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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


"La Turquie et son passé" (1) DEA 1990

Publié par Etienne Copeaux

Note du 28 février 2010

J'ai jugé utile de mettre à disposition de ceux que cela intéresse la première partie de mon mémoire de DEA, soutenu en 1990. On y trouvera des idées et des références que je n'ai pas ou peu développé dans mes publications ultérieures.
J'ai respecté la règle du jeu: je n'ai porté à ce texte vieux de vingt ans aucune modification, sauf d'ordre orthographique ou typographique. 
Je ne renie rien de ce que j'y ai écrit. 
La suite de ce mémoire portait successivement sur
- les premiers résultats de la réforme de l'histoire;
- la création de la société turque de recherches historiques (Türk Tarih Tetkik Cemiyeti) et la publication des premiers manuels scolaires kémalistes en 1931;
- le "coup d'Etat en histoire";
- les représentations des Arabes, du passé arabe et de l'histoire de l'islam dans le récit historique turc;
- l'évolution vers le courant de la synthèse turco-islamique.
Tous ces thèmes ont été largement traités ensuite dans ma thèse, puis repris dans l'ouvrage intitulé Espaces et temps de la nation turque (Paris, CNRS Editions, 1997).
Toutefois,  dès que j'en aurai le temps, je présenterai ici la version complète de ce mémoire.

 

Etienne COPEAUX

 

 

LA TURQUIE ET SON PASSÉ - DES « THESES D'HISTOIRE » A LA « SYNTHESE TURCO-ISLAMIQUE »

 

Mémoire présenté pour l'obtention du Diplôme d'Etudes Approfondies

sous la direction de MM les Professeurs Yves LACOSTE et Stéphane YERASIMOS

Université de PARIS VIII

novembre 1990

 

INTRODUCTION - SUJETS TABOUS ET « OUBLI CLEMENT »
Après l'humiliation de la défaite ottomane de 1918 la Turquie faillit disparaître en tant que Nation. Vaincue, occupée militairement, menacée de partage en zones d'influence, elle traîne la fameuse expression « l'Homme malade de l'Europe » comme un boulet. En 1919 l'Europe peut enfin proclamer que l' « Homme malade » est mort. La culture turque est dénigrée, certains même se demandent si elle existe. La langue ottomane est devenue un amalgame de mots turcs, arabes et persans que le peuple ne comprend plus. Sur le plan moral, les massacres d'Arméniens de 1915 sèment le trouble et rabaissent encore plus l'image désastreuse de la Turquie en Occident.

Le sursaut politique et militaire réalisé par Mustafa Kemal, aussi extraordinaire qu'inattendu, provoqua en Europe un mouvement d'admiration et de sympathie : la Turquie renaissait non pas de ses cendres, mais sur des bases nouvelles, grâce à des personnes admirant l'Occident et imprégnées d'esprit positiviste.

Mustafa Kemal et son entourage ne surent pas se contenter de ces succès, ni se satisfaire du redressement de l'image de la Turquie à l'étranger. Pour laver l'humiliation de 1919, ils crurent nécessaire de créer une Turquie qui n'ait plus rien à voir avec l'Empire Ottoman ni avec son passé islamique. Plus que les changements institutionnels, la première coupure vraiment radicale fut probablement le changement d'alphabet, puisque cette mesure rendait les jeunes générations incapables de communiquer avec leur propre passé et avec l'environnement arabo-musulman de la Turquie.

Puis suivirent, à partir de 1929, des réformes culturelles qui furent autant de coupures : épuration de la langue de son vocabulaire arabe et persan, vaste mouvement d'études historiques aboutissant à une profonde réforme des programmes d'histoire dans les écoles, enfin élaboration de la surprenante théorie du « Soleil-Langue ».

Ce que l'on peut appeler par commodité la « réforme de l'histoire » n'est pas seulement un changement de programmes d'études mais l'«invention d'un nouveau passé » puisque ce mouvement, sur la base d'études préhistoriques et historiques sérieuses, cherche à prouver, et croit pouvoir prouver, que les Turcs sont à l'origine de toutes les civilisations humaines.

Ces idées, adoptées autant par ferveur pour la nation turque que par nécessité politique, furent rapidement trop rapidement - concrétisées dans une nouvelle série de manuels scolaires d'histoire édités par l'Etat (1931), puis par la tenue de Congrès d'Histoire Turque (1932, 1937, 1943). Ainsi ces nouvelles « thèses d'histoire » passèrent-elles rapidement dans l'esprit des intellectuels, enseignants surtout, et dans celui d'une importante génération d'écoliers et lycéens. Enfin, en 1936-1937, la théorie du « Soleil-Langue », plus curieuse encore, tenta d'établir que la langue turque était à l'origine de toutes les langues du monde.

Ces réformes se firent dans la ferveur et l'enthousiasme. On peut sentir dans les articles et les essais parus à l'époque, et plus encore dans les interventions lors des Congrès d'Histoire, une forte excitation intellectuelle, une joie de recréer de nouvelles bases à la culture turque, des bases qui ne doivent plus rien à l'étranger ; mieux, des bases qui fassent de la culture turque (par une sorte d'effet rétroactif) la mère de toutes les autres.

Cet enthousiasme a provoqué des exagérations, fictions, torsions de la réalité en Histoire, en Anthropologie, en Linguistique. Pour l'historien d'aujourd'hui il y a plusieurs types de réactions possibles.

On peut juger ces exagérations ridicules et penser que beaucoup de chercheurs de l'époque se sont égarés et déconsidérés, et avoir sur tout cela un regard indulgent, la ferveur, l'enthousiasme excusant en quelque sorte ces exagérations. On peut aussi prendre tout ce mouvement plus au sérieux, en ce sens que ces théories raciales, pour ne pas dire racistes, auraient pu aller plus loin que des conférences et des articles dans des revues savantes. Fort heureusement, la théorie de la supériorité de l'homme, de la langue, de la culture turques n'a pas fait de victimes, comme en a fait le nazisme, et il n'y eut pas, dans les années trente, de réédition des persécutions et des massacres de 1915.

En tout cas les élucubrations de cette époque gênent. Elles gênent beaucoup d'intellectuels turcs actuels, car le tabou sur Atatürk est encore très fort, et il a fallu attendre 1989 pour que les « réformes de l'histoire » de 1929-1932 soient l'objet d'un travail universitaire . Elles gênent aussi les chercheurs étrangers, et l'attitude la plus commune sur ce mouvement, qui, ne serait-ce que par son ampleur, son audience et sa durée, mérite une étude, est le haussement d'épaules, au propre comme au figuré. Beaucoup de Turcs, lorsqu'on aborde le sujet, s'empressent de préciser qu'Atatürk est rapidement revenu en arrière après 1937 sur la « Théorie Soleil-Langue », et s'étonnent qu'on perde du temps à étudier une question de si peu d'intérêt.

En Europe, la réaction des spécialistes procède souvent de l' »oubli clément » : « Ce genre d'élucubrations et les autres doctrines douteuses élaborées à l'appui ne suscitèrent guère d'écho en dehors du cercle intérieur de la société linguistique et ne tardèrent pas à tomber dans un oubli clément. » (B. Lewis, 1989, p. 380) ; « Il serait inutile et cruel d'insister sur ce sujet » (N. Vatin, in Turquie la croisée des chemins, p. 79) ; « Ce sont là des tentatives limites qui ressemblent plutôt à des recherches folkloriques ou simplement scientifiques, qu'à des velléités fascisantes » (C. Aktar, 1985, p. 76, note 18).

A l’ « oubli clément », d'autres préfèrent, tout en restant très discrets, l'absolution : « Il y eut d'inévitables abus [...]. On serait tenté de s'en gausser si on n'y discernait pas de la sagesse. La réussite du moins fut totale » (J.P. Roux, 1982, p. 14) ; « Il ne faut pas mal interpréter les théories d'Atatürk sur la langue et l'histoire : tout cela provenait de son effort pour assimiler toutes les valeurs créés sur ces terres. En disant que le Grec est Turc, il voulait dire par là que nous étions maîtres de ces terres avant les Grecs. » (S. Eyubofilu, in Europe, n° 655/6, 1983, p. 23).

Seul, parmi les auteurs récents, A. Jevakhoff est sévère et ne craint pas de parler plus longuement de « cet épisode scientifiquement douteux », des influences qu'a subies Atatürk (Resit Galip, Eugène Pittard, H.G. Wells) et des « tentations » historiques auxquelles Mustafa Kemal a « succombé » (1989, p. 421)

Sentiment de vague honte pour les Turcs, volonté de ne pas faire de peine pour les autres, peur de blesser, de froisser un sentiment national qui, il faut bien le dire, est particulièrement chatouilleux... Mais pourquoi aller jusqu'à mettre entre parenthèses dix années d'histoire intellectuelle de la Turquie ?

Il ne s'agit pas, d'ailleurs, en étudiant les mouvements historiques et linguistiques turcs, de faire un catalogue de sornettes pour « s'en gausser ». Une telle entreprise n'est pas à prendre comme une oeuvre de turcophobie : il est extrêmement intéressant de réfléchir sur cette « invention d'un nouveau passé », qui s'est faite sur la base de travaux turcs et étrangers le plus souvent sérieux. D'autre part, la façon dont certaines failles dans les connaissances préhistoriques et historiques ont été utilisées pour les théories kémalistes pose un intéressant problème d'historiographie. Ensuite, la faveur dont jouissaient l'anthropologie et la préhistoire à l'époque invitent à replacer le cas de la Turquie dans un contexte général.

Mais surtout les auteurs, turcs ou non, qui souhaitent passer avec indulgence sur ces mouvements culturels « douteux » des années trente oublient que ces idées ne sont justement pas restées dans un cercle restreint d'intellectuels : elles ont donné la substance de manuels scolaires imprimés et mis en service dès 1931, utilisés pendant plus d'une décennie. Ces idées ont donc imprégné toute une génération de collégiens et lycéens ; or nous sommes persuadés que l'enseignement, et donc les manuels scolaires, jouent un rôle fondamental dans la mémoire collective d'une société. Comment s'étonner alors que certaines idées des années trente ne ressurgissent actuellement dans certains cénacles, y compris les idées racistes ?

Baskın Oran, dans un article paru récemment , signale une continuité frappante entre ces thèses des années trente et la « synthèse turco-islamique » qui se développe actuellement en Turquie. Ce qui frappe le plus est le resurgissement de l'idée raciale, mais surtout la similitude des méthodes pour imposer cette nouvelle « révolution culturelle ».

C'est une nouvelle « réforme de l'histoire », qui de nouveau n'est pas tant le résultat de recherches d'historiens que celui d'une volonté gouvernementale qui veut orienter, voire imposer les directions de recherches. Une nouvelle « culture planifiée » semble devoir être dispensée au peuple par les mêmes moyens qu'en 1931 : l'école, les manuels scolaires.

Nous essayerons de montrer, dans ce mémoire, la généalogie des idées historiques diffusées à grande échelle par l'enseignement.

Dans une première partie, nous exposerons d'abord quelques unes des sources occidentales des mouvements anthropologiques, linguistiques et historiques qui se succèdent en Turquie de 1929 à 1937.

Puis nous examinerons quelques exemples de la mise en pratique des nouvelles idées : l'élaboration des Lignes Directrices de l'Histoire Turque, que nous qualifions de « coup d'Etat en histoire », puis celle des nouveaux manuels scolaires de 1931, qui ont joué le rôle de transmission de ces idées aux générations dirigeantes des années 1960 et 1970.

Nous laisserons de côté, dans le cadre de ce mémoire, les Congrès d'Histoire de 1932-1937 qui viennent d'être étudiés par Mme Ersanlı-Behar, pour nous consacrer brièvement à la façon dont l'Islam est traité dans les manuels scolaires d'histoire de 1931 à 1989, pour montrer comment les idées récentes de la « Synthèse Turco-Islamique » sont déjà diffusées dans les écoles, et, à la faveur des évènements récents, imprègnent une partie de la presse turque actuelle.

Enfin nous exposerons quelques directions de recherches que nous nous proposerons d'explorer dans le cadre d'une future thèse de Doctorat.

 

CHAPITRE PREMIER - LES SOURCES OCCIDENTALES DES MOUVEMENTS CULTURELS TURCS

Une « mode » de la préhistoire et de l'anthropologie : l'Europe se passionne pour l'Asie

a - ...et ses recherches archéologiques passionnent les Turcs

Lorsque naît la République Turque, lorsque, après le changement d'alphabet, Atatürk et son entourage se préoccupent de « réformer » l'histoire de leur pays, l'Europe se passionne depuis trois quarts de siècle pour l'Orient asiatique.

Au début du XIXe siècle c'est l'Egypte qui attirait l'attention des historiens de l'Antiquité, depuis l'impulsion donnée par l'expédition de Bonaparte ; les connaissances concernant l'Orient étaient encore largement dominées par l'influence biblique; l'intérêt d'alors pour les langues sémitiques se trouvait conforté par les premières découvertes assyriologiques, l'Assyrie et la Babylonie (aux langues sémitiques) devinrent familières aux Européens.

De 1850 à 1900 l'intérêt se porta progressivement sur les non sémites, Sumériens et « Asianiques ». Au fur et à mesure des progrès dans la connaissance des Sumériens se révélèrent plusieurs problèmes : le mystère de leur origine géographique, celui de leur langue, celui du progrès décisif qu'ils firent faire aux peuples mésopotamiens d'alors. Certains crurent voir dans ces mystères sumériens une preuve de l'existence de certaines élites, races aristocratiques et supérieures: nous sommes à l'époque de Gobineau et de Chamberlain, et les théories racistes fleurissent.

A partir du milieu du XIXe siècle la question des « Lieux Saints », la guerre de Crimée, l'occupation et la colonisation par la Russie du Kouban, du Turkestan et même (de 1871 à 1878) d'une partie du Turkestan chinois, enfin les guerres des Balkans et l'évolution interne de l'Empire Ottoman, tout cela attira l'attention de l'Europe vers l'Est. Certains des premiers « orientalistes » sont célèbres : Gobineau passa des années en Perse, Renan participa à une mission archéologique en Phénicie. Une vague de voyages avait commencé au début du siècle, suivie par une série importante de missions archéologiques au Levant, au Caucase, en Anatolie, en Asie Centrale, en Sibérie. Ce fut la découverte de l'Elam, du royaume de Van, des Hittites et de divers peuples d'Anatolie, et des civilisations de l'Altaï. Parmi les missions les plus célèbres et les plus importantes, signalons celle de E. Botta, agent consulaire français à Mossoul (1842-1847), celle de Rawlinson en Perse (1833-1839), de l'Allemand Andrae à Assour. Il y a dans ce domaine une véritable rivalité entre les nations européennes qui soutiennent ces campagnes par des moyens officiels comme le consulat français de Mossoul, ou la Deutsch-Orient Gesellschaft dont Guillaume II fut un des promoteurs . Des « Histoires de l’Asie », des « Histoires des Turcs » paraissent, dont celle de Léon Cahun (1841-1900), grand ami des Jeunes Ottomans, et dont les livres figurent, annotés, dans la bibliothèque d'Atatürk.

Vers 1920-1930 de nombreux comptes rendus et synthèses de ces travaux archéologiques sont parus. Ces travaux passionnent les Turcs kémalistes. En soulignant certaines énigmes comme celle des origines de Sumériens, des Hittites, des Crétois et surtout en découvrant dans le Caucase, au Turkestan, dans l'Altaï, en Sibérie et en Chine des civilisations proto turques, ils ouvrent une voie enthousiasmante à la recherche turcologique. Les républicains kémalistes, qui ont rejeté Istanbul, l'Empire, le Califat, l'Islam et l'alphabet arabe, ont besoin de trouver un « nouveau passé » pour former la Nation turque. Ces recherches archéologiques, linguistiques et anthropologiques se sont développées à point nommé pour la Turquie.

On trouve de la sorte dans les bibliographies des ouvrages turcs de 1929-1932 de nombreuses références aux archéologues russes (Radloff, 1843 ; Bitchourine, 1851 ; Samokvasoff, Kotchneff, Lomakine, Yakuchine, Kostroff) à propos de recherches sur la Sibérie, particulièrement les langues de l'Orkhon, sur les Turcs d'Asie Centrale etc. Parmi l'ensemble des citations des orateurs au Congrès d'Histoire de 1932, une grande partie concerne l'Asie centrale, la Sibérie, la Chine : explorations au Turkestan (Pumpelly 1908) ; langues tchagatay (Vambery 1867) ; fouilles archéologiques (Lerch 1867, Kallaur 1899) ; inscriptions de l'Orkhon (Thomsen) ; l'Altaï (Tchihatcheff 1845, 1853) ; l'ancienne Chine (Pauthier 1853, Richthoffen 1877, Laufer 1912, Bretschneider 1920, Andersen 1925, Buxton 1929) ; les Ouïgours (Klaproth 1812, Schott 1875). Toute cette littérature historique, archéologique et linguistique est à la base de la conception par les historiens kémalistes de l’anavatan, la mère-patrie, lieu d'origine des Turcs avant l'Histoire, qui tient une si grande place depuis les années trente dans la conscience nationale.

C'est dès 1931 que les manuels scolaires turcs placent cette mère-patrie entre la mer Caspienne et le fleuve Jaune. Après plusieurs siècles où l'Empire Ottoman n'avait de passé qu'islamique, les kémalistes retrouvent les origines.

b - Les historiens turcs utilisent les failles des connaissances préhistoriques

Reste à faire le lien avec les énigmes que nous évoquions plus haut : comment expliquer la « révolution néolithique », les progrès décisifs réalisés par l'homme en Chine, en Inde, en Mésopotamie, en Egypte et en Europe vers 4000 avant J.C. ? C'est pour répondre à cette question que des historiens turcs, Afetinan en particulier, vont passer d'une passionnante recherche archéologique à l'histoire-fiction : c'est l'hypothèse de la « Grande Mer Turque ».

Trois auteurs au moins fournissent des arguments à cette fiction : A. Boutquin (L'Asie Centrale ; La question du dessèchement du globe) ; Eduard Brückner (Klimaschwankungen und Völkerwanderungen, 1912) ; Ellsworth Huntington (The Rivers of Chinese Turkestan and the Dessication of Asia, 1906) . Ces trois historiens croient en l'existence, aux temps préhistoriques, d'une mer en Asie centrale, qu'un changement climatique aurait asséchée. Certes, les géologues attestent aujourd'hui cette transgression marine du Crétacé Supérieur-Paléocène ; mais c'était il y a 65 millions d'années ! Quoi qu'il en soit ces historiens en déduisent une vague migratoire : les populations des rivages de cette mer auraient été obligées de s'exiler massivement à cause de la sécheresse. Cette idée est développée par des chercheurs mais aussi par un vulgarisateur célèbre, H.G. Wells, dont le livre Esquisse d'une Histoire Universelle, paru en 1920, est un immense succès commercial. Comme le souligne Alexandre Jevakhoff dans sa biographie d'Atatürk, le Gazi en possède plusieurs exemplaires dont l'un est annoté de sa main.

Il ne serait pas étonnant que Wells ait influencé Atatürk et son entourage. Ses idées socialistes à l'anglaise procèdent d'une sorte de darwinisme : le monde peut changer, et la condition de ce changement est la volonté politique. Cette volonté est à la charge de la classe moyenne, et c'est l'éducation qui doit amener l'individu à se placer volontairement au service de l'espèce . N'est-ce pas caractéristique de la politique kémaliste que de transformer volontairement la société, à coups de décrets ? Et le rôle primordial de l'éducation (l'école ne forme-t-elle pas surtout la classe moyenne) n'est-il pas aussi l'obsession du Gazi ?

Bref, l'assèchement de cette supposée « Grande Mer Turque », les migrations qui s'ensuivent, font naître une idée folle : les Turcs, grâce à la supériorité de la race brachycéphale, ont une civilisation supérieure qu'ils vont exporter, avec leur langue, dans le monde entier. Du même coup on pense résoudre le problème de l'origine des Sumériens, des Hittites et des Etrusques, et on croit fournir l'explication des progrès réalisés par les Chinois, les Indiens, les Egyptiens et tous les Européens (jusqu'en Irlande !) au Néolithique.

Reste le problème gênant des langues, car les connaissances linguistiques sur les Indo-européens sont bien avancées. Il faudra donc encore prouver que les langues turque et indo-européennes font partie d'un tronc commun, et expliquer à partir du turc l'origine de toutes les langues du monde. Ce sera l'étape suivante, l'autre idée folle, la « théorie Soleil-Langue ».

On peut imaginer l'enthousiasme des historiens turcs à cette idée. La Turquie a non seulement besoin d'un passé, mais de fierté, après le désastre de 1918-1919. Les kémalistes ont cru inventer, en toute logique, un système-monde dont la Turquie serait le centre. En conséquence, l'historiographie turque, dans les années trente, c'est presque exclusivement la préhistoire et l'histoire ancienne. Les Lignes directrices (Türk Tarihinin Ana Hatları) dont nous parlerons plus loin, et le Premier Congrès d'Histoire de 1932 y sont presque entièrement consacrés.

c - L'importance decisive de la hittitologie

Le Problème Hittite (pour reprendre le titre d'un ouvrage contemporain de Eugène Cavaignac (1936) occupe dans tout cela une place spéciale. Il ne suffit pas en effet de démontrer une supériorité de la « race » turque, une antériorité de sa civilisation et de sa langue.

N'oublions pas que la république turque se replie sur une Anatolie qui était aussi peuplée d'Arméniens, et de nombreux Grecs. La question des Arméniens avait été réglée avec la brutalité que l'on sait en 1915. Restait le problème grec : la Grèce en 1919 non seulement revendiquait des territoires mais prit l'initiative d'une occupation militaire de la région de Smyrne, jusqu'à la fin de la terrible Guerre de Libération de 1922. Régler la question militairement, puis par le terrible drame des échanges de population (expression bien faible pour une véritable déportation massive) ne suffisait pas : il fallait - après avoir vaincu, repoussé et expulsé l'ennemi héréditaire - ôter aux Grecs toute assise historique à leurs revendications territoriales, prouver historiquement que l'Anatolie avait toujours été turque, bien avant l'arrivée des Grecs (et même aussi que les Turcs avaient peuplé la Grèce ... avant les Grecs).

Là aussi le hasard des découvertes archéologiques sert bien les nationalistes turcs puisque ce n'est qu'au tournant du XXe siècle que les Hittites commencent à être bien connus (début des fouilles de Bofiazköy en 1906 par la Deutsch Orient Gesellschaft). La hittitologie en 1930 a un passé bien court, mais brillant puisque les grandes lignes de l'histoire hittite sont connues. La langue pourtant pose bien des problèmes : si le tchèque Hrozny l'identifie avec certitude en 1917 comme indo-européenne, et réussit à comprendre de longs textes (Delaporte publie en 1929 une grammaire hittite), la langue dite « hittite hiéroglyphique », bien qu'indo-européenne, reste pratiquement incomprise encore en 1933, et les savants de l'époque ne trouvent aucune correspondance avec les langues anciennes connues .

Une fois de plus les historiens nationalistes vont s'engouffrer dans cette brèche. Bien que les connaissances de l'époque ne permettent de rien affirmer, il est tentant de franchir le pas et de proclamer que les Hittites sont les anciens Turcs, justement arrivés d'Asie centrale par migrations. Peu importe après tout si les Hittites sont des indo-européens, puisqu'en 1936-1937 la « Théorie Soleil-Langue » « prouvera » que toutes les langues procèdent du turc !

Les travaux des hittitologues sont bien connus à Ankara. Beaucoup d'ouvrages figurent dans la bibliothèque d'Atatürk (F. Sartiaux, Les Civilisations anciennes de l'Asie Mineure, 1928 ; John Garstang, The Hittite Empire,1929 ; Bedrich Hrozny, Code Hittite, 1922 et Les Inscriptions hittites hiéroglyphiques. Essai de déchiffrement, 1934). D'autres figurent régulièrement dans les références des historiens turcs : A.H. Sayce (The Hittite. The Story of a Forgotten Empire, 1888.) et L. de la Lantsheere (De la race et de la langue des Hittites, 1897). Ce dernier ouvrage, dont les conclusions ne peuvent être que douteuses, vu la date de sa parution, est pourtant sérieusement cité à l'appui des thèses raciales d'Afetinan de 1939-1947.

Ainsi, s'appuyant sur des bases scientifiques sérieuses et vastes, les historiens kémalistes ont pu, au prix d'un certain nombre de distorsions et surtout en utilisant les failles dans les connaissances historiques, forger un « nouveau passé », expression absurde si l'on veut, mais qui est révélatrice de cette nécessité impérieuse pour eux de trouver - ou de créer - un passé glorieux aux turcs - et non plus aux ottomans. Après l'abolition du Califat et l'abandon de l'écriture arabe, cette « réforme historique » veut consacrer la rupture avec le passé islamique, qui était au moins autant arabe que turc. Nous verrons plus loin que cette rupture en fait n'a jamais été vraiment effective, car probablement impossible, et c'est en fait à une certaine « turquification » à posteriori de l'Islam qu'on a procédé.

La rencontre entre l'anthropologie et le kémalisme :  le rôle d'Eugène Pittard

Les anthropologues de Turquie autour des années trente puisent leur inspiration dans des sources occidentales variées et qu'ils semblent fort bien connaître. Les références de travaux ou conférences dont nous avons pris connaissance peuvent se regrouper en trois parties :

1) La génération des anthropologues du xixe siècle, avec quatre figures principales ayant publié leur maître ouvrage vers 1880-1890 :

- J. Deniker, avec son Essai d'une classification des races humaines (1889) et Les Races et les peuples (1900) ;

- Armand de Quatrefages de Breau (1810-1892), Histoire générale des races humaines(1889) ;

- le docteur Paul Topinard (1830-1911) avec ses Eléments d'Anthropologie Générale (1885),De la notion de race en anthropologie (1879) et L'homme dans la nature (1891).

- Enfin Villenoisy, Origines des races anciennes de l'Europe (1894).

Tous ces titres sont cités comme ouvrages de référence dans les bibliographies des auteurs de la génération suivante. Nul doute qu'ils n'aient été lus en Turquie. Atatürk lui-même possède plusieurs titres de Topinard et de Quatrefages.

2) La génération contemporaine des deux premiers Congrès d'Histoire Turque (1932-1937) :

Une impressionnante série de livres, cités par les anthropologues turcs, commence par l'ouvrage de Frets, Heredity of Head Form in Man (1921) et le célèbre Les races et l'Histoire d’Eugène Pittard (1924, coll. « L’Evolution de l'Humanité ») ainsi que The Racial History of Man de R. Dixon (très abondamment cité par Resit Galip au cours du Congrès de 1932). Puis dans une tranche chronologique très serrée (1928-1937) on trouve des titres tels que :

Martin Rudolf, Lehrbuch der Anthropologie (Iena, 1928) ; 

Haddon, Les Races humaines et leur organisation (Paris, 1930) ;

Montandon, La Race, les Races (Paris, 1930) ;

Verneau R., L'Homme, races et coutumes (Paris 1931) ;

Lester et Millot, Les Races humaines (Paris, 1936).

Rien d'étonnant à cette série de titres autour de 1930 ! La race n'est pas seulement à l'ordre du jour en Allemagne, et les anthropologues mesureurs de crânes parcourent le monde !

3) Parmi les anthropologues ayant étudié le monde turc :

La bibliographie d'ouvrages savants et d'articles est trop abondante pour être citée intégralement; citons simplement quelques exemples :

Joyce, Physical Anthropology Of Chinese Turkerstan (1912) ;

Eliseef, Notes anthropologiques sur les habitants de l'Asie Mineure ;

Ivanovsky, Les Turkmènes et les Turcs d'après les recherches crâniométriques (Moscou, 1891) ;

Nurettin, Omer, Monchet, Sureyya, Notes anthropologiques sur la race turque (Constantinople, 1927) ;

Mais c'est le suisse Eugène Pittard qui semble le mieux connaître les crânes turcs :

Les Peuples des Balkans. Esquisses anthropologiques (Genève-Paris, 1904) ;

Influence de la taille sur l'indice céphalique dans un groupe ethnique relativement pur. (B.M.S.A., Paris, 1905) ;

- « La taille, l'indice céphalique et l'indice nasal de 300 Turcs osmanlis de la péninsule des Balkans » (Revue Anthropologique, Paris, 1911) ;

- « Comparaison de quelques caractères somatologiques chez les Turcs et chez les Grecs »,Revue Anthropologique, Paris, 1915.

Eugène Pittard a acquis beaucoup de prestige par la rédaction du volume Les Races et l'Histoire de la prestigieuse collection L'Evolution de l'Humanité. Il est considéré, célèbre même ; ses cours à l'Université de Genève sont suivis par un très nombreux public ; ses écrits ne se limitent pas aux revues spécialisées : il est sollicité même par les quotidiens . Il milite infatigablement pour que l'anthropologie sorte du ghetto scientifique et soit enseignée comme les autres disciplines. Il fait voter à l'unanimité, au congrès d'Anthropologie d'Amsterdam de 1927, une résolution en ce sens. Toujours sous son influence, le congrès du Portugal (1930) demande que l'anthropologie soit intégrée dans les études de médecine, et celui de Bruxelles (1935) veut l'étendre à l'enseignement secondaire.

Les arguments de Pittard sont assez inquiétants : « Une meilleure connaissance de la machine humaine - dissemblable selon les types - permet d'entrevoir d'heureuses adaptations au travail industriel, à la vie scolaire, à l'orientation professionnelle [...] ». « L'anthropologie est capable d'apporter, dans le désarroi actuel, beaucoup d'ordre. La politique de l'avenir devra être basée sur l'anthropologie. »

Dans Les Races et l'Histoire, il évoque à plusieurs reprises la nécessité de l'eugénisme : « Dans le désarroi social où nous vivons, des problèmes extrêmement importants pour l'avenir des races européennes doivent solliciter nos interventions scientifiques [...]. L'eugénique sans bases anthropologiques travaillera certainement à tâtons. » Ces idées ne proviennent pas seulement des célèbres maîtres à penser des questions raciales (comme Gobineau qu'il évoque) mais aussi d'historiens de l'époque comme le célèbre Camille Jullian, spécialiste de l'histoire de la Gaule, dont Pittard cite ces phrases caractéristiques : « La question de la race, de quelque manière qu'on arrive à la résoudre, est la question la plus importante de l'Histoire des peuples. On peut dire que nous ne racontons cette histoire que pour arriver à résoudre cette question de la race . »

Il n'est pas possible d'affirmer que Pittard soit un théoricien du racisme : dans le même livre il met en garde contre les excès que l'anthropologie et l'étude des races pourraient entraîner. Il n'empêche qu'on peut puiser dans ses écrits des phrases, des paragraphes isolés pouvant être cités à l'appui de théories racistes.

Tout cela montre à quel point les idées raciales étaient répandues au début du siècle. Elles imprègnent non seulement les ouvrages d'anthropologie mais aussi ceux d'histoire. Par des collections aussi prestigieuses que répandues, comme l'Evolution de l'Humanité, elle touchent un public très vaste. On retrouve justement ces collections dans la bibliothèque d'Atatürk.

Si une bonne partie de l'entourage de celui-ci a été attirée par les écrits de Pittard, c'est sans doute en raison, comme on l'a vu plus haut, de sa bonne connaissance de la Turquie. D'ailleurs, outre les titres purement anthropologiques déjà cités, Pittard a fait paraître en 1931 (soit juste avant la fondation de la Société de Recherches Historiques Turques et un an avant le Premier congrès d'Histoire Turque) un récit de voyage en Turquie qui s'ajoute aux nombreux livres du même genre parus à cette époque : A travers l'Asie Mineure. Le visage nouveau de la Turquie.

Pittard et les tenants de la « réforme de l'Histoire » étaient faits pour se rencontrer. Les premiers contacts entre le Genevois et Afetinan, fille adoptive d'Atatürk et personnage-clé de l'anthropologie turque, semblent dater de 1935. Il devient très vite un maître à penser, puisqu'il assiste et participe au deuxième Congrès d'Histoire de 1937 en tant que Président d'Honneur, et c'est sous sa direction que Afetinan effectue sa thèse en anthropologie, soutenue à Genève en 1939 (L'Anatolie, le pays de la "race" turque)

Ces fortes relations entre Pittard et la Turquie s'étendent en fait sur un demi-siècle. En quoi consiste cette longue influence ? Tout d'abord il apporte aux Turcs, avec l'anthropométrie, l'argument de l' « objectivité » fournie par les instruments de mesure. Les historiens turcs, pour prouver leurs allégations, ont besoin d'arguments de ce genre, « scientifiques » : « Un compas, un mètre, un appareil quelconque de mesure ou de photographie n'ont pas d'idées préconçues. ( ... ) Nos études sont objectives. Leur déclenchement n'a pas lieu en vue d'une démonstration particulière . »

Ensuite, Pittard ouvre des perspectives de recherche à ceux qui voudraient démontrer que ce sont des vagues migratoires turques qui ont fait progresser toutes les civilisations du Néolithique : « Un fait ethnique d'une importance considérable intervient avant même le début du Néolithique [...] : l'apparition d'une population brachycéphale. [...] Cet homme nouveau, réellement inconnu en Europe à l'âge de la pierre taillée, est-il venu d'un continent voisin ? L'Asie, en tout cas, se présente tout naturellement à notre pensée, à cause de son grand bloc brachycéphalique, et à cause de sa proximité géographique . »

Migrations de peuples brachycéphales... L'essentiel des idées de la « réforme de l'histoire » tient dans ces mots. Ces idées ne peuvent qu'être reprises par les Turcs qui sont à la recherche d'une réhabilitation globale de leur peuple. C'est d'ailleurs dans la Revue Turque d'Anthropologie (8, 1928) que Pittard encourage directement ceux qui voudraient prouver l'origine turque des Etrusques (et, par la même méthode, des Sumériens, des Hittites... ) : « On sait que l'origine des Etrusques est aussi inconnue. On fait d'eux volontiers des Lydiens [...]. Les documents font encore défaut pour ce qui concerne l'anthropologie. Il faudrait entreprendre une étude détaillée des populations occupant aujourd'hui les territoires de l'ancienne Lydie. On pourrait faire des rapprochements avec l'Etrurie actuelle [...]. De plus en plus, une étude d'ensemble des éléments anthropologiques de l'Asie Antérieure s'impose. Il faudrait pouvoir l'inaugurer sur une vaste échelle . » C'est là, nous allons le voir plus loin, l'inspiration directe des recherches d'Afetinan.

Dans les chapitres qu'il consacre aux « Turcs Osmanlis » dans Les Races et l'Histoire, (p. 389 sq.), E. Pittard laisse la porte ouverte à toutes les éventualités concernant la « race » turque. Curieux mélange d'hommages (« Les Turcs sont certainement une des plus belles races d'Europe. » p. 392, phrase évidemment citée au Congrès de 1932 !), et de jugements plutôt nuancés : « Ce peuple ne peut être autre chose qu'un amalgame anthropologique. » (p. 390). « L'indice céphalique, comme la taille, marque l'hétérogénéité du groupe turc. » (p. 395). « Sur les territoires de l'Anatolie, la race turque est probablement moins mélangée. » (p. 399). Pittard dit un peu tout et son contraire, et réitère, à la fin du chapitre, son souhait de 1928 : « Les recherches futures en Asie mineure montreront peut-être la présence de deux races mêlées, dans des proportions très différentes. A la condition toutefois que les recherches soient poursuivies sur une très large échelle. Il faut espérer que la Nouvelle Turquie, qui est en train de s'élaborer, s'intéressera à cette analyse de ses éléments ethniques. »

Ce souhait a été largement exaucé par Atatürk et Afetinan. La première étape dans sa réalisation fut la création en 1933 d'une chaire indépendante d'Anthropologie à Ankara, rattachée à la Faculté des Lettres, préparant à la Licence et au Doctorat. Puis ces deux personnages ont permis à E. Pittard de voir se réaliser l'enquête à grande échelle qu'il souhaite dès 1924. L'intérêt personnel d'Atatürk pour l'anthropologie lui fait encourager sa fille adoptive lorsqu'elle lui exprime en 1936 son projet d'enquête . Ce projet reçoit en outre les encouragements d'Ismet Inönü puis de Celal Bayar. Au printemps 1937 les premières expériences de mesures sont faites aux environs d'Ankara sur 200 femmes. Les résultats sont envoyés au congrès d'Anthropologie de Bucarest, et le projet reçoit l'aide du Ministère de la Santé et de la Direction des Statistiques, de manière à devenir « l'une des plus importantes enquêtes anthropologiques du monde ».

La Turquie fut divisée en 10 régions. Dix équipes reçurent des instruments de mesures (suisses !) et dotées de médecins et d'infirmiers. Du 10 au 19 Juin le docteur S.A. Kansu donna des cours de méthodologie au laboratoire d'Anthropologie de la Faculté d'Histoire-Géographie-Langues d'Ankara (Ces cours furent par la suite édités par le Ministère de la Santé, en forme de guide pour la recherche anthropométrique). Chaque équipe se mit au travail de juin à décembre 1937, et traita 6 à 8000 cas. Les plans et méthodes de travail avaient été étudiés et préparés en collaboration avec le Professeur Pittard, en suivant les principes de mesures du crâne élaborés par les anthropologues Topinard et Deniker.

Cette enquête, peut-être unique en son genre, a abouti entre autres à la thèse de doctorat d'Afetinan dont le titre est la conclusion : L'Anatolie, le pays de la "race" turque. L'œuvre d'Afetinan, sans nul doute, est aussi l'œuvre de Pittard : « Cette enquête est une grande réalisation de l'époque d'Atatürk, et je tiens à lui exprimer mes sentiments de gratitude et de reconnaissance, ainsi qu'à son Gouvernement », écrit-il en 1939 .

Reste à savoir si Eugène Pittard a approuvé le fait que ces recherches anthropologiques aient été utilisées par les historiens turcs pour étayer les thèses qui voient le jour en 1931, à savoir que les Turcs ont fondé la première civilisation, qu'ils ont fait faire des progrès décisifs à tous les autres peuples humains ; que les Sumériens, les Hittites, les Etrusques sont sans doute possible des Turcs ; enfin que la langue turque est mère de toutes les autres ...

Dans Les Races et l'Histoire il met en garde les enthousiastes et les incite à la prudence : « Ce n'est pas parce qu'un groupe est dolichocéphale à petite taille que, fatalement, il doit être rattaché aux autres groupes possédant cet ensemble morphologique. [...] N'a-t-on pas voulu faire venir du Caucase les populations qui apportèrent le bronze en Occident, simplement sur un rapprochement linguistique du mot servant à représenter l'étain ? » Cette remarque fait immanquablement penser aux excès ultérieurs de la « Théorie Soleil-Langue ».

Et puis : « Dès qu'une invasion a eu lieu un jour, quelque part, on croit retrouver, que dis-je, on veut retrouver, dans les populations de ces territoires envahis, de précis souvenirs de ces invasions. » (p. 22). Pittard ne manque pas en outre de ridiculiser les pangermanistes, panslavistes et pantouraniens qui confondraient races et langues (p. 55) et se gausse des exagérations racistes d'un Lapouge (L'Aryen et son rôle social, 1889).

Peut-on donc qualifier Pittard de « mauvais génie » d'Atatürk comme le fait A. Jevakhoff dans sa biographie du Gazi ? Les mises en garde contre les excès que nous venons de citer ont-elles été oubliées par leur propre auteur ? Pittard a peut-être été simplement séduit par la possibilité de faire de vastes études avec un soutien officiel puissant. Il n'empêche que les élucubrations des chercheurs turcs ont reçu pendant plus d'une décennie la caution d'un savant très renommé, et des encouragements puissants à des recherches qui devaient conforter une théorie de la supériorité de la « race » turque...


Notes

 

« Oubli clément » : l'expression est de B. LEWIS (Islam et Laïcité, 1989).

 Cf. Bü∑ra ERSANLI-BEHAR , The Turkish History Thesis : A Cultural Dimension Of The Kemalist Revolution, Istanbul, 1989. 

 Baskın Oran, « Occidentalisation, nationalisme et "synthèse turco-islamique" », in Cahiers d'Etudes de la Méditerranée orientale et du Monde Turco-Iranien, n° 10, 1990, p. 33.

 

 Conteneau G., Manuel d'archéologie orientale, tome 1, Notions générales, Histoire de l'art, Paris, 1927.

 Ces trois titres sont signalés dans les Ana Hatları. Methal Kısmı de 1931.

 D'après Vernier Jean-Pierre, article « Wells », Encyclopaedia Universalis.

 Ce bilan de la hittitologie vers 1930 est inspiré de Cavaignac Eugène, Le Problème hittite, Paris 1936.

 Cf. Comas Juan, « Pittard et l'enseignement de l'anthropologie », in Mélanges E. Pittard, Brive-la-Gaillarde, 1957.

  Introduction à l'ouvrage de Dottin G., Les Anciens Peuples de l'Europe, Paris, 1916.

 Les Races et l'Histoire, p. 41.

 id., p. 90.

 « Contribution à l'étude anthropologique des Turcs d'Asie Mineure », Revue Turque d'Anthropologie, 8, 1928, article cité par S.A. Kansu, « Trente-deux ans d'Anthropologie et de préhistoire en Turquie », in Mélanges E. Pittard, Brive-la-Gaillarde, 1957, p.182.

 Les renseignements qui suivent sont tirés de Afetinan, Türkiye Halkının antropolojik karakterleri ve Türkiye Tarihi, Ankara, 1947.

 « Un chef d'Etat animateur de l'Anthropologie et de la Préhistoire », Revue Anthropologique, 1939. 

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