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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


1992 - Yachar Kémal dénonce la guerre dans Cumhuriyet

"Les Kurdes réclament leurs droits humains"

 

Par Yachar Kémal

Texte publié dans Cumhuriyet-Hafta, 2 octobre 1992,

Traduit du turc par les soins de l'Institut kurde de Paris et publié en français dans La Situation au Kurdistan de Turquie, numéro spécial du Bulletin de liaison et d’information de l'IKP, novembre 1992, pp. 49-52.

 

Musa-Anter.jpeg

Musa Anter

 

« J'ai peut-être une conviction étrange. Je ne pouvais pas croire qu'aucun homme, fût-il sanguinaire, tortionnaire ou bourreau ayant à son actif des centaines de meurtres, eût pu s'en prendre à des gens comme Musa Anter. »

« J'ai connu Musa Anter quand je devais avoir vingt-trois ans. Notre amitié durait depuis cette époque. C'était un homme qui portait toujours un regard optimiste sur le monde. Même aux jours les plus noirs, les plus oppressants, il était toujours radieux, toujours plein d'espoirs et toujours ferme dans ses convictions. Il cherchait et trouvait dans l'homme le plus infâme un côté positif et s'appliquait à comprendre et à aimer cet homme à cause de son infime côté positif. Il cherchait et finissait par trouver une lueur au bout des ténèbres les plus profondes et au milieu du pessimisme le plus dense il rayonnait d'espoir.

 

Il n'a jamais été raciste

 

« Il appartenait à un peuple éprouvé qui a connu tant de souffrances, tant de persécutions et qui n'a pas été vaincu par l'oppression, la douleur et les humiliations. Il incarnait le rayonnement et l'honneur de ceux qui, malgré tout, n'ont pu être vaincus et n'ont pas courbé l'échine. C'est le sentiment de fierté de n'avoir jamais accepté la soumission qui fondait en grande partie son exceptionnelle personnalité. Il croyait en la culture de son peuple. Il croyait également que sa culture apportait une contribution à la culture universelle. Il n'a jamais été raciste. Il n'a pas mélangé le nationalisme et le racisme. Il est resté jusqu'au bout socialiste et démocrate. « Apê Musa », les Kurdes l'appelaient toujours « Oncle Musa ». C'était un homme doux. Il appréhendait toujours avec douceur le propos ou l'attitude les plus désobligeants parfois, mais cela arrivait très rarement, sa colère primait sur sa douceur. Il tenait jusqu'au bout, avec opiniâtreté, à ses opinions. Il s’opposait de tout son être à l'anéantissement de sa culture et de son identité. Son combat a duré, sans discontinuité, jusqu'à la fin, jusqu'à sa mort.

« C'est d’ailleurs pour cela qu'il est mort. L'Oncle Musa est mort heureux. Il n'a pas pu voir la fin de son combat, mais il a vu son rayonnement. J'ai déjà dit qu'il avait l'habitude de percevoir la lueur derrière les ténèbres les plus épaisses.

 

« Comme ceux qui ont réduit en ruine la ville de Sırnak.

 

« Ceux qui l'ont tué, ceux qui l'ont fait tuer n'ont pas du tout bien fait. Ceux qui l'ont tué, l'ont fait tuer ont fait du mal à la Turquie aussi. Tout comme ceux qui ont attaqué la ville de Sırnak et l'ont réduite en ruines, comme ceux qui ont provoqué un bain de sang à Göle. Comme ceux qui ont transformé l'Anatolie Orientale en un lac de sang. Ceux-là font beaucoup de mal à la Turquie. Ils veulent la mettre à mort. (...). La Turquie ne devait pas attaquer une ville de vingt mille habitants. C'est là un méfait digne des dictateurs sanguinaires, conquérants des pays et massacrant des millions de personnes. On ne devait pas engager la Turquie sur cette voie-là. On ne devait pas souiller notre front de cette tache noire au moment où nous entrons dans le vingt-et-unième siècle. En ce siècle l'humanité ne peut accepter ce genre d'actions inhumaines et ne peut jamais les pardonner.

« La Turquie et l'humanité ne pardonneront pas la mort des colombes de la paix comme Musa Anter. Parce qu'après tant d'oppression, tant de sang versé comment se réconcilier ? Je vous en supplie, pour le respect dû au sang des Musa Anter, pour l'amour de notre fraternité [kurdo-turque] millénaire, au nom de l'espoir de notre fraternité future, arrêtons cet engrenage tant que le chemin est encore proche, tant que tout n'est pas encore consommé. Ce n'est pas tellement difficile de mettre d'accord Turcs et Kurdes. Ce qui rend cette affaire si difficile c'est l'oppression archaïque qui martyrise le peuple turc et le peuple kurde depuis soixante-dix ans [NDRL depuis la création de la République turque]. Ceux qui ces jours-ci nous infligent cette calamité sont les héritiers des ces oppresseurs insensés.

 

La terre d’Anatolie est fertile

 

« La terre d'Anatolie est une terre fertile où la tolérance, la fraternité et la démocratie peuvent s'épanouir et où les éléments divers peuvent fusionner. N'attentons pas par imbécillité aux cultures et à la tolérance de cette terre.

« On ne cesse de demander ce que veulent les Kurdes. Moi, je le sais bien. Je sais ce que veulent les Musa Anter, ce que veut le peuple kurde. Ils ne demandent vraiment pas beaucoup en ce siècle. Ils demandent le libre usage de leur langue. Certains disent : allons donc, ils la parlent déjà leur langue ! Oui, ils la parlent. C'étaient d'ailleurs des glorieux généraux qui avaient interdit de parler cette langue ! Des généraux glorieux et patriotes...

« La liberté de la langue ne consiste pas seulement en son usage parlé. Le seul usage de la langue d'une communauté ne saurait être oral. Cette langue a sa littérature écrite et orale. Pendant toute l'époque ottomane et jusqu'à l'instauration de la République, la langue kurde a eu à la fois une littérature écrite et orale. Pour exister, la langue d'une communauté doit avoir ses propres écoles. De l'école primaire jusqu'à l'université. Il faut avoir des académies, des instituts, des institutions linguistiques.

« Quant aux Kurdes, ils ont une littérature qui a dans le passé produit des génies. Ils ont des poètes d'une renommée mondiale. Ehmedê Khani, le grand poète du XVle siècle est un de ceux-là. Puis les grands poètes de cour du XIIe siècle, Mela Cezert, Feqîyê Teyran ... Ce dernier a toute sa vie durant dédié ses poèmes aux oiseaux et a composé nombre de poèmes sur les oiseaux. Les tombes de ces poètes que je viens de mentionner se trouvent en Anatolie Orientale et sont des lieux de pèlerinage vénérés comme des sépultures des saints et des prophètes. Chaque année, des centaines de milliers de personnes visitent ces tombes et y tuent des moutons en guise de sacrifice.

« La littérature orale des Kurdes est également très riche. Les épopées honorifiques survivent encore chez deux nations dans le monde actuel : chez les Kurdes et chez les Kirghizes. Et puis les chants, les élégies, le mélodies, les contes, les fables kurdes, le folklore kurde est aussi riche que le folklore turc.

« Le monde est un jardin de culture à mille fleurs. Chaque fleur possède une couleur, une forme, un parfum qui lui sont propres. Si l'une des mille fleurs venait à manquer la culture humaine s'appauvrirait d'une couleur, d'un parfum. S'il en manque cent, la culture kurde se trouve appauvrie. Jusqu'à l'avènement de l'impérialisme, les cultures se nourrissaient mutuellement, contribuaient à leur épanouissement et à leur enrichissement réciproque.

« Si la culture et la langue kurdes avaient été autorisées, ces deux cultures (N.d.T. kurde et turque) qui se développent sur la même terre et qui respirent le même air n'allaient-elles pas se nourrir mutuellement, s'épanouir de son sort ? L'Anatolie ne serait-elle pas devenue la patrie des cultures authentiques ? Au cours de ses soixante-dix ans la culture kurde aurait sans doute donné à l'humanité un Nâzim Hikmet, un Saït Faik, un Orhan Veli, un Ahmet Arif, un Melih Cevdet, un Fethi Naci. Une telle culture aurait-elle été une mauvaise chose pour l'Anatolie ? « Les Turcs, hormis Mustafa Kemal Atatürk, ont-ils accordé toute l'attention nécessaire à la culture nationale et à la langue turques ? ». L'oppression qui dure depuis soixante-dix ans est passée comme un rouleau compresseur sur la culture turque aussi, sans pouvoir l'écraser. L'oppression qui a interdit la langue et la culture des Kurdes n'a cependant pas pu interdire également la culture populaire turque.

« Je crois qu'il n'y a pas au monde deux peuples qui soient aussi imbriqués tels col et chemise, qui vivent depuis mille ans fraternellement comme les peuples kurde et turc. Pourquoi alors ce conflit ?

« C'est une question de démocratie, et rien d'autre. Il y a aussi un peu de racisme. Un problème de fanatisme, d'incapacité à appréhender le monde d'aujourd'hui.

« Les Kurdes réclament leurs droits humains. Ils veulent aussi que les gouvernements accordent à l'Est un dixième des investissements qu'ils consacrent à l'Ouest. Car, disent les Kurdes, ici [l'Est] est aussi une région de la patrie. Avez-vous bien compris, mes frères patriotes, ce que disent les Kurdes ? Vos oreilles ne veulent pas dépecer cette patrie ? Avez-vous bien compris aussi ?

« Je voudrais que chacun retienne telle une boucle à son oreille mon propos, c'est une humanité plus consciente qui entre dans le vingt-et-unième siècle.

 

« L'humanité est devenue consciente du fait que le monde est un jardin de fleurs aux mille et une couleurs. Cette conscience s'organise contre l'anéantissement de ces diverses cultures. Tout comme elle a pris conscience de la nécessité de protéger la nature pour assurer notre survie, l'humanité sait depuis longtemps que la préservation des cultures est également indispensable à cette survie et se bat pour cela.

« Désormais l'humanité ne permettra l'anéantissement d'aucune langue, d'aucune culture. Aujourd'hui l'humanité est d'une façon ou d'une autre aux côtés de la culture kurde blessée, victime de l'oppression, et combat pour sa survie. Le combat va encore se développer. L'humanité ne permettra pas que l'on jette aux quatre vents ses fleurs et ceux qui les ont produites. Et aucune force ne saurait arrêter l'humanité dans ce combat opiniâtre.

« Je voudrais poser une autre question ; qu'allons-nous perdre en accordant à ces Kurdes leurs droits linguistiques et en favorisant le développement de leur culture ? Qu'avons-nous perdu à cause de cela durant toute la période ottomane ? Je dis que c'est notre culture qui va en bénéficier.

 

« Il y a aussi le problème d'Apo [NDLR chef du PKK]. Tant qu'Apo n'aura pas mis un terme aux affrontements, il ne nous serait pas possible d'accorder aux Kurdes leurs droits démocratiques... Non seulement les corbeaux, même les mésanges riraient à une telle opinion, à une telle logique. Qu'est-ce que notre démocratie a à voir avec Apo ? Serait-ce parce que celui-ci revendique actuellement les droits culturels et humains des Kurdes ? Vous ne le savez peut-être pas que notre pays a signé à peu près tous les accords et conventions internationaux relatifs aux droits de l'homme. Y a-t-il une « clause Apo » dans ces textes ? Quel illogisme, mon Dieu !

« On dit aussi que si l'on accorde aux Kurdes leurs droits de l'homme, ils vont finir par demander leur indépendance. Et si on ne les leur reconnaît pas, ne pourraient-ils pas revendiquer leur indépendance ? N'auraient-ils pas en plus raison aux yeux de l'humanité ? La grande humanité ne va-t-elle pas combattre en leur faveur ?

« Mais où est donc passée notre reconnaissance de la réalité kurde ? Serait-ce donc ainsi notre reconnaissance ? En provoquant un bain de sang dans le pays ? Est-ce en transformant le pays en une salle de torture, en une maison de supplices que l'on reconnaît la réalité kurde ? »

 

« Nous sommes obligés d'assécher ce lac de sang, en en tarissant la source.

« Comment donc ? En se mettant autour d'une table? Avec qui? Avec des Kurdes? Mais quels Kurdes? Il s'agit d'une question technique, facile à résoudre. Avec tout le monde, tous les représentants élus de la région ? On pourrait toujours trouver dans ce pays des gens qui pourront représenter une communauté forte de quinze millions de personnes, tout près de nous, de surcroît. Laissez- moi vous dire : si Musa Anter n'avait pas été tué cette question de paix aurait été bien plus facile ; sa conscience aurait pu représenter à la fois le peuple turc, et le peuple kurde à la table de paix.

 

« S'il y a encore en Turquie certains hommes capables de réconcilier les Kurdes et les Turcs, si, comme le disent les amis journalistes, une organisation protégée par le gouvernement [NdT : allusion aux Escadrons de la mort des Unités spéciales de l'armée] ne les assassine pas. Ce serait bien c'est d'agir vite.

« Chaque jour qui passe, cette guerre stupide, cette sale guerre nous coûte fort cher. Cette guerre de guérilla, comme les expériences similaires à travers le monde le prouvent, ne se terminera pas aisément. Elle ne s'arrêtera pas. Et puis il y a le génocide comme le proposent certains arriérés mentaux, tels ceux qui déclarent que l'herbe ne repoussera plus sur le mont Djoudi [NdT l'un des maquis du PKK], ceux qui affirment que Sirnak [NdT ville de 25 000 habitants pratiquement détruite et évacuée par l'armée] n'est qu'un commencement.

« Pourtant il n'est pas possible de tuer tous les quinze millions de Kurdes du pays. Il n'est pas non plus possible de faire renoncer les quinze millions de Kurdes à leurs droits humains? Vous ne pourrez d'aucune façon, par aucune peur ou persécution ou leur par la mort intimider, faire renoncer les gens qui revendiquent leur identité et qui sont prêts à mourir pour cela.

« Ô mes frères, mes compatriotes, gens de gauche, gens de droite, gens de ceci ou de cela, je vous en supplie, ce fléau qui s'abat sur nous est le fruit des mauvaises politiques menées depuis soixante-dix ans [NdT Depuis l'imposition du nationalisme turc, déniant tout droit spécifique aux peuples non turcs de la Turquie, par Mustafa Kemal comme idéologie officielle de l'Etat]. Si je vous disais ce qui nous attend. ce qui va nous arriver d'ici quelques années, des personnes mal intentionnées, malveillantes vont dire que je brandis des menaces. Venez mes frères, unissons nos efforts. Les Kurdes réclament leurs droits qu'ils vont au bout du compte nous arracher ou que nous devrions volontiers leur accorder. Ne privons donc pas plus longtemps nos frères de ces droits. Bon sang, ne sont-ils pas nos frères depuis mille ans ? [NdT allusion à l'arrivée des Turcs en Asie mineure en 1070].

« N'allons donc pas entrer au vingt-et-unième siècle avec des mains tachées de sang. N'entrons pas au vingt-et-unième siècle avec des tueries fratricides. N'entrons pas au vingt-et-unième siècle avec la tache noire du sang fratricide sur notre front. Evitons d'entrer la tête courbée de honte devant l'humanité. Au vingt-et-unième siècle l'humanité sera encore plus vigilante sur les droits de l'homme et la protection de la culture des hommes. Le monde est désormais devenu bien petit. A l'autre bout du monde on te demande des comptes sur les humiliations, les persécutions que tu as fait subir ici aux gens que tu prives de leurs droits.

 

« A notre époque être gouverné par la démocratie est l'honneur suprême pour un pays. Comment peux-tu réaliser la démocratie sans accorder les droits humains de quinze millions de personnes ?

« Désormais on ne dit pas, on ne peut plus dire et on vous laisse pas dire : « Ou j'aurai la bonne fortune ou mon cadavre aux vautours » [NdT adage populaire turc caractérisant les gens tentés par le tout ou rien].

« Pourrons-nous vraiment aimer notre pays comme Musa Anter ? Et la démocratie ? Nous nous délivrerons de ces impasses. Parce que j'ai beaucoup de confiance dans les Musa Anter de ce pays. Qu'ils soient turcs ou kurdes, ou toutes autres origines : vivent les Musa Anter. Les oncles Musa ! »

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