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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


La pulsion expansionniste turque en 1990-1992 (première partie)

Publié par Etienne Copeaux sur 12 Octobre 2020, 10:08am

Catégories : #La Turquie des années 1990, #Travaux avant 2010, #Nationalisme turc

Alparslan Türkeş, leader du parti d'extrême-droite MÇP/MHP, en compagnie d'Ebülfez Elçibey, président de la république d'Azerbaïdjan, sur la place de la Liberté (Azatlık Meydanı) à Bakou en 1992

Alparslan Türkeş, leader du parti d'extrême-droite MÇP/MHP, en compagnie d'Ebülfez Elçibey, président de la république d'Azerbaïdjan, sur la place de la Liberté (Azatlık Meydanı) à Bakou en 1992

 

Cet article a été publié sous la référence « Les ‘Turcs de l’extérieur’ dans Türkiye : un aspect du discours nationaliste turc », in La Turquie et l’”aire turque” dans la nouvelle configuration régionale et internationale, Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (CEMOTI) n° 14, 1992, pp. 31-52.

 

Au moment des faits de guerre entre l'Azerbaïdjan (soutenu militairement par la Turquie) et l'Arménie, il m'a semblé utile de publier à nouveau cet article, qui replace les énénements dans le contexte plus large de la perception des "Turcs de l'extérieur" par le nationalisme turc au moment de l'écroulement de l'URSS et de l'émergence des républiques dites "turcophones" du Caucase et d'Asie centrale.

On y verra que la politique de Recep Tayyip Erdogan est un produit de cette époque des années 1990 au cours desquelles se dessinait une volonté expansionniste turque dans les milieux de droite.

 

J'ai laissé l'article en l'état, avec quelques modifications uniquement typographiques ou stylistiques, et quelques précisions sur les personnages ou les événements pour faciliter la compréhension, trente ans plus tard

 

 

 

 

Le quotidien Türkiye est un des principaux vecteurs de l'idéologie de la « synthèse turco-islamique », prônée par le Foyer des Intellectuels (Aydınlar Ocagi), un think-tank conservateur fondé au cours des années 1970 [cf. Bursa-Millet, 2019]. Il délivre régulièrement des informations sur les activités du Foyer et sur ses prises de positions. Il permet de connaître ses membres les plus influents, leur pensée, leurs relations.

Les idéologues de la « synthèse turco-islamique » s'intéressent beaucoup à la spécificité de l'identité turque et, en conséquence, aux « Turcs de l'extérieur » (Dıstürkler). Les relations entre les intelligentsias nationalistes des divers peuples turcs n'ont en fait jamais cessé depuis le xixe siècle ; elles ont été affaiblies mais non interrompues par l'établissement de l'empire soviétique, et ont été ravivées par le processus de sa décomposition.

Le travail qui suit résulte d'un dépouillement commencé en automne 1989. Plusieurs centaines d’articles ont été répertoriés, sélectionnés en fonction de leur intérêt pour l'étude de la « synthèse turco-islamique » et pour celle des rapports (politiques, culturels, affectifs) entre la Turquie et « l’aire turque ».

Le plus intéressant n'est pas la relation des événements qui surviennent dans le monde turc mais leur écho dans les milieux nationalistes turcs : le discours nationaliste se manifeste surtout dans le second degré de l'information ; Türkiye rapporte régulièrement la façon dont les événements sont commentés dans des conférences, colloques, séminaires, organisés par une multitude d'associations culturelles, et par des dirigeants d'associations ou de partis nationalistes turcs ou « turciques ». On peut ainsi mesurer la place que tient l'Asie turque dans le discours nationaliste actuel, et le rôle que la droite voudrait faire jouer à la Turquie dans un avenir proche.

La pulsion expansionniste turque en 1990-1992 (première partie)

Plusieurs journalistes de Türkiye jouent un rôle important dans le domaine de l'aire turque : Ahmet Ali Arslan, correspondant de Türkiye à Washington, est d'abord un intermédiaire indispensable. Par lui arrivent beaucoup d'informations, car les dirigeants nationalistes azéris ou turkestanais vont assez fréquemment chercher un appui au Congrès ou au Kennan Institute. Il part parfois en reportage en Azerbaïdjan, de sorte que beaucoup d'informations, entre Bakou et Istanbul, font le détour par Washington.

Sevinç Çokum, journaliste et romancière, a fait de nombreux reportages en URSS. Elle semble avoir de solides contacts avec certains dirigeants de mouvements nationalistes « turciques » et, en Turquie, avec le Foyer des Intellectuels. Elle se met volontiers elle-même en scène dans ses reportages ; ses textes sont à forte image émotive. Très sensible à la dimension historique des événements, elle apparaît comme celle qui recherche constamment les racines de la turcité, et qui remet en lumière les liens culturels entre la Turquie et la « mère-patrie ».

Kemal Çapraz est souvent celui qui accueille les visiteurs venus de l'ex-URSS et recueille leurs propos. Parmi les chroniqueurs enfin, Necati Özfatura (lié au Foyer des Intellectuels), se distingue par ses propos excessifs. Il tient la rubrique quotidienne de politique étrangère, souvent consacrée à l'aire turque, où il ne cesse de mettre en garde contre les ennemis qui menacent le monde turc. Selon lui, la Turquie ne devrait pas hésiter à tourner le dos à l' « Occident chrétien ».

Il est possible de tirer beaucoup d'enseignements de ces dix-huit mois de dépouillement systématique. Pour ce faire, j'ai établi deux fichiers, celui des associations et celui de leurs animateurs, qui permettent de connaître, au moins partiellement, le réseau des relations institutionnelles ou personnelles. Leur recoupement souligne l’importance de certains responsables qui, par la fréquence de leurs interventions et par leurs accointances, servent de charnière, de lien entre les associations les plus importantes, et entre celles-ci et les mondes politique et universitaire.

Le plus délicat a été d'établir un fichier des notions apparaissant dans le discours des articles de Türkiye ayant un contenu nationaliste. Nous y avons inclus aussi bien des mots précis (« mère-patrie », « grand-frère », « leader ») que des stéréotypes tels que « L'avenir est à nous », « Nous sommes tous des Turcs »... ou des notions plus vagues qu'il a bien fallu baptiser ; ainsi des fiches s'intitulent « miroir », « jalousie », etc. Si l'on veut être précis, il faut faire des distinctions plus fines : par exemple, ouvrir une fiche sur la notion « aide » ne suffit pas ; j'ai dû distinguer trois phrases-types : « Nous voulons votre aide », « Ils veulent notre aide » et « Nous devons les aider ». S'agissant des rapports entre la Turquie et l'aire turque, ces trois phrases correspondent à trois étapes d'un processus de manipulation de l'opinion.

Avec le journal Türkiye c'est bien de manipulation qu'il s'agit, et il faut poser dès l'abord la question de la crédibilité de ce quotidien. L'information sur les événements ne semble pas moins bonne que dans les autres journaux ; il est facile de vérifier par recoupement la véracité des informations délivrées. En revanche, le doute est nécessaire lorsqu'il s'agit de la relation d'un discours. Celui-ci est nécessairement coupé, et les passages reproduits ne sont pas choisis au hasard. Il est facile à un journaliste ou à un chroniqueur de Türkiye de ne retenir, dans une déclaration d'un responsable nationaliste, que ce qui l'arrange, ou de ne donner la parole qu'aux responsables de mouvements qui épousent plus ou moins l'idéologie de la « synthèse ». Mieux, les rédacteurs choisissent comme titres, sous-titres ou intertitres des phrases isolées de leur contexte : il n'est pas rare que ces phrases-titres ne figurent d'ailleurs pas dans le corps du discours cité ; on peut alors douter de leur authenticité : ont-elles été vraiment prononcées ? Il arrive même que des phrases-titres, mises entre guillemets (donc explicitement présentées comme des citations), n'aient pas vraiment de rapport avec le contenu de l’article.

Par exemple, un article consacré à la venue à Londres de S.S. Seidualiyev (Directeur Général du Commerce extérieur du Kazakhstan) est titré : « Le Kazakhstan a les yeux tournés vers la Turquie » ; une photo est sous-titrée : « Nous voulons que la Turquie soit à l'avant-garde ». Rien n'indique de qui sont ces citations ; elles sont dépourvues de guillemets, et ne figurent pas dans l'interview lui-même : le doute est laissé sur leur nature (Türkiye, 25 décembre 1991).

Pourtant ces citations reprises en titre méritent l'attention même si leur authenticité est douteuse. Elles sont justement choisies pour leur caractère stéréotypé, leur concision, leur brièveté : ce sont des quasi-slogans. Lorsqu'elles s'étalent sur plusieurs colonnes, lorsqu'elles servent de manchettes, la page du journal se lit presque comme un tract. Le plus souvent, en effet, la surface occupée par la phrase-titre est supérieure à celle de l'article. Il est évident que pour un lecteur peu attentif, ce sont ces titres-slogans qui vont rester en mémoire, et ils seront d'autant mieux reconnus et mémorisés qu'ils correspondent à des stéréotypes. D'où leur importance dans la technique de manipulation.

Les vecteurs du discours

 

L'exploitation des renseignements fournis par les articles révèle que certains responsables, émergeant parmi des centaines de personnages secondaires, jouent un rôle charnière entre les associations et les institutions. De même, il existe beaucoup d'associations éphémères ou peu importantes, mais une dizaine de groupements semblent capables d'exercer une influence au plus haut niveau. La reconnaissance de l'indépendance de l’Azerbaïdjan en automne 1991 est peut-être un effet de leur puissance.

Le simple relevé des noms des conférenciers dans les colloques montre que les relations entre ces personnes sont étroites et régulières : on est entre gens de connaissances. Il s'agit de relations informelles mais qui font apparaître entre toutes ces institutions une certaine communauté de pensée, une relative identité de vues.

Deux institutions se trouvent au centre de ce que, par commodité, on appellera un lobby. On ne s'étonnera pas d'y trouver le Foyer des Intellectuels. Ce puissant think-tank a des relations nombreuses avec l'ensemble du lobby. Son président, Nevzat Yalçintas et ses membres les plus éminents interviennent aussi comme conférenciers à la Fondation Faisal, à la Fondation littéraire turque (TEDEV), aux Foyers Turcs de l'une ou l'autre grande ville du pays ; certains font quelquefois le voyage d'Allemagne et le secrétaire général Mustafa Erkal est le lien le plus voyant entre le Foyer et les milieux nationalistes turcs d'Europe (notamment la Türk Federasyon) (Antakyalı 1992). Il assure aussi les liens aussi bien avec l'Université (il est chercheur dans une faculté d'Economie d'Istanbul), qu'avec le Parti nationaliste du travail [aujourd'hui le MHP], les milieux religieux de l'émigration (DITIB), ou les milieux proches du Conseil de l'Europe à La Haye. D'autres personnes sont très proches du quotidien Türkiye : le président Yalçıntas, dont il sera question plus loin, ou Ahmet Kabaklı, un écrivain qui tient une chronique dans ce journal, participe aux activités du Foyer et exerce la présidence du TEDEV. Au printemps 1992, l'implantation d'une section étant en cours à Bakou, sous la responsabilité du dramaturge Bahtyar Vahapzade.

La Fondation pour la Recherche sur le Monde Turc (Türk Dünyası Araştırmaları Vakfı, TDAV) constitue le deuxième noyau du lobby. Présidée par Turan Yazgan, elle a une activité évidemment plus spécialisée que la précédente. En fournissant une tribune aux dirigeants nationalistes qu'elle invite, elle diffuse le discours sur l'aire turque, amplifié par Türkiye. Par exemple, les présidents des partis nationalistes Azat (kazakh) et Ittifak (tatar) s'y sont exprimés. Les liens avec Türkiye semblent se faire par N. Gençosmanoğlu, directeur de la rubrique culturelle du quotidien (cf. Türkiye, 3 novembre 1990). Enfin, les relations avec la diaspora d'Europe sont étroits également, grâce à certains personnages-clés et aux grandes organisations nationalistes d'immigrés en Allemagne (Türk Federasyon, Türk-Islam Birligi).

Secondairement, ces deux piliers du lobby sont épaulés par d'autres fondations moins importantes, comme la Fondation turque-islamique (Türk-Islam Vakfi) de l'universitaire Abdülkadir Donuk, qui prononce aussi des conférences dans les autres organisations, et la Fondation pour la recherche sur le Turkestan (Türk-Islam Arastırmaları Vakfi) d’Ahad Andican (Türkiye, 14 novembre 1990 et ler mars 1991).

A gauche, logo du Türk-Islam Araştırmaları Vakfı. A droite, Nevzat Yalçıntaş, président du Foyer des Intellectuels, en copmpagnie de Nadir Devlet, chercheur et écrivain nationaliste d'origine tatareA gauche, logo du Türk-Islam Araştırmaları Vakfı. A droite, Nevzat Yalçıntaş, président du Foyer des Intellectuels, en copmpagnie de Nadir Devlet, chercheur et écrivain nationaliste d'origine tatare

A gauche, logo du Türk-Islam Araştırmaları Vakfı. A droite, Nevzat Yalçıntaş, président du Foyer des Intellectuels, en copmpagnie de Nadir Devlet, chercheur et écrivain nationaliste d'origine tatare

Autour de ces associations ou fondations gravitent, on l'a vu, les journalistes de Türkiye, les représentants des partis nationalistes de l' « Asie turque », des membres de l'intelligentsia azérie (l'écrivain H.-R. Ulutürk, le dramaturge B. Vahapzade), kazakhe (les poètes Olcas Süleyimanov, Satimcan Sanbaiev), les grandes fédérations de Turcs d'Europe, mais aussi un assez grand nombre d'associations culturelles et de soutien azéries, criméennes, tatares, kazakhes, basées à Istanbul ou en Allemagne. La plupart de ces personnes et de ces associations sont en rapports plus ou moins directs avec le Parti nationaliste du travail d'Alparslan Türkeş.

On peut encore ajouter comme faisant partie du lobby, mais sensiblement à l'écart de ce qui précède, un ensemble d'associations d'hommes d'affaires : l'Union des bourses et chambres de commerce turques (Türk Odalar ve Borsalar Birliği, TOBB), la Société des jeunes dirigeants et hommes d'affaires (Genç Yöneticiler ve İşadamları Derneği, GYIAD), la Fondation pour le monde des affaires (İş Dünyasi Vakfi), la Société des hommes d'affaires indépendants (Müstakil  İşadamları Derneği, MÜSIAD), l'Institut pour l'encouragement de l'industrie en Turquie (Türkiye Sanayi Sevk ve Idare Enstitüsü). Ces associations ayant un intérêt évident au développement de relations étroites entre la Turquie et les « Turcs de l'extérieur », il est permis de penser qu'elles appuient les activités des fondations précédemment citées.

Ce tableau est volontairement simplifié (il y a en fait des dizaines d'organisations) et ne correspond qu'à ce que Türkiye laisse voir du lobby. Peut-être le quotidien nationaliste est-il un prisme déformant ; il constitue en tous cas une source intéressante, et facile d’accès, pour connaître les activités de toutes ces associations. Mieux, en tant que quatrième titre de Turquie, il en est le relais auprès d'une fraction non négligeable du grand public. Et grâce à des techniques simples de manipulation, il peut amplifier le discours des orateurs nationalistes, dont le public est parfois limité à quelques dizaines de personnes.

Les activités de ces associations ne se limitent pas à la tenue de conférences et de colloques. Elles n'ont pas attendu l'effondrement de l'URSS pour organiser des voyages dans l'Asie « turcophone » ; déplacements d’hommes d'affaires bien sûr, mais aussi des responsables des deux grandes fédérations de Turcs d'Europe, de la TDAV et du Foyer des Intellectuels qui vont sur le terrain, pour en prendre connaissance mais aussi nouer des liens économiques, culturels, politiques avec les « frères » du Caucase ou d'Asie centrale. Le tout prend un caractère affectif très marqué. Ce sont des retrouvailles dont les participants ont plaisir à redécouvrir l'héritage culturel commun.

L'autre activité est didactique : faire connaître le monde turc en Turquie ; Türkiye prend une part importante dans ce rôle, par ses reportages. Les associations du lobby s'y emploient aussi, par des soirées musicales, théâtrales, expositions, diffusion de livres, édition de revues (Hazar, Azerbaycan Türkleri). Plus chargées de sens encore sont les commémorations des événements de Bakou de janvier 1990, célébrées par les associations d'Azéris mais aussi par le Foyer des Intellectuels et les partis nationalistes (MÇP, ANAP) (Türkiye, 22 et 23 janvier 1991). Cela peut aller jusqu'à la mise en scène : en mars 1991, Sevinç Çokum, reporter de Türkiye, et N. Yalçıntaş sont allés « inaugurer » la mosquée historique de Bahçesaray (ancienne capitale de la Crimée), récemment rendue au culte : la première prière a été dite par le président du Foyer des Intellectuels (T., 26 mars 1991).

Mais l'entreprise la plus spectaculaire du lobby a été la pression exercée sur le gouvernement Yılmaz (juin-octobre 1991) pour obtenir la reconnaissance diplomatique de l’Azerbaïdjan, acquise en novembre 1991. La quasi-totalité des associations et fondations mentionnées ont fait paraître dans Türkiye des déclarations dans ce sens, ou ont organisé des colloques, des conférences. La manipulation de Türkiye a commencé de façon on ne peut plus classique : le 1er septembre, une déclaration de N. Yalçıntaş (« Nous devons reconnaître l'Azerbaïdjan ») est surtitrée : « L'opinion publique réclame un soutien aux nouvelles républiques turques », transformant le voeu d'une association en volonté populaire. D'autres déclarations, utilisées en titres, ont suivi sous la même forme (« Nous devons reconnaître... ») (le dirigeant ouïgour Isa Yusuf Alptekin, Alparslan Türkeş, l'homme d'affaires Aydın Menderes). Puis, on a fait appel à quelques responsables azéris qui, début novembre, prennent le relais. Le 4 novembre, la première page est barrée d'une énorme manchette citant un dirigeant du Front populaire d'Azerbaïdjan, I. Mehmedov : « Que la Turquie soit le premier Etat à nous reconnaître ». Ce jeu de symétrie (« reconnaissez-nous » - « Nous devons les reconnaître ») est, nous le verrons, caractéristique du discours de Türkiye : les voeux du lobby sont toujours présentés comme correspondant à une demande pressante, ce qui ne correspond pas toujours à la réalité.

Un colloque parmi d'autres

 

Signe d'intérêt mais aussi peut-être d'une certaine inquiétude, à la fin de 1991 les colloques se sont multiplié, en Turquie et dans les milieux émigrés d'Europe, sur des thèmes tels que : « La Turquie et les événements récents d'Asie centrale », « Les récents changements dans le monde turc », etc. Les propos tenus dans ces réunions montrent à l'évidence que les participants réclament de la Turquie une politique très active pour contrôler ces changements, faute de quoi l'initiative appartiendra aux rivaux : Iran, Arabie Saoudite, Chine ou même Allemagne.

L'un de ces colloques, en janvier 1992, est exemplaire car il met en évidence les relations existantes entre les diverses composantes du lobby, et la relation qui en est faite dans Türkiye résume de façon presque idéale le discours nationaliste sur l'aire turque (27 janvier 1991). Le Foyer des Intellectuels réunissait à Istanbul, sous la présidence de Turan Yazgan (le président du TDAV), des orateurs tels que N. Özfatura (le chroniqueur de politique étrangère de Türkiye), Kâmil Turan (professeur à la Gazi Universitesi), Mustafa Erkal (secrétaire général du Foyer, sympathisant du Parti nationaliste du travail, ayant des liens étroits avec les deux grandes fédérations nationalistes d'émigrés en Europe), I.Y. Alptekin (dirigeant historique des nationalistes ouïgours). Etaient donc représentés : les deux piliers du lobby, l'Université, Türkiye, un représentant historique et respecté du monde « turcique ».

Voici les extraits des interventions choisis par les rédacteurs de Türkiye : « Notre collaborateur Mustafa Necati Özfatura, dans son intervention, a attiré l'attention sur le fait qu'avec la chute de l'Empire ottoman le monde musulman a été décapité. Depuis cette époque, l'Occident chrétien et l'impérialisme sioniste ont transformé le monde musulman en lac de sang pour accomplir leurs objectifs ». Özfatura a souligné que la Turquie, dans le nouvel ordre mondial, est de nouveau en situation de leader. « Nous sommes contraints d'orienter notre politique extérieure dans l'intérêt du monde turco-musulman ». Pour Özfatura, il serait juste d'unifier le monde turc sur le modèle de l'Europe : « Il faut s'organiser en fonction de ce que le xxie siècle sera le siècle des Turcs. L'union et la puissance du monde turc mettront en mouvement le monde musulman ».

Les stéréotypes de cette intervention d'Özfatura sont extrêmement fréquents dans l'ensemble du discours nationaliste; on y décèle :

. un regret de l'empire ottoman, dont la disparition a signifié le malheur du monde musulman ;

. une dénonciation de 1" « Occident chrétien » allié du sionisme, avec l'utilisation d'un mot (« impérialisme ») qui renvoie au discours tiers-mondiste ;

. la dénonciation d'un danger d'anéantissement avec utilisation d'une image fréquente : le « lac de sang » (kan gölü) ;

. la prétention de la Turquie non seulement à diriger le monde turc mais aussi le monde musulman, dans l'intérêt de tous ;

. l'intention, finalement, de tourner le dos à l'Europe, tout en prenant modèle sur elle sur le plan économique.

Cette adéquation proclamée entre les intérêts des Turcs et des autres musulmans, cette prétention au leadership est typique de l'idéologie de la synthèse turco-islamique.

A gauche, I.Y. Alptekin en compagnie d'Alparslan Türkeş, leader du parti d'extrême-droite MÇP/MHP. A droite, Alptekin en compagnie d'Ebülfez Elçibey, président de la république d'AzerbaïdjanA gauche, I.Y. Alptekin en compagnie d'Alparslan Türkeş, leader du parti d'extrême-droite MÇP/MHP. A droite, Alptekin en compagnie d'Ebülfez Elçibey, président de la république d'Azerbaïdjan

A gauche, I.Y. Alptekin en compagnie d'Alparslan Türkeş, leader du parti d'extrême-droite MÇP/MHP. A droite, Alptekin en compagnie d'Ebülfez Elçibey, président de la république d'Azerbaïdjan

Le discours

 

Le fichier des notions apparaissant régulièrement dans les articles de Türkiye confirme les impressions laissées par une simple lecture. Le discours sur l'aire turque est très stéréotypé : à la rigueur, l'étude de quelques articles bien choisis, comme celui du 27 janvier 1992 cité plus haut, permettrait d'étudier le discours nationaliste de Türkiye. Cependant, l'observation sur une longue durée permet évidemment des conclusions plus sûres.

On peut dès l'abord avancer qu'il y a un discours commun à toutes les personnes qui s'expriment directement (les journalistes et chroniqueurs) ou indirectement (les propos rapportés des conférenciers, des interviewés, qu'ils soient turcs ou « turcs de l'extérieur ») dans Türkiye. De deux choses, l'une : ou bien les journalistes transforment les paroles rapportées, par le jeu des coupures ou des déformations ou même, peut-être, par de pures inventions, aboutissant ainsi à une sorte de discours standard sans nuances. Ou bien, il s'agit du discours réel, rapporté avec exactitude par les journalistes, ce qui signifierait une véritable imprégnation de l'ensemble des locuteurs par des stéréotypes communs. Il faudrait, pour vérifier cette hypothèse, étendre le champ de cette analyse aux textes de l'ensemble de la presse de droite, aux textes produits par les partis nationalistes actuels (MÇP) ou des dernières décennies (MSP, MHP voire des groupements nationalistes des années quarante).

Il y a une exception à cette uniformité : le chroniqueur de politique étrangère Necati Özfatura. En toutes choses, il est plus excessif, plus vindicatif contre les ennemis supposés de la nation turque. Nous avons vu plus haut un échantillon de sa dénonciation inlassable de l’Occident chrétien (ces deux mots sont toujours associés) et de l' « impérialisme sioniste ». Par son rejet de l'Europe, il s'apparente plus au Parti de la Prospérité (islamiste) de Necemettin Erbakan que du MÇP de Türkes. Si ces propos se démarquent pour l’instant du reste du discours par leur excès, il se pourrait que, par leur constance, leur régularité et leur fréquence (sa rubrique est quotidienne), il finisse par donner le ton à Türkiye.

Ce cas mis à part, on peut distinguer cinq groupes de stéréotypes, dont deux correspondent à peu près à des périodes distinctes : le premier exprime la revendication d'une identité ; il caractérise la période précédant le coup d'Etat d'août 1991 contre Gorbatchev. Le second dégage un sentiment turc d'autosatisfaction, fortement nationaliste ; il a atteint son maximum à la fin de 1991. Le troisième est en fait un sous-groupe du précédent ; il émet l'idée que l'avenir est aux Turcs, et a commencé à produire, fin 1991, des constructions géopolitiques. Le quatrième est un discours de mise en garde contre l'ennemi ou le rival : il existe en permanence dans le discours nationaliste turc, quel qu'il soit.

 

Avant le putsch d'aout 1991 contre Gorbatchev : revendication d'une identité

 

 

L'identité turque définie par les nationalistes utilise deux sentiments d'appartenance indissociables : un Turc est obligatoirement musulman ; et le turc-musulman est conscient de son origine, de sa mère-patrie : l'Asie centrale.

L'identité des peuples turcs de l'ex-URSS est plus complexe : il y a des sentiments d'appartenance à la turcité, à l'Islam, à la république (ou à « l’ethnie » ?), et peut-être existe-t-il encore (cela ne disparaît pas si vite) un sentiment d'appartenance à ce vaste ensemble qu'était l'empire, tsariste ou soviétique. La hiérarchie entre ces sentiments d'appartenances n'est pas claire. Le but du discours des nationalistes turcs, lui, est très clair : faire en sorte que le lectorat de Türkiye considère ces populations comme des « frères de race » (soydas), des Turcs-musulmans.

Les rédacteurs de Türkiye choisissent donc constamment des citations qui renforcent cette idée ; les « Turcs de l'extérieur », si l'on en croit le quotidien, déplorent les divisions opérées sous Staline entre les républiques turques : « On nous a divisés ». Ils retrouvent, consciemment ou non, les termes dans lesquels Ismail Gaspiralı, le grand réformateur tatar de Crimée (1851-1914) ou l'écrivain Ömer Seyfeddin (1884-1920) dénonçaient la politique des tsars, au tournant du siècle. Inversement, l'affirmation de similitude culturelle entre les républiques, d'une part, et avec la Turquie, de l'autre, est un leitmotiv : « Nous avons la même langue, la même culture, la même religion ». En conséquence, on réclame souvent (et surtout avant les indépendances de la fin de 1991) une solidarité inter-turque, qui débouche sur l'appel à l'aide de la Turquie.

L'affirmation de l'identité musulmane a la même fonction : faire sentir une appartenance qui fait tourner le dos à l'ancienne URSS. Ce discours religieux, qui fait parfois des gros titres, est souvent mis en valeur par les journalistes ; par exemple, les dirigeants du Front populaire d'Azerbaïdjan (AHC) affirment leur volonté de créer un Etat unique et rejettent toute idée de panislamisme, mais, comme il faut plaire au lecteur, une interview de O. Sirinov s'intitule : « Le Coran est notre guide » (30 mars 1991). Des propos du même genre sont mis dans la bouche de F. Bayramova (parti Ittifak, Tatarstan) ou de B. Vahapzade (dramaturge azéri) (8 avril 1991). Même des hommes d'affaires tiennent ce langage : à l'occasion d'un voyage d'affaires organisé par la MÜSIAD en Asie centrale, son président Erol Yarar déclare « Notre seul but est de servir l'islam » (15 janvier 1992).

Le discours, dans cette première période, prend assez souvent la forme de grands reportages ; de septembre 1990 à juin 1991 Sevinç Çokum fait paraître quatre enquêtes, dont certaines s'étalent sur plus d'une semaine : « De Samarcande la bleue à Gandja la verte » (28 sept.-9 oct. 1990) ; « Dans le pays d'Ahmet Yesevi » (2-6 nov. 1990) ; « Crimée, Terre promise » (4-9 avril 1991) ; « Dans le climat spirituel des pays turcs : Azerbaïdjan, Tatarstan, Kazakhstan ». (12-14 mars 1991). Tous ces reportages, qui occupent l'avant-dernière page de Türkiye, sont illustrés de nombreuses photos en couleurs. Sevinç Çokum, qui est aussi romancière, cherche à y faire revivre l'histoire, le passé commun des Turcs ; elle met en valeur l'apport turc à l'Islam, dénonce l'oppression soviétique. Elle y met en valeur des témoignages obtenus lors de rencontres avec des dirigeants nationalistes tels que Ebülfez Ali Elçibey (président du Front populaire d'Azerbaïdjan, puis premier président de la république, 1992-1993), ou avec des gens simples, qui tous soulignent, à travers l'histoire, la similitude culturelle, linguistique, religieuse entre la Turquie et les « frères de race ». Sevinç Çokum ne masque jamais l'émotion, probablement réelle, qui l'étreint lors de ces reportages. La continuité historique du nationalisme turcique y est toujours soulignée : elle s'emploie à faire redécouvrir aux lecteurs des personnages tels que le grand réformateur tatar Ismaïl Gaspiralı ou le premier président de la république d'Azerbaïdjan (1918) Mehmet Emin Resulzade, dirigeant de la première république d'Azerbaïdjan. Il y a aussi, dans le même esprit, un fort intérêt pour Kazan, justement en raison de l'importance de cette ville dans la naissance du nationalisme turc : le 19 janvier 1991 est paru un intéressant article de Renat Muhamed, écrivain tatar et député, sur la littérature et les changements d'alphabets.

Ainsi Türkiye, comme aussi l'hebdomadaire Yeni Düşünce (dont chaque numéro contient une rubrique « Le Monde Turc » sur une pleine page) continuent, avec des moyens plus puissants, la tradition des Azerbaycan Yurt Bilgisi, Türk Dünyası, Emel, Cultura Turcica, Birlik, Türkeli qui ont maintenu, sans interruption depuis les années trente, une information et une documentation constantes sur le monde turc. Sevinç Çokum s'est intéressée à Emel, revue publiée par des réfugiés criméens à Constantza (Roumanie) de 1930 à 1941, puis à Ankara à partir de 1960. En en évoquant l'histoire dans Türkiye, elle contribue elle-même à maintenir ce lien. L'histoire est utilisée dans le discours identitaire, pour faire revivre cet axe important du nationalisme turc qui, il y a un siècle, liait Istanbul à la Crimée et à Kazan. Cette mémoire collective retravaillée est évidemment sélective : on n'y parle pas de Sultan Galiev (1892-1940), important théoricien communiste tatar qui promouvait un « communisme national » pour les peuples non-russes de l'Empire.

C'est aussi à cette époque que le souvenir des événements de Bakou de janvier 1990 est très fortement évoqué : onze jours durant, sur une pleine page, Ahmet Ali Arslan donne la parole aux dirigeants du Front populaire d'Azerbaïdjan (« Dans les coulisses du drame azéri », 21 mars-1er avril 1991). Les lecteurs sont ainsi familiarisés à la fois avec l'histoire de l'Azerbaïdjan au début du xxe siècle, la première république de 1918-1919 et son président Mehmed Emin Resulzade, grande figure du nationalisme turc (1884-1955) et avec les leaders actuels : au cours de l'année qui précède le putsch de Moscou il y a au moins onze interview d'Elçibey dans lesquels l'équipe de Türkiye a d'ailleurs bien du mal à masquer son refus d'envisager une union avec la Turquie et son rejet du rôle de « grand-frère » (Türkiye, 18 et 27 mars 1991). D'autres Turkestanais ont la vedette, comme le poète kazakh Olcas Süleymanov, connu pour son militantisme antinucléaire et fasciné par le passé turc. D'autres encore apparaissent plus tard comme le leader nationaliste tatar de Crimée Mustafa Cemiloğlu (alias Abdülcemil Kırımoğlu) qui au printemps 1992 est plus présent que jamais dans les colonnes de Türkiye.

Türkiye cherche donc, par le choix des propos rapportés, à persuader ses lecteurs qu'il y a une similitude presque parfaite entre les peuples turcs : négation de la possibilité d'une nation turque sans islam, conscience historique retravaillée : il s'agit d'une identité turcique construite, rêvée par le nationalisme turc.

A gauche, un numéro de la revue Azerbaycan Yurt Bilgisi ("Informations sur l'Azerbaïdjan"), publiée en Turquie dans les années 1930. A droite, Mehmet Emin Resulzade, président de la première république d'Azerbaïdjan, en exil en Turquie de 1923 à sa mort en 1955A gauche, un numéro de la revue Azerbaycan Yurt Bilgisi ("Informations sur l'Azerbaïdjan"), publiée en Turquie dans les années 1930. A droite, Mehmet Emin Resulzade, président de la première république d'Azerbaïdjan, en exil en Turquie de 1923 à sa mort en 1955

A gauche, un numéro de la revue Azerbaycan Yurt Bilgisi ("Informations sur l'Azerbaïdjan"), publiée en Turquie dans les années 1930. A droite, Mehmet Emin Resulzade, président de la première république d'Azerbaïdjan, en exil en Turquie de 1923 à sa mort en 1955

Une thèse récente sur le "Foyer des Intellectuels"

 

Bursa-Millet (Zeynep), Le Foyer des intellectuels. Sociohistoire d’un club d’influence de droite dans la Turquie du XXe siècle, Paris, EHESS, 2019.

 

 

Autres articles publiés au cours des années 1990

 

Antakyalı (François), « La droite nationaliste dans les milieux turcs immigrés », CEMOTI, 13, 1992, pp. 45-68.

 

Copeaux (E.), « De la mer Noire à la mer Baltique : la circulation des idées dans le ‘triangle’ Istanbul - Crimée - Pologne », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (CEMOTI), n° 15, 1993, pp. 107-119.

 

id., « Le mouvement prométhéen », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (CEMOTI), n° 16, 1993, pp. 9-45.

 

id., « Le rêve du Loup Gris », Hérodote, n° 64, 1992, pp.183-193.

 

id., « Une mémoire turque du djadidisme ? », Cahiers du Monde russe, XXXVII (1-2), 1996, pp. 223-232.

 

id., Espaces et temps de la nation turque, Paris, CNRS-Editions, 1997.

 

id., « ” La nation turque est musulmane ” : Histoire, islam et nationalisme », in Groc Gérard (dir.), Formes nouvelles de l’islam en Turquie. Les Annales de l’autre islam, n° 6, Inalco-Erism, Paris, 1999, pp. 327-342.

 

 

Articles en ligne :

 

http://www.susam-sokak.fr/article-esquisse-n-37-de-l-adriatique-a-la-muraille-de-chine-en-une-page-116856048.html

 

http://www.susam-sokak.fr/2016/01/esquisse-n-60-les-obseques-d-alparslan-turkes.html

 

"Le mouvement 'prométhéen'" (1993)  est disponible à cette adresse: https://www.persee.fr/doc/cemot_0764-9878_1993_num_16_1_1050

 

 

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