Histoire d’une carte (1)
Texte publié en turc en 1998 sous la référence : Etienne Copeaux, « Bir Haritanın Tarihi (1) » [Histoire d’une carte], Defter, 32, hiver 1998, pp. 82-89, légèrement remanié en mai 2011. Dernières corrections et liens: septembre 2013
Étienne Copeaux
La cartographie constitue l’un des trois langages utilisés pour délivrer des informations dans un manuel d’histoire, les autres étant le texte et l’iconographie. Ces cartes à petite échelle ne servent pas seulement à localiser un phénomène dans l'espace : elles répondent aussi au désir de représenter et de se représenter. Si on les extrait de leur co-texte pour les réunir en un corpus, on prend plus facilement conscience des choix des auteurs : âges historiques et aires géographiques représentés (« âges d'or » ou périodes de décadence, par exemple), ou négligés. L’étude d'une série de cartes doit évaluer ces choix, souligner la fréquence de certains d'entre eux (échelles dominantes, types d'aires communément représentées) tout en veillant à repérer les omissions. L’étude systématique du corpus formé par les cartes des manuels d’histoire turcs utilisés de 1931 à 1993 a fait l’objet d’une partie de ma thèse 1.
Sans entrer ici dans les détails, je voudrais présenter, comme une sorte de bande dessinée cartographique, l’histoire de certaines représentations. La première est celle de l’Anatolie (Anadolu), aire géographique la plus fréquemment présente dans le corpus, chose normale puisqu’il s’agit du territoire de la Turquie. Mais la distribution de ces cartes dans la chronologie du récit est déjà significative, puisque le territoire anatolien n’est représenté que pour illustrer trois périodes historiques : la période hittite (Hitit devri), la période seldjoukide (Selçuk devri), et la république (Cumhuriyet devri) ; il n’y a pas de carte de l’Anatolie aux époques romaine, byzantine, ni même à l’époque ottomane, par exemple. Les trois périodes représentées sont, dans la conception officielle de l’histoire, les trois âges au cours desquels l’Anatolie aurait été le cadre d’un État unifié ; le but est d’enraciner la république dans un passé lointain, alors que, en réalité, aucun État du passé n’avait jamais existé dans les frontières de la Turquie de 1923. En outre, depuis le milieu des années quatre-vingt, la carte administrative de la Turquie est représentée à la fin de tous les manuels scolaires, parmi un ensemble de symboles de la république 2. Nous allons voir comment la représentation cartographique d’un territoire sacralisé peut contenir une foule de signifiants, et comment la carte est devenue elle-même un symbole de la République.
Figure 1 - « Hittites, Phrygiens et Lydiens en Anatolie » 3.
L’histoire ancienne de l’Anatolie est le passé de ce que j’appelle « la belle-famille » dans la mesure où les Turcs ont « épousé » ce passé au XIe siècle. On sait que pour enraciner le passé turc sur ce territoire, les sociétés hittite, ionienne, phrygienne ont été fortement idéalisées à l’époque kémaliste, de manière à relativiser et minimiser la culture grecque ancienne. Ainsi ce passé est-il toujours représenté en carte dans les manuels, ce qui contraste fortement avec le refoulement des passés grec, romain, byzantin et bien sûr arménien de l’Anatolie.
Figure 2 - « L’État seldjoukide d’Anatolie » 4.
Voici le deuxième moment privilégié de l’histoire anatolienne. Les discrètes mentions de Latin Krallıgı (royaume latin), Iznik Rum Krallıgı (royaume roum 5 de Nicée) et Trabzon Rum Devleti (État roum de Trébizonde) sont parmi les rares allusions au passé chrétien de l’Anatolie. L’Empire byzantin proprement dit n’est plus représenté depuis 1989. Remarquer, dans la typographie, la discrétion de la mention de « Malazgirt » (ville dont le nom arménien est Mantzikert), lieu d’une bataille pourtant essentielle dans dans le récit historique, ainsi que l’absence d’exonymes : le terme de « Constantinople », en particulier, est banni de toutes les cartes au profit d’Istanbul. Mais le plus remarquable est le tracé de la frontière au sud, excluant un territoire qui n’est ni nommé, ni qualifié : il s’agit du royaume de Cilicie ou Petite Arménie. Le titre de la carte indique Anadolu Selçuklu devleti (État seldjoukide d’Anatolie) : c’est une constante du discours scolaire officiel que de qualifier d’« État » les formations politiques du passé, car on considère que la notion moderne d’État a toujours existé chez les Turcs : des termes historiquement plus justes comme « beylicat », « sultanat », « royaume », « principauté », « souveraineté », « khanat », ne sont pas employés.
Figure 3 - « Les fronts lors de la guerre de Libération » 6
Cette carte, figée en un modèle unique depuis les années trente, représente le moment sacré de la geste kémalienne. À part la carte illustrant les prétentions du traité de Sèvres, il n’existe pas de représentation des autres épisodes de l’histoire de la fondation de la république : débarquement de Samsun, congrès de Sivas, d’Erzurum, etc. Chose étonnante, les ennemis, Grecs, Russes, Français, ne sont pas désignés.
Figure 4 - « Carte de la Turquie » 7
Voici maintenant la carte administrative de la Turquie, telle qu’elle apparaît en 1992 après avoir subi plusieurs évolutions. D’abord, en 1986, le bord inférieur de la carte laisse l’île de Chypre (Kıbrıs) reste en-dehors du champ ; les pays voisins ne sont pas nommés, leurs frontières ne sont pas figurées. En 1987, l’île de Chypre apparaît dans le champ ; la partie nord (« République turque de Chypre du nord », désignée comme « KKTC » en turc) est nommée et coloriée de la même manière que les départements turcs ; la partie sud n’est pas nommée. Enfin, sur cette carte de 1992, les deux éléments de l’île sont nommés selon la désignation turque (Kıbrıs Rum Kesimi, « secteur roum de Chypre »), le nord restant représenté comme un département alors que les autres pays voisins sont en blanc. Remarquer la désignation de la Grèce, comme si elle ne voisinait la Turquie que par ses frontières terrestres, en Thrace, alors que les frontières maritimes ne sont pas figurées.
Figure 5 - « Quel bonheur de pouvoir dire 'Je suis turc' ! (Ne mutlu Türküm diyene) » 8.
Nous en arrivons maintenant à la naissance d’un symbole. Le processus éducatif a permis d’imprimer dans la mémoire visuelle de l’enfant, futur citoyen, la forme de la carte et, dans son intellect, la dénotation de la carte (la Turquie). À l’objet dénoté font rapidement suite les notions connotées, notamment celle de patrie : on n’a plus affaire à une carte mais à une image qui s’adresse à l’affect. La première étape du processus a consisté à adjoindre à la carte des éléments iconographiques renvoyant à la République (le drapeau), à sa naissance et sa défense (le soldat) ; l’image du soldat est double et rappelle aussi le devoir de mémoire, puisqu’elle est composée de la photographie d’un monument commémoratif. Remarquer la présence, dans le champ de l’image, du nord de l’île de Chypre.
Figure 6 - « Je suis turc. Turque est ma race. Nous aimons beaucoup Atatürk (Ben Türküm. Soyum Türk. Atatürk’ü çok severiz) » 9.
Les éléments cartographique et iconographique sont désormais réunis : la carte devient un drapeau, processus facilité par la forme rectangulaire du pays. Autour de la carte-drapeau, co-texte sémiologique de la famille - image rassurante où s’équilibrent la tradition turque (le foulard de la femme), l’occidentalisation (la cravate des garçons), l’islam (la barbe de l’homme) - semblant veiller pacifiquement sur la Turquie ; tous sont sous la protection d’Atatürk. Dans le petit ouvrage pour enfants d’où est extraite cette planche, on compte 21 images comportant des drapeaux, trois cartes, et cinq images de militaires ; les couleurs dominantes sont le rouge et le blanc. Remarquer ici encore la partie nord de Chypre, coloriée sur l’original, comme la Turquie, en rouge, couleur du drapeau.
Figure 7 - « Je suis un enfant turc (Türk Çocuguyum) » 10.
Poursuite du processus : le territoire, le drapeau, Atatürk (soit la nation, la patrie, la République) sont fondus en une même image. Cette édition date de 1990 environ. Une édition de 1976, tout aussi patriotique, ne comportait pas d’image fusionnelle semblable.
Figure 8 - « La Turquie est ma patrie (Vatanım Türkiyedir) » 11
L’aboutissement du processus est la carte-drapeau dont l’apparition est rare avant 1990 ; en voici un exemple tiré d’un abécédaire pour soldats (vers 1960) ; ce type d’image, sans Atatürk, devient très fréquent à partir de 1992 environ ; cette représentation est maintenant tellement diffusée, en particulier sous forme de vignettes apposées sur les véhicules, qu’elle est en passe de devenir aussi fréquente que le drapeau lui-même. L’évolution a abouti à la transformation complète de la carte en image : elle représente non plus un territoire, comme toute carte, mais la patrie ; elle ne sert plus à localiser (fonction initiale de la carte) mais à témoigner d’un sentiment d’attachement, de fidélité à un idéal. Détail remarquable une fois encore : l'île de Chypre est incorporée à la Turquie, par la sémiologie employée. Pourtant, cette image est très antérieure à la conquête de la partie Nord par l'armée turque en 1974. Serait-elle la représentation d'un projet déjà mûri ?
Figure 9 - Caricature de Nuri Kurtcebe, Cumhuriyet, 18 juin 1996.
La personnification de la Turquie passe désormais par l’image cartographique, comme le montre l’usage qui est en fait par les caricaturistes : pour représenter la Turquie dans leurs dessins, de nombreux auteurs utilisent ce procédé, que j’ai analysé par ailleurs (voir l'article "Caricartures/Haritatür") 12. Ici, le pays est représenté comme corrompu, rongé par les vers, qui ne sont autres que le premier ministre Necmettin Erbakan et son allié dans la coalition Refahyol, Tansu Çiller...
Voir aussi "Histoire d'une carte : l'Asie"
Pour une analyse plus précise des cartes historiques diffusées en Turquie, voir mon ouvrage Une Vision turque du monde à travers les cartes. 1931-1993, CNRS-Editions, 2000.
Notes
1 E. Copeaux, “De l’Adriatique à la mer de Chine” : les représentations turques du monde turc à travers les manuels d’histoire, 1931-1993, université de Paris-VIII, 1994 ; cf. également mon article « Manuels scolaires et géographie historique : le cas turc », Hérodote, n° 74-75, 1994, pp. 196-240, ainsi que mon ouvrage Une Vision turque du monde à travers les cartes, Paris, CNRS-Editions, 2000.
2 Le portrait d’Atatürk, l’hymne national (Istiklâl Marsı), le discours à la jeunesse, le drapeau, la Marche des professeurs ( Ögretmen Marsı).
3 Altan Deliorman, Histoire, Lycée 2e niveau, Istanbul, Bayrak, 1992, p. 43.
4 Faruk Sümer et al., Histoire pour niveau 1 de lycée, Istanbul, DKA⁄, 1992, p. 228.
5 Ce terme de Roum (rum en turc) désigne en fait tout ce qui est de religion orthodoxe et de langue grecque.
6 Mükerrem Su, Ahmet Mumcu, Cours d’histoire de la révolution et d’Atatürkisme pour lycées, Millî Egitim Basımevi, 1989, p. 128.
7 Ministère de l’éducation nationale (Millî Egitim Bakanlıgı), Sciences sociales pour l’école primaire 5e niveau, 1992, hors-texte, fin de volume.
8 Ministère de l’éducation nationale (Millî Egitim Bakanlıgı), Cours de turc pour l’école primaire 1er niveau, 1990, p. 15.
9 Ministère de l’éducation nationale (Millî Egitim Bakanlıgı), J’apprends à lire (Okumaya baslıyorum). Manuel pour l’école primaire , 5e édition, 1993, p. 43.
10 Renkli Türk Alfabesi (Abécédaire turc en couleurs), Serhat, vers 1990, p. 46.
11 Enver Güncer, Fethi Ul, Er alfabesi ( Abécédaire pour les soldats), Istanbul, Bozkurt Kitabevi, s.d. [vers 1960], 48 p.
12 Séminaire sur la caricature en Turquie, organisé par Laurent Mallet, Institut Français d’Etudes Anatoliennes, 6 février 1997 ; cet exposé, remanié, a été publié en 2012, en langue turque, dans un ouvrage dédié à la mémoire de Stéphane Yerasimos. La version française figure sur ce blog.