sacré, de l’unité nationale, point de départ, géographique et chronologique, de la nation turque actuelle 27. L’invoquer, c’est utiliser, dans le discours, plus qu’un élément historique : c’est un élément fondateur, émotionnel, qui semble faire consensus, aujourd’hui, en Turquie. Après Malazgirt, symbole du turquisme conquérant et s’établissant dans une nouvelle patrie, apparaît le symbole inverse, le traumatisme toujours vivace des croisades : pour Arvasi, comme il est si fréquent dans le monde musulman 28, l’esprit de croisade se manifeste sous plusieurs masques : celui des Arméniens, marionnettes des Russes (image peu fréquente, car on les assimile plutôt, dans le discours nationaliste turc, à un « nouvel Israël ») ; celui des Français et de leurs comités de solidarité à la révolution kurde ; celui des Américains avec leurs Peace Corps.

"La Rome chrétienne, Moscou la rouge, la France haineuse, Israël la rusée, la Grèce patiente, se donnent la main pour ruiner le monde turco-musulman et coloniser l’Islam 29."

Arvasi ne résiste pas à l’emploi du jeu de mot facile et inévitable yabancı ve yalancı ideolojiler (idéologies étrangères et mensongères), et qualifie ainsi les Turcs qui s’y laisseraient prendre :

"Quelques politiciens stupides, des écrivains imprudents, des pions abusés, des idéologues inconséquents ; des agents, des cadres qui ne connaissent plus les valeurs nationales ; différentes sortes de minori­taires racistes, de spécialistes étrangers, de missionnaires, de volontaires de la paix (...). Oui, c’est le moment d’être très vigi­lant 30."

L’ensemble du livre baigne ainsi dans une atmosphère de hargne contre l’ennemi en général, arménien et grec en particulier ; de méfiance de l’étranger, pour ne pas dire de xénophobie ; il incite à encourager une conception nationaliste du contenu de l’enseignement, ainsi que le culte des lieux de mémoire, pour maintenir la cohésion de la nation : dans ce domaine, Arvasi recommande la multiplication de monuments aux morts sur le modèle français.

On reconnaît là l’atmosphère dans laquelle baigne le lectorat de Türkiye. Il est facile d’identifier les groupes politiques qui se réclament de l’héritage intellectuel d’Arvasi : à chacun des anniversaires de sa mort, leurs représentants se réunissent sur sa tombe au cimetière d’Edirnekapı, ou organisent des conférences, séminaires ou émissions télévisées en sa mémoire. C’est le cas du quotidien Zaman et d’organes extrémistes plus confidentiels, comme Milliyetçi Çizgi. Le Büyük Birlik Partisi (Parti de la grande union), orienté un peu plus vers l’islam politique que ne l’est le MHP, est de toutes les cérémonies en l’honneur d’Arvasi. Les membres et la direction des Nizam-ı Alem Ocakları, foyers d’agitateurs islamistes qui se sont signalés par leur soutien aux résistants tchétchènes en 1996, et, en 1997, par leur xénophobie et leur hostilité à la laïcité kémalienne, sont également admirateurs d’Arvasi. Mais le vecteur le plus important pour populariser ses idées est le quotidien Türkiye, en la personne notamment de Necati Özfatura, qui fut un ami personnel d’Arvasi, et dont les propos, quotidiennement, répandent la haine de l’Occident chrétien. C’est ce même journal qui, depuis 1996, cherche les moyens de créer un Institut Arvasi, dont la première tâche serait de traduire ses ouvrages en arabe et en anglais.

Comme celle d’Ibrahim Kafesoglu - si l’on exclut ses écrits proprement scientifiques - la production d’Ahmed Arvasi est abondante mais répétitive. Il ne s’agit certes pas d’un grand intellectuel ; ses textes sont bâtis sur des présupposés aisément reconnaissables, sur de forts préjugés concernant l’Occident chrétien, mais aussi sur un ressentiment datant de la fin de l’empire ottoman, alimenté périodiquement par des événements que les ultra-nationalistes interprètent, à leur manière, comme des éléments d’un complot anti-turc dont les instruments seraient les voisins Grecs, Kurdes, Arméniens.

La pauvreté de la pensée exprimée dans ce type de littérature ne doit pas être un prétexte à ne pas l’analyser. On retrouve dans ces textes des idées partagées par une grande partie de la population, et le thème d’un islam turquifié, rejetant la notion d’umma au profit de celle de nation, semble populaire. Le nationalisme, justifié par des hadis du Prophète et par une interprétation maintenant bien établie de l’histoire, est présenté comme une réaction contre une acculturation jugée excessive ; le développement de la « culture nationale », conçue comme une interprétation proprement turque de la culture musulmane, doit, selon ces vues, constituer un obstacle efficace à l’occidentalisation ; enfin, la force morale que la Turquie serait censée retirer de ce mouvement de pensée devrait la placer (ou la maintenir ?) en tête du monde musulman.

Cette pensée n’est pas marginale. L’analyse de certains ouvrages comme ceux d’Arvasi doit servir à la déconstruire et à faciliter l’étude de son mode de propagation 31. L’enseignement de l’histoire, tel qu’il est dispensé depuis des décennies, favorise la réception, parmi la population moyennement éduquée, d’assertions semblables à celles que j’ai citées plus haut. Notamment, les mythes historiques transmis par l’enseignement et d’autres relais sont repris par les auteurs de cette famille idéologique comme des vérités établies. Il s’agit d’une représentation du passé qui fournit elle-même la justification d’une représentation de la Turquie actuelle dans son rôle parmi les autres nations. Ces représentations se nourrissent d’autres, plus anciennes, et en nourrissent d’autres encore, à travers toute une littérature de libelles, pamphlets, journaux, émissions et prônes. Sa diffusion lui permet de subsister à l’état latent, en tant que pensée prête à l’emploi, prompte à ressurgir dans les moments de crise.

 

 

Notes :

1 Saladin est perçu comme un Turc dans cette conception de l’histoire.

2 Cf mon livre Espaces et temps de la nation turque. Analyse d’une historiographie nationaliste (1931-1993), Paris, CNRS-Éditions, 1997. En turc, voir Bozkurt Güvenç et al., Türk-Islam Sentezi, Istanbul, Sarmal Yayınevi, 1991. De Kafesoglu, on peut lire un recueil d’articles, Türk Milliyetçiligin Meseleleri, Ankara, Ayyıldız Matbaası, 1966, et ses deux principales contributions à l’Islâm Ansiklopedisi, « Türkler » et « Selçuklular » ; ce dernier texte a été traduit et commenté par Gary Leiser, A History of the Seljuks. Ibrahim Kafesoglu's Interpretation and the Resulting Controversy, Carbondale, Edwardville, South Illinois University Press, 1988. Le texte du Millî Kültür Raporu de 1983 figure dans l’ouvrage cité de Bozkurt Güvenç, pp. 48-68 ; celui du rapport adopté le 10 juin 1986 par l’AKDTYK se trouve pp. 69-111 du même ouvrage. Quelques extraits sont traduits en français dans mon livre, pp. 81-84.

3 Les œuvres complètes d’Arvasi ont été rééditées en 1996 par les éditions Burak (Istanbul). Malheureusement, comme c’est souvent le cas pour les publications de ce type en Turquie, elles ne comportent pas le moindre appareil critique, pas même la date de première publication des textes rassemblés.

4 Il est fréquent que les dates de Noël et de nouvel-an, dans cette littérature, soient confondues . On peut trouver facilement dans Türkiye, à la fin de décembre et au début de janvier de chaque année, des articles commémorant la mort d’Arvasi (voir notamment les chroniques de Necati Özfatura, qui fut l’un de ses proches).

5 Türkiye, 31 décembre 1993.

6 Türkiye, 1 janvier 1996. Idris-i Bitlisi, mort en 1520, a laissé une histoire des huit premiers sultans ottomans (Hest Behist). La loyauté envers Beyazit II affichée par cet intellectuel originaire du Kurdistan, nouvellement conquis par les Ottomans, explique cette comparaison.

7 Yusuf Akçura, au cours d’une conférence prononcée au Foyer turc d’Istanbul en 1919, parlait déjà de ces impérialismes noir, rouge, et d’une troisième force, les « verts » ou le nationalisme oriental ; cf F. Georgeon, Aux origines du nationalisme turc, 1980, p. 91, note 2 .

8 Cette métaphore est utilisée aussi par le fondateur du parti Baas, Michel Aflaq : « L’arabisme est le corps dont l’âme est l’islam » ; cf O. Carré, Le nationalisme arabe, 1993, p. 55.

9 Le mot que j’ai traduit par nation est ici kavim, qu’Arvasi préfère à millet ou ulus.

10 Certains de ces propos, à force d’être cités dans lers articles sur Arvasi, sont en passe de devenir de véritables slogans ; cf Türkiye, 1er janvier 1991, 30 décembre 1995 et 1 janvier 1996 ; Zaman, 31 décembre 1995, etc.

11 A. Arvasi, Türk-Islâm Ülküsü, Istanbul, Burak Yayınevi, 1992, 3 vol.

12 A. Arvasi, o.c., vol. 1, p. 85.

13 id., ibid., pp. 59-60.

14 Comme exemple de réfutation de ces assertions, voir Turgut Akpınar, « Eski Türklerin Dini Tek Tanrı Inancı Mıydı ? », Tarih ve Toplum, vol. 5, 1986, pp. 17-21.

15 A. Arvasi, o.c., vol. 1, pp. 81-82. La transmission de la charge du califat au sultan Yavuz Selim est un mythe historique tenace : cf Gilles Veinstein, « Les origines du califat ottoman », in Michel Bozdemir (dir.), La Question du califat, Les Annales de l’autre islam, 1994, n° 2, pp. 25-36.

16 A. Arvasi, o.c., vol. 1, p. 267.

17 Voir par exemple Erdogan Aydın, Nasıl Müslüman Olduk ? Türklerin Müslümanlastırılmasının Resmi Olmayan Tarihi, Ankara, Basak Yayınları, 1994, 316 p.

18 A. Arvasi, o.c., vol. 1, p. 83.

19 Cf E. Copeaux, « Hizmet : a Keyword in the Turkish Historical Narrative », New Perspectives on Turkey, 14, 1996, pp. 97-114.

20 A. Arvasi, Türk-Islâm Ülküsü, vol. 1, pp. 118-122 et 188.

21 id. ibid., pp. 300-301.

22 id. ibid., pp. 378-379.

23 A. Arvasi, Dogu Anadolu Gerçegi, Istanbul, TKAE, 1986.

24 Güney-Dogu Anadolu Projesi, projet de développement du sud-est, qui prévoit de grands barrages et des travaux d’irrigation dans le bassin de l’Euphrate, et dont la réalisation la plus spectaculaire est le barrage Atatürk, au nord d’Urfa.

25 Dogu Anadolu Gerçegi, pp. 6-7.

26 id., ibid., p. 45.

27 Cf Espaces et temps de la nation turque, pp. 190-212.

28 Cf Emmanuel Sivan, Mythes politiques arabes, Paris, Fayard, 1995.

29 Dogu Anadolu Gerçegi, p. 60.

30 id., p. 61.

31 Voir à ce sujet Dan Sperber, La contagion des idées, Paris, Odile Jacob, 1996, et Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires. Critique de la raison - l’économie - narrative, Paris, Herrmann, 1972.

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