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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


La Turquie et le désir d'Europe (1998)

Publié par Etienne Copeaux

 

[Texte inédit, initialement présenté lors du Festival International de Géographie de Saint-Dié-des-Vosges, en 1998, alors que j'étais chercheur à l'institut Français d'études anatoliennes (Istanbul), actualisé après la reconnaissance du statut de candidate à la Turquie en 1999]

Dernières modifications (mise à jour des notes) le 23 octobre 2013

Le 13 octobre 1999, la Commission de Bruxelles a proposé que le statut de candidate à l’Union européenne soit pleinement reconnu à la Turquie. Ce pays vit, depuis un siècle et demi, avec le problème de son occidentalisation, un processus qui apparaît, dans la conscience européenne, comme une évolution historique « naturelle », souvent perçu, de tous côtés, comme la condition sine qua non de la modernisation, et qui engendre des tensions, des débats, des interrogations profondes sur sa nécessité et ses modalités. Aucune société européenne de l’époque moderne n’a jamais été contrainte de s’orientaliser, mais la crainte suscitée, en France ou en Allemagne, par l’augmentation de la population musulmane, par la diffusion de mots et de manières d’être qui échappent aux références occidentales chrétiennes, peuvent en partie donner la mesure de ce que peut signifier, pour les pays musulmans, l’occidentalisation et la déculturation.

Je voudrais ici essayer de préciser ce que peut représenter l’Europe aux yeux de la population turque ; pour éviter de livrer de simples impressions, je m’appuie sur mes analyses des représentations du passé et de l’espace en Turquie, dans lesquelles j’ai cherché à cerner les articulations entre l’espace et le temps 1 : le discours historique, scolaire ou académique, a la particularité de développer des liens affectifs entre une population et certains territoires ; son analyse permet d’évaluer ces liens, non pas tels qu’ils sont réellement ressentis par la population, mais tels que l’État voudrait qu’il soient.

La vision de l’Europe - en tant que région du monde - se confond au moins partiellement avec celle de l’Occident et avec celle du christianisme. Elle est profondément brouillée par un faisceau de contradictions que le citoyen turc moyennement éduqué ne peut surmonter qu’avec beaucoup de difficultés.

 

Le couple Asie (origine) / Europe (aboutissement)

Le processus d’occidentalisation a commencé à la fin du XVIIIe siècle et s’est institutionnalisé à partir de 1839 ; il ne s’agit pas d’un virage brutal mais du résultat de quatre siècles de contacts entre la Turquie et l’Europe occidentale, et d’une présence ottomane sur le continent européen lui-même, depuis le XIVe siècle, qui s’est avancée jusqu’à Vienne. Mais, en même temps que se réalisait ce processus, au cours du XIXe siècle, et particulièrement à partir de 1880, le nationalisme turc élaborait un discours accordant au contraire une grande place à la recherche de l’authenticité des origines asiatiques. C’est un mouvement comparable à l’« eurasisme » russe, et contemporain de celui-ci 2.

Le développement de ce courant culturel a été favorisé par les événements des premières décennies du vingtième siècle ; l’Empire ottoman a connu une série de catastrophes, les unes subies (les guerres des Balkans, la défaite de 1918), d’autres infligées (le début de l'expulsion des orthodoxes en 1914, le génocide des Arméniens en 1915), ce qui a conforté, aux yeux des Occidentaux, l’image du Turc décadent et barbare. Le traité de Sèvres, signé le 10 août 1920, fut une véritable mise à mort politique de la nation turque, dont le souvenir reste vivant dans la mémoire collective. L’armée grecque, en envahissant l’ouest de l’Anatolie à partir de la zone d’occupation qui lui avait été concédée, a tenté de donner le coup de grâce ; un général rebelle, Mustafa Kemal, réussit à provoquer un extraordinaire sursaut militaire et national, qui a conduit à créer la république de Turquie sur les ruines de l’Empire ottoman (1923). Aussi l’Empire ottoman est-il mort de l’Europe, tandis que la république de Turquie s’est construite au cours d’une guerre de libération contre la Grèce. Dans cette perspective historique, l’Europe, associée dans les esprits au christianisme, est souvent perçue comme un facteur de destruction ; dans les discours commémoratifs, à l’occasion des anniversaires de la proclamation de la république, on ne manque pas de fustiger, sans le nommer, l’« ennemi ».

Or, durant toute cette période se développait en Europe un fort courant philhellène s’exprimant notamment par l’idée de « miracle grec », énoncée pour la première fois par Ernest Renan en 1876. Pour relever le défi du philhellénisme occidental, le nationalisme turc républicain allait redonner vigueur au courant « asiatique » né à la fin du XIXe siècle. Certes, l’époque de Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la république et premier président de 1923 à 1938, est caractérisée par un ensemble de mesures radicales d’occidentalisation du droit et de la vie politique, de mise au pas de la vie religieuse sous couvert de laïcisation, avec l’introduction d’importantes réformes dans la vie culturelle (introduction de l’alphabet latin) et quotidienne (port obligatoire du vêtement occidental). Ce mouvement fut, objectivement, une occidentalisation, et il a été perçu comme tel par l’Occident ; pour Atatürk, il n’y avait qu’une seule civilisation, l’occidentale. Mais l’un des versants de la politique culturelle d’alors s’est traduit par une réforme des études historiques dans un sens ethnique et asiatique, qui s’est renforcé encore au cours de la période récente ; le récit historique, de nos jours encore, présente les réformes d’Atatürk comme enracinées dans l’ancienne culture turque de l’Asie intérieure, et non dans la culture européenne.

 

Le couple islam (obscurantisme) / Europe (laïcité)

A cette contradiction entre plusieurs discours culturels, s’ajoute une tension entre le processus de laïcisation et les transformations dans les composantes de la population de la Turquie. Au moment où la nouvelle Turquie se construisait en tant qu’État formellement laïque (abolition du califat, 1924), le pays devenait de facto un pays à population musulmane, par l’élimination des Arméniens (1915), l’ « échange » des orthodoxes d’Anatolie contre une partie des musulmans des Balkans (1922, en fait une double expulsion de masse), enfin par le départ de la plupart des Rum(orthodoxes) d’Istanbul à la suite des pogroms de septembre 1955. La plus grande partie des Juifs sont partis eux aussi, le plus souvent vers Israël.

En fait, depuis que la république existe, le terrain est mûr pour une adéquation de fait entre l’identité turque et l’identité musulmane. Cette évolution a été favorisée par l’armée turque elle-même, pourtant perçue en Europe comme « gardienne de la laïcité » ; c’est elle qui a permis le retour massif du religieux après le coup d’État de 1980, et qui a permis l’éclosion et l’institutionnalisation de l’idéologie dite « synthèse turco-islamique », selon laquelle la nation et la personnalité turques ne peuvent s’accomplir que dans l’islam ; c’est aussi le pouvoir issu du coup de 1980 qui a officialisé l’idée de « culture nationale », définie comme une synthèse entre la culture asiatique des steppes et la culture musulmane, et qui a rendu obligatoire l'enseignement religieux dans les établissements de l'Etat.

Europe ottomane, front de l’islam

Dans le domaine des représentations du passé et de l’espace, il existe une dernière et importante contradiction. L’idéologie républicaine turque, qui a posé le nouveau régime comme une renaissance de la patrie après que l’Empire ottoman eut bradé l’honneur national, a jeté l’opprobre sur la dynastie et la culture ottomanes, désignées comme responsables des défaites du début du XXe siècle ; la réforme de l’écriture, qui a remplacé en 1928 l’alphabet arabe par l’alphabet latin, a renforcé le rejet de ce passé. Or, le passé ottoman est l’élément le plus européen de l’histoire turque ; la contradiction réside en ce que ce passé européen ottoman est actuellement revendiqué par les islamistes et les ultra-nationalistes, nostalgiques de la grandeur de l’empire, et rejeté justement par ceux qui veulent pour la Turquie un avenir européen. Ce paradoxe ne clarifie pas la perception turque de l’Europe.

Telle qu’elle ressort des politiques culturelles, elle correspond à la vision d’un point d’aboutissement de l’histoire turque, d’une extrémité occidentale du monde turco-musulman ; en ce sens, l’Europe est une péninsule de l’Asie. Il existe donc aux yeux des Turcs une Europe familière, proche, l’ancienne Europe ottomane, qui comprend la Grèce, l’Albanie, la Bosnie, le Kosovo, la Bulgarie, la Roumanie, la Hongrie, Chypre et la Crimée ; cette Europe-là est considérée par le nationalisme turc comme son héritage ; même les parties chrétiennes partagent avec la Turquie une culture commune, car la religion n’est pas un clivage culturel décisif.

La Turquie a perdu cette partie de l’Europe ; l’une des grandes peurs du pays, au début du XXe siècle, a été d’être chassé plus loin en Asie ; aujourd’hui, c’est toujours en ces termes que l’ultra-nationalisme évoque les dangers qui menacent la Turquie ; c’est ce qui explique qu’une partie de l’opinion publique soit très sensible aux événements de Bosnie, du Kosovo, de Chypre, de Tchétchénie, d’Azerbaïdjan, fronts sur lesquels l’islam « turc » (c’est-à-dire non arabe) paraît menacé.

 

Tropisme asiatique et désir d’Europe

Mais tout ce qui précède est encore en contradiction totale avec un immense désir d’Europe, alimenté par plusieurs éléments. En premier lieu, on peut avancer la fascination de la richesse ; dans ce domaine, les trois millions de Turcs qui vivent en Europe en fournissent l’illustration et la concrétisation ; leur niveau de vie est supérieur à ce qu’il serait en Turquie, et ils amènent des richesses dans leur pays d’origine.

Le second élément concerne surtout la gauche turque, car la fascination de l’Europe est alimentée par le désir de démocratie ; bien que cette idée soit acceptée avec beaucoup de nuances et de variantes, l‘Europe reste porteuse du prestige de la défense des droits de l’homme ; l’Europe, c’est la Cour des droits de l’homme, c’est le tribunal de La Haye, c’est l’espoir d’un soutien dans les cas d’atteinte à la liberté en Turquie.

Le troisième élément, plus fort encore, est l’apport culturel européen : aux yeux de beaucoup - à commencer par Atatürk -, la culture, c’est le monde occidental dont l’Europe fait partie ; les élites sont éduquées dans des écoles, lycées et universités étrangers, en anglais, français, italien, allemand ; une bonne partie de la production intellectuelle européenne est très vite traduite et publiée en turc ; un Turc peut lire dans sa langue le meilleur de la production intellectuelle de Princeton, d’Oxford, ou de l’EHESS ; la politique linguistique turque elle-même encourage ce phénomène, puisque les seules langues étrangères enseignées en lycée sont celles de l’Europe occidentale, à l’exclusion de celles des pays voisins (arabe, persan, russe, bulgare, grec), ce qui est d’ailleurs regrettable ; enfin, dans un grand nombre de lycées, l’ensemble des cours est dispensé dans une langue occidentale.

Un quatrième élément, psychologique mais non négligeable, vaut pour l’ensemble de l’éventail politique turc, même pour l’extrême droite ou les islamistes : une intégration à l’Europe comblerait le grand désir de reconnaissance des Turcs : être reconnu par l’Europe, pour une grande partie de l'opinion, c’est exister.

 

Après le sommet de Luxembourg (12-13 décembre 1997)

Ce désir d’Europe explique aisément que toute décision de Bruxelles ou de Strasbourg concernant la Turquie soit très fortement répercutée par la presse, qui n’a pas toujours le mérite de la clarté dans ce genre d’information. A la fin de 1995, les journaux populaires, chaque jour, présentaient un compte à rebours des jours qui séparaient la Turquie de l’adhésion à l’Europe... sans préciser clairement qu’il ne s’agissait que de la signature d’un accord douanier. Le premier janvier 1996, certains annonçaient triomphalement : « Nous sommes Européens ! ». Dans ces conditions, deux ans plus tard, beaucoup de Turcs n’ont pas compris pourquoi on leur annonçait que la Turquie n’entrerait pas dans l’Europe.

En décembre 1997, le même phénomène de presse s’est répété, le moindre signe, la moindre déclaration conciliante d’un responsable européen se traduisant, dans les jours qui ont précédé le sommet de Luxembourg, par des manchettes triomphales.

Malgré un doute perceptible sur l’issue du sommet, le rejet de la candidature turque a provoqué une immense déception. Le sentiment le mieux partagé était celui d’avoir subi une injustice ; il était alimenté par un jugement très répandu selon lequel l’Europe est constamment hypocrite ; la Turquie, selon ces représentations, a été invitée à participer à un jeu dont les règles ont plusieurs fois changé au cours de la partie ; ce jugement, longtemps réservé à l’extrême droite, commençait de se répandre dans l’ensemble de l’éventail politique. Les Turcs ont une crainte peut-être fondée de ne jamais être jugés sur les mêmes critères que les autres candidats, puisque la Turquie est le seul pays musulman candidat à l’intégration dans l’Union Européenne. Or, ils ont la conviction fermement ancrée que l’entrée dans l’Europe est un droit, et non une éventualité incertaine qui dépendrait du bon vouloir européen.

Parmi les arguments, on notait un recours assez fréquent à une tautologie du type « Nous avons droit à l’Europe parce que nous sommes Européens ». Une telle formulation ne doit pas faire sourire car elle exprime la conviction d’une appartenance historique à l’Europe, et ce malgré les orientations du discours historique décrites plus haut. Ce sentiment d’appartenance se réfère aussi bien au temps long, l’Empire ottoman ayant été présent durant quatre siècles en Europe, qu’au temps court, la Turquie étant le plus ancien candidat à l’intégration (1963) 3.

Par la voix des commentateurs de la presse quotidienne, les Turcs ont proclamé à l’envi qu’ils ont été les défenseurs du monde libre et la forteresse de l’Occident contre le communisme, de 1950 à 1990, assez longtemps et assez efficacement pour avoir gagné le droit d’entrer dans l’Europe. Loin d’être des étrangers en Europe, les Turcs, comme le disent à l’occasion des responsables comme le président de la république Süleyman Demirel 4, partageraient les mêmes valeurs que les Européens et se voient comme la « forteresse avancée » des valeurs européennes dans une région sensible. Le rejet européen de 1997 a donc été vécu dans une grande amertume, en toute conscience que l’Occident n’a choyé la Turquie que lorsqu’il avait besoin d’elle dans le cadre de la lutte contre le communisme.

Le rejet de la candidature turque lors du sommet de Luxembourg allait dans le sens des islamistes et des ultra-nationalistes ; les premiers préféreraient une politique plus délibérément tournée vers les voisins musulmans de la Turquie, ou même vers certaines puissances émergentes du monde musulman afro-asiatique. C’est la direction, colorée de tiers-mondisme, qui avait été prise sous le gouvernement islamiste de Necmettin Erbakan (juin 1996-juin 1997), avec l’essai de création d’un « D-8 » (Developping Eight, comprenant la Turquie, l’Indonésie, la Fédération de Malaisie, le Bangladesh, le Pakistan, l’Iran, l’Égypte et le Nigeria) qui devait faire pendant au « G-7 » d'alors. Les ultra-nationalistes, eux, craignaient que l’entrée de la Turquie en Europe n’engendre une perte d’identité et de souveraineté incompatibles avec la dignité nationale. Pourtant, même au sein de ces deux mouvances, le rejet de Luxembourg n’a donné lieu à aucune manifestation de satisfaction, car ce rejet est ressenti comme blessant.

Certains propos européens sur l’islam, comme ceux qui ont été tenus lors du congrès des sociaux-démocrates en mars 1997, par Helmut Kohl notamment, allaient dans le sens des islamistes ; les Européens doivent savoir que tout propos portant sur la définition chrétienne de l’unité européenne nourrit, en face, une argumentation anti-européenne : « L’Europe est un club de chrétiens, n’y entrons pas » 5. Normalement cantonnée dans les milieux islamistes et ultra-nationalistes, cette idée, dans les moments de crise, comme en décembre 1997, tend à déborder vers le centre droite et est invoquée comme un prétexte à renoncer à tout effort pour se rapprocher de l’Europe : c’est le sens de certains propos publics du premier ministre d’alors, Mesut Yılmaz, en décembre 1997. Si l’Union européenne veut éviter d’avoir à ses portes un nouveau courant islamiste puissant, elle doit veiller à ne pas l’encourager par des propos malencontreux : l’Europe doit prouver, non seulement aux yeux des Turcs mais aux yeux du monde entier, qu’elle n’est pas un club chrétien.

Au centre - gauche et droite - de l’échiquier politique, la réaction de déception a pris des formes un peu semblables, en ce sens qu’ont été évoqués d’autres choix possibles pour la Turquie. En décembre 1997 même, la presse a accordé une large publicité au voyage de Mesut Yılmaz aux États-Unis ; le développement des relations avec ce pays a été présenté, après le sommet de Luxembourg, comme une alternative plus réaliste et plus intéressante que l’Union européenne. La Turquie continuait également de se tourner vers la Russie, qui, au moins jusqu’à la crise économique de l’été 1998, était un marché appréciable pour les produits et les services, quoiqu’une grande partie du commerce soit informel et échappe au fisc. La Chine, objectif commercial moins réaliste pour l’instant, est évoquée également.

Mais un rejet de la candidature turque pouvait aussi renforcer les liens commerciaux avec les régions qui représentent une manière de « famille » pour la Turquie : la partie non arabe de l’ancienne aire ottomane (l’Europe balkanique et danubienne), les pays du Caucase, et l’Asie centrale. Il est frappant de constater que l’attrait pour l’Asie centrale, qui était jusqu’à une date récente caractéristique des milieux ultra-nationalistes, s’est diffusé vers le centre, comme l’ont montré des déclarations du ministre des Affaires étrangères Ismail Cem 6 ; on a vu même naître ou renaître, à l’extrême gauche, un courant dit eurasien, nourri par le souvenir de Sultan Galiev, figure mythique du tiers-mondisme 7. Il faut ajouter qu’une partie de cette extrême gauche, notamment le Parti des travailleurs de Dogu Perinçek, se montre tout aussi nationaliste que la droite sous couvert d’anti-impérialisme, et peut à l’occasion se montrer, elle aussi, anti-européenne.

Enfin, le rejet de la candidature turque à Luxembourg a fait le jeu de toutes les forces politiques qui souhaitent le statu quo dans les affaires qui rongent la Turquie depuis des lustres ; s’il n’avait pas existé une perspective d’entrée dans l’Union, rien n’aurait freiné la politique de l’armée dans le sud-est du pays ; la recherche d’une solution au problème chypriote resterait bloquée ; une confirmation du rejet hors d’Europe fournirait un prétexte à la Turquie pour mettre à exécution la menace, périodiquement brandie, d’annexer la partie nord de Chypre, occupée par l’armée turque depuis 1974. Sur ce plan aussi, les Européens devraient savoir qu’il existe une population chypriote turque dont la mentalité, les modes de vie, les aspirations sont très différents de celles de la Turquie, que l’isolement désespère et qu’une annexion noierait définitivement dans une immigration massive d’Anatoliens 8.

Plus grave encore, le rejet de Luxembourg a fait le jeu de tous les ennemis de la démocratie ; durant la période qui a suivi le rejet de décembre 1997, on a observé un recul sur ce plan ; les journalistes étaient de plus en plus inquiétés, les manifestations réprimées avec de plus en plus de brutalité ; la police et l’extrême droite - qui participe au gouvernement depuis mai 1999 9 - tiennent le haut du pavé ; et l’Europe n’a pu considérer favorablement la fermeture du parti islamiste Refah, dont les députés avaient été démocratiquement élus, ni la destitution et l’incarcération du maire d’Istanbul Recep Tayyip Erdogan. L’armée continue de dicter sa loi aux politiciens, et la population se réfugie dans un culte figé d’Atatürk, qui bloque la réflexion politique 10.

Bien entendu, l’Europe n’a pas à ouvrir ses portes à la Turquie en vue de régler tous ces problèmes à sa place. Mais, au cours des années passées, elle aurait dû adresser aux Turcs des explications franches sur les raisons des réticences, qui sont parfaitement compréhensibles et admissibles par l’opinion publique 11.

Elles sont économiques : les aides à la Turquie représenteraient un poids excessif dans le budget européen, et on ne peut envisager la libre circulation de millions de travailleurs turcs sans créer de graves problèmes sur le marché de l’emploi ; elles sont politiques, avec le risque d’importer en Europe les problèmes internes de la Turquie, à savoir le problème du Kurdistan (comme l’a illustré, en novembre 1998, un grave litige avec l’Italie), le problème des relations turco-grecques (qui semblent toutefois devoir s’améliorer après l’élan mutuel de solidarité lors des récents séismes [en 1999]) et le problème chypriote ; enfin, l’admission d’un pays dont la population pourrait rapidement atteindre 100 millions d’habitants risquerait de déstabiliser l’équilibre interne des pouvoirs.

Naturellement, ces arguments sont connus des responsables turcs, mais les médias les diffusent peu ; ils apparaissent dans quelques rares analyses signées par des hommes responsables et peu enclins au rêve, comme Erol Manisalı 12. Dans ce contexte, leurs propositions sont, elles aussi, parfaitement compréhensibles de l’opinion publique : elles vont dans le sens d’un renforcement du traité d’Union douanière appliqué depuis le 1erjanvier 1996, et d’un développement des relations commerciales, culturelles et sociales avec l’Union européenne ; en somme, ces voix proposent que la Turquie cherche à rester à côté de l’Europe, à « être européenne sans l’Europe » comme le sont la Suisse ou la Norvège.

Dans cette perspective, l’approfondissement des relations avec l’Europe, sans même parler d’adhésion, pourrait renforcer les courants démocratiques en Turquie. Le problème des relations entre la Turquie et l’Europe ne vient pas de l’islam mais du nationalisme, qui pèse très lourdement sur la pensée politique turque, induit des comportements excessivement chauvins et une très grande susceptibilité. Il a empêché ou empêche tout débat public sur les problèmes fondamentaux de la Turquie, comme ceux du Kurdistan ou de Chypre ; remettre en question certaines options fondamentales comme le rôle de l’armée revient à être immédiatement accusé de trahison et risquer sa liberté ou même sa vie.

La porte devait rester ouverte pour que vive le désir d’Europe parmi la population. L’Union européenne doit continuer d’encourager les éléments de la société civile qui cherchent à se libérer du poids du nationalisme : cercles intellectuels indépendants des partis, associations des droits de l’hommes (même religieuses), unions d’avocats, de juristes, d’architectes, associations d’industriels et d’hommes d’affaires qui, à la fois, ont besoin de l’Europe et encouragent la démocratisation du pays.

 

Notes : 

 

1 Essentiellement : Espaces et temps de la nation turque. Analyse d'une historiographie nationaliste, Paris, CNRS-Editions, 1997 ; et Une Vision turque du monde à travers les cartes, Paris, CNRS-Editions, 2000.

2Cf. Marlène Laruelle, L'idéologie eurasiste russe ou comment penser l'empire, Paris, L'Harmattan, 1999.

3 Cf. déclaration de Tansu Çiller, ministre des Affaires étrangères, Zaman, 19 mars 1997 ; interview de Sedat Aloglu, président de la commission des Affaires étrangères du parlement, Turkish Daily News, 28 avril 1997 ; déclaration de Süleyman Demirel, président de la république, Cumhuriyet, 11 décembre 1997.

4 Il a été président de 1993 à 2000, après avoir été cinq fois premier ministre.

5 Presse turque du 17 mars 1997, notamment Mehmet Ali Birand, « Avrupa Türkiye’den iki nedenle korkuyor » dans le grand quotidien Sabah.

6 Déclarations d’Ismail Cem, ministre des affaires étrangères, à La Libre Belgique, rapportées par Sabah, 9 décembre 1997.

7 Cf. Chantal Lemercier-Quelquejay et Alexandre Bennigsen, Sultan Galiev, Le père de la révolution tiers-mondiste, Paris, Fayard, 1986.

8 Depuis l'entrée de Chypre dans l'UE en 2004 (il s'agit bien du territoire de toute l'île, y compris la partie qui s'est proclamée « république turque de Chypre du nord ») la perspective d'une annexion est bien entendu abandonnée [note de 2013].

9 Jusqu'en 2002 [note de 2013].

10 L'importance de l'armée a été très fortement réduite par le pouvoir de l'AKP [note de 2013].

11 Les exigences de l’Europe ont été exprimées par Michael Lake, ambassadeur de l’Union européenne à Ankara, lors d’une « Euromoney Conference » à Istanbul, en mai 1997 ; il n’a montré aucune complaisance dans ses déclarations, notamment en ce qui concerne les insuffisances de la Turquie. Ses propos ont été tout aussi clairement rapportés par Turkish Daily News, 15 mai 1997.

12 Cf. les articles d’Erol Manisalı dans Cumhuriyet, 17 mars 1997 et 8 décembre 1997 ; et Ferai Tinç, « Etre Européens sans l’Europe », Hürriyet, 8 décembre 1997. [Erol Manisalı figure parmi les personnalités arrêtées dans le cadre du procès Ergenekon].

 

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