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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Casernes, cimetières, statues... et encore Varto

Publié par Etienne Copeaux sur 29 Août 2014, 17:40pm

Catégories : #La Turquie d'aujourd'hui, #Kurdistan

 

Nous allons cette fois dans le présent, pour constater comme les signes et les marques d'appropriation ont la vie dure et sont l'objet d'affrontements qui peuvent mal tourner. C'est qu'il s'agit de contrôle de territoires et l'Etat turc n'est évidemment pas prêt à reculer. C'est ainsi que la guerre se poursuit, à coups de petits événements, dans de petits lieux et c'est pourquoi nous retournons à Varto...

 

 

Certains événements peuvent modifier le cours d'une guerre. Ceux-là figurent dans les manuels d'histoire, et jalonnent les récits confectionnés a posteriori. Pourtant, une guerre est faite, au quotidien, d'une multitude de péripéties, qui ne font même pas forcément de victimes, et ne modifient nullement son cours. Mais elles participent de l'essence de la guerre, par accumulation et effet répétitif. Faits superficiels souvent, comme la fusillade de Varto analysée précédemment (cf l' « esquisse » n°51) ou actes gravissimes comme le massacre de Basbaglar en 1993, qui bouleversent des centaines de vies humaines sans pour autant modifier quoi que ce soit dans la conduite de la guerre.

Il existe aussi des points nodaux dans un conflit, comme j'ai déjà essayé de le suggérer à propos de Varto, mais c'est également le cas d'autres petites villes du sud-est anatolien, comme Lice (lieu de fondation du PKK en 1984), Siirt ou Sırnak. Dans le conflit kurde, ces petites villes, pourtant facilement contrôlables par une armée puissante, sont des lieux d'une incessante spirale d'agitation/répression depuis le début des années 1990.

Est-ce le résultat d'une organisation efficace par le PKK, ou l'effet d'une réactivation incessante de la mémoire des violences et des humiliations subies, ou les deux, le PKK étant l'un des acteurs de cette réactivation ? Toujours est-il que les événements de ces petites villes fonctionnent ensemble, de sorte qu'elles sont l'une pour l'autre des caisses de résonance chaque fois qu'un événement violent ou jugé scandaleux survient dans l'une d'elles. Un peu comme le départ d'un feu de forêt, où les flammes peuvent sauter entre deux arbres éloignés, propagées par la chaleur ambiante. Pour que cet effet de « chaleur propagatrice » survienne dans un conflit, il faut qu'il existe des lieux rendus inflammables par l'accumulation des événements passés. Le plus souvent, on assiste à de petits départs de feu, vite maîtrisés, car les « pompiers » sont partout, nombreux et bien équipés : l'armée, la gendarmerie, les policiers des « équipes spéciales ».

Dans un conflit si long, les deux camps opposés cherchent à contrôler des territoires, à les marquer.

D'un côté, la république de Turquie (qu'en face on appelle avec mépris Devlet, l'« Etat ») a mis en place depuis ses débuts un système de marquage au caractère quasi sacré : drapeau flottant partout, bustes d'Atatürk, devises patriotiques en lettres géantes sur les flancs des montagnes, casernes et camps militaires, cimetières de « martyrs », et jusqu'à la toponymie qui a été largement remodelée et débarrassée de tout parfum « étranger ». Plus la légitimité de l'emprise de la république est discutable, plus ce marquage est prégnant, le sommet étant atteint au nord de Chypre.

Les signes les plus radicaux du marquage de territoire sont ceux de l'occupation militaire : casernes, camps, routes et rues parcourues d'engins blindés, postes de contrôle. C'est un marquage qui agit directement sur les vies, alors que les autres agissent d'abord sur les esprits, avant de provoquer des actes concrets. Le sud-est de la Turquie en est déjà bien pourvu, mais c'est justement pour parfaire ce marquage, ce maillage, que le Devlet a décidé d'agrandir une caserne de gendarmerie à Lice, l'un des points nodaux de la rébellion. En France, on a des gendarmes l'idée de militaires plutôt bienveillants, proches de la population. En Turquie, la gendarmerie est une troupe d'élite dans la « lutte contre le terrorisme » et la répression ; elle comporte également des « sections spéciales » (Jandarma özel harekat) très bien entraînées et équipées. La caserne de Lice est conçue, paraît-il, comme une véritable forteresse, à tel point qu'on la désigne par le mot-valise de kalekol, formé de kale, forteresse, et karakol, gendarmerie ; sa construction a été ressentie comme une provocation de l'Etat.

A gauche, la "kalekol" de Lice (image de synthèse publiée par zeytung.com). A droite, l'une des manifestations près de Lice, en mai 2014A gauche, la "kalekol" de Lice (image de synthèse publiée par zeytung.com). A droite, l'une des manifestations près de Lice, en mai 2014

A gauche, la "kalekol" de Lice (image de synthèse publiée par zeytung.com). A droite, l'une des manifestations près de Lice, en mai 2014

En juin 2013, les habitants de Lice ont manifesté, se sentant peut-être encouragés par les événements de Gezi. Le 28 juin, un jeune homme, Medeni Yıldırım, a été tué par balles. Le retentissement de ce décès, compte tenu du contexte, a été énorme, et tout le pays, un temps, s'est tourné vers Lice. Un an plus tard, les protestations contre la kalekol n'avaient pas cessé. En avril 2014, elles se sont propagées à Varto, pourtant distante de 200 km : c'est dire que la question est jugée sensible dans un vaste périmètre. Dans les environs de cet autre point nodal, les opposants, notamment ceux du Mouvement de jeunesse démocrate et patriote (une branche du PKK), ont choisi de couper la circulation sur la route de Varto à Erzurum, tandis que les villageois du lieu accueillaient les blindés à coups de pierres. D'après Milliyet, mille personnes environ ont participé à cette bataille. D'autres actions du même genre se sont poursuivies à la fin du mois de mai 2014, tout près de Lice, sur la route de Diyarbakır à Bingöl (cumhuriyet.com.tr, 4 juin 2014), et près de Varto, de nouveau sur la route d'Erzurum (sabah.com.tr, 10 juin 2014). Toujours au même endroit, une centaine de camions avaient été « confisqués » par les manifestants, et deux sous-officiers avaient été « retenus ». Les affrontements ont duré deux semaines. Il y avait déjà eu un mort en juin 2013, on en a déploré deux autres en juin 2014.

 

***

 

Il s'agissait pour les partisans du PKK de répliquer à une avancée de l'Etat. Mais le système de signes du PKK est lui aussi en marche dans le sud-est. Le drapeau kurde, certes, ne flotte pas sur les bâtiments publics, mais il est brandi par les manifestants et la population, souvent simplement par la couleur des vêtements, des châles. La langue kurde s'affiche désormais, même dans certaines mairies et sur leurs sites officiels. La toponymie kurde est de plus en plus employée par la population, les militants et les médias kurdes (on trouvera les principaux par ce lien). Les camps d'entraînement du PKK sont bien sûr invisibles, mais deux marqueurs sont apparus depuis peu : les cimetières de « martyrs » du PKK, et la statuaire. Ces deux marqueurs topographiques sont d'une grande importance, démontrée par les réactions et contre-réactions que provoque leur établissement ou au contraire leur destruction.

Le cimetière de « martyrs » (sehitlik) - en France nous dirions « cimetière militaire » - est un lieu bénéficiant d'une certaine sacralité, à condition que l'entité pour laquelle ces morts sont tombés soit respectée. La désignation des morts par l'appellation de « martyrs » leur confère une aura religieuse. En Turquie, on répète à toute occasion que c'est leur sang qui a donné sa couleur au drapeau. Aussi l'établissement par le PKK de sehitlik est-il un véritable défi à l'Etat turc, car il est une marque de prise de possession du territoire qui confère légitimité et sacralité à ceux qui, en face, sont toujours désignés comme des bandits, des assassins. Les médias turcs ne peuvent désigner ces endroits que comme de « prétendus sehitlik » ou comme des « cimetières de terroristes ». En février 2014, un rapport de la Sûreté en dénombrait dix sur le territoire de la république, et huit en cours de réalisation. La profanation de cimetières et sépultures étant un des langages préférés du nationalisme turc (entre autres), les sehitlik du PKK sont de temps à autre vandalisés et profanés.

 

En haut à gauche: 17 juillet 2013, l'inauguration du "sehitlik" du PKK à Yolçatı. En haut à droite: 15 août 2014, inauguration de la statue de Mahsum Korkmaz dans le "sehitlik". En bas à gauche: 19 août 2014, la statue a été abattue. En bas à droite : les militaires, tels des chasseurs, prenant la pose.En haut à gauche: 17 juillet 2013, l'inauguration du "sehitlik" du PKK à Yolçatı. En haut à droite: 15 août 2014, inauguration de la statue de Mahsum Korkmaz dans le "sehitlik". En bas à gauche: 19 août 2014, la statue a été abattue. En bas à droite : les militaires, tels des chasseurs, prenant la pose.
En haut à gauche: 17 juillet 2013, l'inauguration du "sehitlik" du PKK à Yolçatı. En haut à droite: 15 août 2014, inauguration de la statue de Mahsum Korkmaz dans le "sehitlik". En bas à gauche: 19 août 2014, la statue a été abattue. En bas à droite : les militaires, tels des chasseurs, prenant la pose.En haut à gauche: 17 juillet 2013, l'inauguration du "sehitlik" du PKK à Yolçatı. En haut à droite: 15 août 2014, inauguration de la statue de Mahsum Korkmaz dans le "sehitlik". En bas à gauche: 19 août 2014, la statue a été abattue. En bas à droite : les militaires, tels des chasseurs, prenant la pose.

En haut à gauche: 17 juillet 2013, l'inauguration du "sehitlik" du PKK à Yolçatı. En haut à droite: 15 août 2014, inauguration de la statue de Mahsum Korkmaz dans le "sehitlik". En bas à gauche: 19 août 2014, la statue a été abattue. En bas à droite : les militaires, tels des chasseurs, prenant la pose.

En présence d'une foule nombreuse, un sehitlik kurde a été inauguré au village de Yolçatı (Sîsê), près de Lice, le 14 juillet 2013, sous un grand portrait de Zilan, et au grand scandale des médias officiels turcs, qui ont qualifié l'événement de « provocation du PKK ». Yolçatı est un de ces villages anéantis par la guerre. Sur les images satellitaires, on ne distingue plus que l'emplacement des maisons. Il comptait près de 700 habitants en 1985, on n'en recensait plus que quatorze en 2012... Dans ce cimetière, le 15 août 2014, date du trentième anniversaire de la rébellion, le PKK a tenté d'apposer une autre marque sur le territoire, d'ordre statuaire cette fois, sous forme d'une grande statue de Mahsum Korkmaz, un des premiers chefs militaires du PKK, abattu en 1986. Aussitôt, le tribunal de Lice a ordonné sa destruction. Dès le 19 août, ce fut fait, avec de grands moyens militaires car des milliers de personnes étaient venues pour s'opposer à la destruction : des centaines d'hommes, une dizaine d'engins blindés, une surveillance des lieux par hélicoptère. Au cours de l'opération, des coups de feu ont été tirés ; l'armée a répliqué avec des gaz et des balles réelles, et une nouvelle fois un jeune homme, Mehdi Taşkın, 24 ans, a été tué.

La bataille pour les signes a fait un mort, qui s'ajoute aux trois précédents. Il n'est pas étonnant qu'elle ait ouvert une guérilla.

Le 21 août, à quatre heures du matin, un groupe de militants de l'organisation de jeunesse du PKK coupe à nouveau la route de Varto à Erzurum, au niveau du village de Leylek, comme précédemment. Ils arrêtent des dizaines de camions, en confisquent les clés et en disposent plusieurs en travers de la route. Les forces de sécurité répliquent le lendemain : à nouveau des blindés, des centaines d'hommes, un appui aérien, à nouveau les gaz et les tirs à balles réelles. D'importantes mesures de sécurité sont prises dans tout le secteur. Les manifestants, masqués, attaquent les engins à coups de cocktails Molotov, de gourdins, de jets de pierres et de feux d'artifices ; un tanker de fuel est incendié. Selon l'agence kurde DIHA, de nombreuses personnes ont été atteintes aux jambes par des balles.

Très vite, l'agitation s'est propagée à Varto même, à sept kilomètres. Les manifestants barricadent les accès à la ville, mettent le feu à un camion grumier. Puis, c'est le siège local de l'AKP qui est attaqué et incendié. Des journalistes des médias proches du pouvoir, l'agence Anatolie et l'agence Ihlas (proche de l'extrême-droite) sont pris à partie, leur matériel confisqué. Selon le quotidien de gauche Evrensel et l'agence kurde DIHA, ce sont de véritables scènes d'émeutes : tous les commerces ferment, « le peuple » dresse des barricades dans les rues après avoir abattu les pylônes supportant les caméras de surveillance (MOBESE) ; la foule tente à plusieurs reprises d'attaquer la Direction de la Sûreté et divers bâtiments publics, à tel point que des renforts sont amenés par hélicoptère. Alors, « les événements s'aggravent. Après le centre, presque chaque rue de la ville est barricadée et des affrontements sérieux se déroulent entre le peuple et la police, qui, comme les militaires, se met à utiliser contre la foule des balles réelles auxquelles les jeunes répliquent par des jets de pierres. La ville est rapidement enveloppée dans un nuage de gaz. Alors que les affrontements se durcissent, un blindé de type Shorland est renversé devant le dispensaire ; en raison des barricades, leurs occupants blessés ne peuvent même pas être secourus par les ambulances. Le secteur est circonscrit par des blindés, la foule crie en kurde : “Vive notre chef !”, “Vive le commandant Apo !”, “PKK !” “Vengeance !” ».

Barrage près de Varto fin aout 2014. Le siège de l'AKP à Varto incendié par les manifestants
Barrage près de Varto fin aout 2014. Le siège de l'AKP à Varto incendié par les manifestants

Barrage près de Varto fin aout 2014. Le siège de l'AKP à Varto incendié par les manifestants

En ces mêmes jours, lors d'une manifestation à Diyarbakır, un jeune est gravement blessé par sa propre grenade artisanale. A Siirt, un groupe pénètre dans la cour d'une école primaire, abaisse le drapeau et endommage le buste d'Atatürk. A Diyadin (ou Giyadîn, département d'Agrı), un autre groupe assaille le bâtiment de la gendarmerie, où un militaire est gravement blessé.

Certes, le récit d'Evrensel sur les événements de Varto est peut-être tendancieux. Il faudra un peu de recul pour confirmer ou infirmer la gravité des événements survenus une fois de plus dans cette ville. Mais même si ce récit est exagéré, on peut tirer au moins deux leçons de cette suite de troubles survenus durant l'été : l'effet « chaleur propagatrice » qui fait que des événements peuvent sauter d'un recoin à l'autre du Kurdistan, en réaction à des faits très précis (construction de la caserne, destruction d'une statue) qui en eux-mêmes ne sont pas des faits de guerre, mais dont le mode de gestion par le Devlet turc entraîne des morts d'hommes, particulièrement de jeunes.

Ensuite, l'importance des signes et de la guerre des signes, l'apposition d'une marque territoriale pouvant déclencher des réactions d'abord du même ordre, seulement sémiologique (comme l'abaissement d'un drapeau ou la destruction des images du Père), puis le recours à la violence, contre la violence du Devlet.

 

[Pour compléter, lire sur le même sujet avec une autre approche, Mahsum Korkmaz, Atatürk et les « terroristes » PKK qui combattent l’Etat islamique en Irak et en Syrie par Anne Guézengar sur yollar.blog]

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