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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


La violence et ses masques - Notes préparatoires, 1 - Hannah Arendt et la perte du monde

Publié par Etienne Copeaux sur 27 Novembre 2017, 18:11pm

Catégories : #Sous la Turquie - l'Anatolie, #Génocide

Il est habituel, à propos de la Turquie, de parler de « problème kurde », de « problème arménien ». Mais si ces « problèmes » existent, c'est en raison de l'existence d'un « problème turc », qui apparaît sous des modes divers comme le rapport problématique à l'histoire, le nationalisme exacerbé, la violence de la vie politique. Comme je l'ai expliqué dans un texte antérieur, j'avais choisi de m'intéresser aux phénomènes superficiels de la vie publique et politique, aux détails, à l'insignifiant, en essayant de montrer que ces manifestations de surface pouvaient trahir l'existence de problèmes profonds, structurels. Pendant des années j'ai eu l'impression de tourner, en spirale, autour de ces problèmes, en me rapprochant lentement du centre (cf. la série d'articles « Esquisses sur les années 1990 ».

Notables d'Erzurum au début du XXe siècle. Collection E.C.

Notables d'Erzurum au début du XXe siècle. Collection E.C.

 

Récemment, j'ai publié sur ce blog quelques textes dans cet esprit ; par exemple un court article sur mon sentiment de stupéfaction au cours de plusieurs épisodes de mes recherches  ; j'ai également essayé de faire une synthèse des facteurs de permanence dans la vie politique turque, au cours du siècle écoulé. La liste de ce qui fait la permanence et la stabilité du pays (malgré les changements de gouvernance) est inquiétante : la négation du génocide des Arméniens, la définition (implicite) de la nation par la religion, le nationalisme, la répression anti-kurde, la violence politique sont des pierres angulaires jamais remises en cause par les politiques de l'establishment.

On m'a demandé récemment de contribuer à un ouvrage collectif sur la violence politique. Cet article m'a pris du temps, ce qui explique la raréfaction des textes sur mon blog. Je pense y avoir esquissé une synthèse de mes travaux passés, pour aboutir à une sorte de définition du « problème turc ». Mais mon texte, qui paraîtra en anglais, n'est pas un simple condensé de travaux antérieurs. J'y ai introduit une réflexion nouvelle pour moi, en m'appuyant sur des auteurs peut-être inattendus en ce qui concerne la Turquie : il s'agit de Sigmund Freud, de Hannah Arendt, de Karl Jaspers, d'Alexander et Margarete Mitscherlich. Cette simple liste vous indique que j'ai dû faire un détour par l'histoire de l'Allemagne au XXe siècle, et que ma réflexion cherche à sortir délibérément de la méthode historique habituelle.

***

Pourquoi le détour par l'Allemagne ? Ce pays, conjointement avec l'empire austro-hongrois puis l’Autriche a, à la fois, commis et subi des désastres inouïs, suscitant une réflexion approfondie de la part de philosophes et psychanalystes qui ont essayé de comprendre comment l'Allemagne, mais aussi l'Europe, avaient pu en arriver là.

L'empire ottoman puis la Turquie ont également commis et subi de tels désastres, mais, d'une part, ces événements, bien que documentés par de nombreux récits et témoignages (notamment en ce qui concerne le génocide des Arméniens), n'ont pas alimenté la réflexion de philosophes ou penseurs occidentaux. D'autre part, du côté turc, on ne dispose pas de réflexion comparable à celle des auteurs allemands de la première moitié du XXe siècle. Nous devons donc, à propos de catastrophes comme celles qu'ont produites les deux guerres mondiales, recourir à la réflexion suscitée par les événements d'Europe occidentale.

Cela induit une démarche bien peu historique, qui consiste à utiliser une réflexion philosophique produite indépendamment des événements qui nous intéressent directement, ceux de Turquie.

Une difficulté supplémentaire provient de la chronologie. Les peuples d'Anatolie ont subi des désastres de grande ampleur de 1912 à 1922, comparables dans leur nature à ce qu'ont subi les puissances d'Europe occidentale à la même époque... sauf sur un point capital : l'empire ottoman finissant a commis un génocide en 1915. Il n'y a pas eu, en Europe occidentale, d'événement comparable à la même époque ; peut-on alors risquer des comparaisons avec le génocide des juifs par l'Allemagne nazie ? Et peut-on s'appuyer sur la réflexion induite par l'accomplissement de la Shoah pour en tirer des enseignements sur les événements antérieurs de Turquie ?

J'estime que les œuvres de Jaspers ou des Mitscherlich peuvent en effet nous aider, ainsi que celles de Hannah Arendt. Les leçons qu'ils tirent des événements doivent pouvoir nous éclairer non seulement sur les événements de leur présent, mais aussi sur ce qui est advenu antérieurement, en Anatolie. Je vais donc prendre la liberté d'évoquer des événements situés ailleurs et à deux moments historiques bien distincts (1918-1919 et 1945-1950) pour tenter d'éclairer les conséquences d'événements survenus en Anatolie entre 1912 et 1922, et dans la Turquie naissante.

La place de Freud dans cette réflexion est différente. Freud a écrit, entre 1913 et 1929, plusieurs petits ouvrages, précisément durant les événements qui nous préoccupent qu'on qualifie parfois de « psychologie sociale ». Il est influencé par ce qui se déroule sous ses yeux en Autriche, et par ce qui se prépare en Allemagne. Ses textes en sont affectés, assez discrètement, mais il nous fournit des instruments conceptuels, des outils de réflexion qui pourront peut-être donner un sens à l'histoire de l'Anatolie et de la Turquie au XXe siècle.

On aura facilement compris par l'orientation de ma propre réflexion que je considère le génocide de 1915 comme événement-origine de ce que j'appelle « le problème turc ». Nous nous plaçons donc à un nœud fondamental de l'histoire de la Turquie contemporaine, jusqu'à nos jours.

Commençons par ce qu'on peut grappiller dans Hannah Arendt.

 

Hannah Arendt. © Zeitgeist Films and the Hannah Arendt Private Archive. Photo publiée dans « The Idea of a Common World: Ada Ushpiz’s "Vita Activa: The Spirit of Hannah Arendt » par Kathleen B. Jones, https://lareviewofbooks.org/contributor/kathleen-b-jones-2

Hannah Arendt. © Zeitgeist Films and the Hannah Arendt Private Archive. Photo publiée dans « The Idea of a Common World: Ada Ushpiz’s "Vita Activa: The Spirit of Hannah Arendt » par Kathleen B. Jones, https://lareviewofbooks.org/contributor/kathleen-b-jones-2

D'abord, son classique Les Origines du totalitarisme. Je suis toujours à la fois déçu et un peu enragé que les grands penseurs occidentaux ne voient pas la Turquie. Pour disserter sur le totalitarisme, Hannah Arendt ne considère que le nazisme et le stalinisme (il est vrai que c'est déjà un vaste champ) et ne fait qu'évoquer la Chine dans la préface de l'édition de 1971, où elle emploie encore l'expression « les pays du traditionnel despotisme oriental, l'Inde et la Chine » : un cliché repris du titre du célèbre ouvrage (1957) de Karl Wittfogel, qui permet de ranger les pays n'appartenant pas à l'horizon familier des intellectuels dans une catégorie à part, où le « despotisme », la cruauté, la violence seraient naturelles. Telle serait la bizarre Turquie, qu'on ne sait pas trop où classer, et dont les efforts d' « occidentalisation » initiés par Atatürk à la fois déconcertent, rassurent, et dispensent de l'analyse tant ils nourrissent les stéréotypes et les clichés.

La Turquie de Mustafa Kemal Atatürk est bel et bien un Etat totalitaire, très inspiré de l'Italie de Mussolini ; on peut donc utiliser des éléments d'analyse de l'oeuvre de Hannah Arendt pour la compréhension de ce qui y survient après le génocide des Arméniens et la Première guerre mondiale.

La littérature austro-allemande traduit bien l'immense désarroi de cette époque, comme la trilogie de Hermann Broch, Les Somnambules (1931-1932), et sa Logique d'un monde en désintégration (1931), le monument de Robert Musil, L'Homme sans qualités (1932), La Montagne magique de Thomas Mann (1924), les ouvrages d'Alfred Döblin, d'Anna Seghers, etc. etc.

Hannah Arendt qualifie ce désarroi de sentiment de « perte du monde ». La philosophe Helga Mahrdt, paraphrasant Arendt, désigne les populations européennes d'alors comme des « masses non structurées d'individus désespérés et pleins de ressentiment qui souffraient de la perte du rapport à un monde commun plus encore que de leur misère matérielle ». « Sentiment d'abandon », « atomisation » de la société, « sentiment fondamental d'insécurité », ces expressions traduisent la perte de repères s'ajoutant, pour des millions de personnes désemparées, à la déréliction, au deuil, et à la détresse matérielle.

Dans les Origines du totalitarisme, Arendt estime que « les mouvements totalitaires sont des organisations massives d'individus atomisés et isolés ». Le sentiment généralisé de perte du monde et d'atomisation aurait donc servi le totalitarisme, il aura été l' « allié le plus puissant de Hitler ». L'intermonde – ce qui sépare le moi d'autrui, et ce qui est commun à moi et à autrui – où les hommes organisent leur vie commune et qui est le lieu de la politique, est envahi, corrompu par le totalitarisme.

Or que se passe-t-il en Anatolie, territoire de la future Turquie ? L'empire ottoman est en guerre depuis 1911 (date de l'agression italienne en Libye, puis, en 1912-1913, guerres des Balkans). Il entre dans la Grande guerre aux côtés des empires centraux et les dirigeants du parti Union et Progrès (les « Unionistes ») jugent le contexte favorable à la destruction de la population arménienne (1915), premier acte d'une purification ethnique qui conduit à la construction, un peu plus tard, d'une Turquie presque entièrement musulmane.

Les désastres se poursuivent jusqu'en 1922 avec la guerre de Libération menée par les forces kémalistes contre les puissances occupantes et notamment l'armée grecque, au cours de laquelle la population orthodoxe d'Anatolie occidentale est prise en étau entre Turcs et Grecs et endure de terribles souffrances et déportations ; les tribunaux spéciaux kémalistes infligent des centaines de sentences de mort. Enfin, en 1923, le désastre général se conclut par une double déportation de masse concernant les orthodoxes d'Anatolie et les musulmans des Balkans ; touchant environ deux millions de personnes, elle est qualifiée pudiquement de « grand échange » ; de très nombreux orthodoxes avaient déjà été expulsés dès 1914. L'islamisation de l'Anatolie, qu'on qualifiera faussement de « turquification », est presque achevée.

Parmi les territoires des empires centraux, l'Anatolie a été la région la plus affectée par la guerre, et en 1923, le pays est totalement ruiné. Les activités économiques sont déstructurées par le génocide, les expulsions de masse, la mobilisation. Les réquisitions de bétail et de récoltes ont ruiné la population rurale ; des famines, des épidémies dévastent la population qui dans certaines régions diminue de moitié. De nombreuses villes sont en ruines ou abandonnées ; ailleurs, il n'y a plus d'entrepreneurs, d'artisans, d'ouvriers spécialisés. La Turquie ne s'en relèverait pas avant des décennies.

Le génocide des Arméniens fut le malheur suprême de l'époque. Outre les victimes directes, il a provoqué la misère morale, le deuil et la mélancolie chez des millions de personnes qui ont littéralement et totalement perdu leur monde. Puis, la double expulsion de masse de 1923 fut un déchirement difficilement surmontable pour deux millions de personnes. Ainsi, à l'issue des guerres, deuil et mélancolie frappent plusieurs millions de non-musulmans, ceux qui ont souffert et perdu la vie, leurs proches qui les pleurent et pleurent leur communauté détruite et leur pays perdu.

Théoriquement, les musulmans « turcs » (dont beaucoup sont bosniaques, albanais, macédoniens, tcherkesses) sortent vainqueurs de ces conflits ; ils héritent d'une république faite pour eux, presque entièrement musulmane, « débarrassée de ses éléments allogènes » comme l'écrivait l'anthropologue suisse Eugène Pittard (Le Visage nouveau de la Turquie, 1931). Mais cette population de vainqueurs est elle aussi en souffrance. En exterminant les Arméniens, en expulsant les orthodoxes, les Turcs ont détruit leur propre monde, celui d'une société plurielle dans laquelle ils avaient vécu depuis le Moyen-Age. Tout en profitant des biens « abandonnés » par les non-musulmans, ils ont perdu voisins, amis, artisans, commerçants, agriculteurs, éleveurs, et toute une structure économique.

Perte du monde et atomisation : les deux concepts s'appliquent parfaitement à l'Anatolie de 1919-1923. Les musulmans expulsés des Balkans, eux aussi, portent le deuil de leur communauté d'origine. Ils n'ont jamais vu l'Anatolie, ne comprennent même pas où ils sont, ne parlent pas turc et ont un seul point commun avec les autochtones demeurés sur place : la religion musulmane. Tous les habitants de l'Anatolie, en 1923, sans exception, ont perdu des proches, mais aussi quelque chose d'insaisissable, dont, souvent, ils n'ont pris conscience que plus tard.

Selon Hannah Arendt, qui a vécu dans son exil la « perte du monde », la perte de l'appartenance à la communauté dans laquelle on est né ne peut même pas être saisie par un concept des droits de l'homme : « Nous avons perdu notre foyer, c'est-à-dire la familiarité de notre vie quotidienne. Nous avons perdu notre profession, c'est-à-dire l'assurance d'être de quelque utilité dans le monde. Nous avons perdu notre langue maternelle c'est-à-dire nos réactions naturelles, la simplicité de nos gestes et l'expression spontanée de nos sentiments » (in « Nous autres réfugiés », 1987).

Que devient l'intermonde de toutes ces populations ? Ceux qui ont eu la chance de pouvoir rester chez eux vivent dans les ruines et dans l'absence des assassinés, déportés, expulsés. Il n'y a plus d'intermonde en fait, et l'Etat républicain, sur le modèle totalitaire, va s'employer à occuper ces interstices vitaux qui font la vie sociale et politique. Mais d'abord, il va continuer de détruire l'intermonde préexistant. Il abolit l'ancien régime, le sultanat, le califat. Il nie le génocide alors même que ses responsables ont été jugés et condamnés. Il proclame la laïcité alors que l'islam est le seul lien qui lie les nouveaux Anatoliens. Il bouleverse les repères sémiologiques du quotidien en modifiant le calendrier, les toponymes, les noms de famille, le costume, l'alphabet, la langue même, et bientôt l'histoire. La perte du monde étant accomplie, le vide étant fait, l'intermonde nouveau sera fait d'un bonheur imposé et surtout de nationalisme.

La différence essentielle avec l'Allemagne ou l'Autriche de 1919 est que les Turcs sont vainqueurs en 1922. Le deuil consécutif à la défaite, le sentiment de culpabilité provoqué par le génocide et les expulsions sont sublimés par une victoire : sur l'armée grecque, sur les forces d'occupation des gavur (« infidèles »), sur l'ancien régime. Le caractère musulman de la nouvelle république doit être masqué par une « laïcité » très discutable mais les musulmans vivent désormais entre eux. On leur enjoint d'être heureux (« Quel bonheur pour celui qui peut dire 'Je suis turc' ! »), d'être fiers, de se sentir supérieurs (« Un seul Turc vaut le monde entier ! ») et de ne plus rien craindre. « N'aie pas peur ! », ainsi commence le nouvel hymne national, et le patronyme le plus fréquemment adopté à partir de 1934 est Yılmaz, « Sans-Peur ».

La Turquie semble avoir réussi de façon rapide et spectaculaire l'entrée dans le nouveau monde. La population ne peut pleurer l'ancien, qui est aboli. Les exterminés et les expulsés, qui étaient les populations originelles du pays, tous « mécréants », ont été traités comme « étrangers » et « ennemis ». Quant aux morts turcs musulmans, ils ont « pétri de leur sang le sol de la patrie et donné sa couleur au drapeau » ; ils sont morts en martyrs, « les martyrs ne meurent pas » et on ne les pleure pas.

Il reste au régime à inventer des masques pour recouvrir le sentiment de culpabilité qui rôde dans chaque individu et qui pourrait conduire à la mélancolie ou à la névrose, à inventer un discours nationaliste qui déculpabilise en alimentant la fierté, le sentiment de légitimité et de bien-fondé des violences accomplies, et un discours historique qui achève d'effacer l'existence des populations anatoliennes disparues et de nourrir le narcissisme national.

Car si la « perte du monde » est censée être compensée par la création d'un nouvel intermonde, si le sentiment d'abandon est atténué par le confort moral prodigué par l'existence d'une nation dont la population est (presque) entièrement musulmane, si la désorientation est atténuée ou annulée par la présence d'un Chef rassurant qui prend en 1934 le nom de Père, si, en un mot, le travail de deuil semble inutile, il restera à régler la question de la culpabilité.

Fuyant le régime nazi dès 1933, réfugiée brièvement en France, puis s'établissant aux Etats-Unis, Arendt a trouvé le courage de revenir en Allemagne, et l'on connaît ses impressions notamment par sa correspondance avec son mari Heinrich Blücher – qui, lui, ne voulait plus y remettre les pieds. C'est en 1949 qu'elle fait l'expérience du premier retour. Très sévère à l'égard des Allemands, elle juge que ceux-ci « vivent du mensonge et de la bêtise » (lettre à H. Blücher, 14 décembre 1949). Elle est consternée par la continuité structurelle et personnelle qui s'installe entre l'Etat nazi et la République fédérale, le « travail de restauration politique [qui] met un terme au travail de deuil » ; partout, dans les administrations et même les ministères, la dénazification a échoué. En outre, la population refuse le deuil : « Nulle part ce cauchemar de destruction et d'horreur n'est moins sensible qu'en Allemagne, nulle part on n'en parle aussi peu. Nul ne pleure les morts, nul ne se soucie des réfugiés ». Lorsqu'elle évoque le sujet avec ses anciens compatriotes, elle obtient en retour une vague évaluation comparative des maux : certes, les Juifs ont souffert, mais les Allemands également, ainsi tous seraient quittes.

Comme les Allemands après 1945, la population de ce qui devient la Turquie républicaine en 1923 doit non seulement faire face à un pays détruit et une société déstructurée, mais aussi, pour ceux qui ont été témoins ou acteurs du génocide, à leur propre conscience. En Allemagne, selon Hannah Arendt, c'est justement la continuité politique qui a empêché le deuil, car le régime nazi n'a pas été complètement rejeté dans le passé, malgré les procès de Nuremberg. C'est un silence généralisé qui prévaut. Le génocide des juifs n'est pas nié, il est mis de côté. Hannah Arendt qualifie de névrotique l'hyperactivité des Allemands, principal mode de défense contre la réalité. L'acharnement de l'Allemand au travail est une auto-mystification, et un mythe proposé aux occupants et à l'étranger, destiné à faire oublier ce qui est advenu. Cet acharnement a porté ses fruits, c'est la rapide puissance industrielle, autant dire l'honorabilité recouvrée.

L'auto-mystification a permis au Allemands de faire l'impasse sur le sentiment de culpabilité, sur la nécessité du deuil. Les millions de « déplacés » fournissent la main-d'oeuvre nécessaire à la reconstruction et au « miracle allemand ». L'officialisation de la séparation en deux Allemagnes, en 1949, nourrit un anti-communisme soutenu par les puissances occupantes, et qui devient le dogme de la RFA et permet implicitement de justifier au moins en partie le régime nazi.

Une continuité politique au moins partielle existe également entre l'empire ottoman finissant et la république de Turquie, démontrée depuis des décennies par des historiens comme Taner Akçam (cf. aussi H. Bozarslan, pp. 24-26). Comme en Allemagne en 1945, elle a empêché le rejet du passé et a même provoqué un retour en arrière, puisque les responsables du génocide des Arméniens avaient été jugés et condamnés à mort par le pouvoir ottoman en 1919. Le groupe des Unionistes, dont faisait partie Mustafa Kemal, a très vite enclenché la politique négationniste.

L'Allemagne de 1919 avait sublimé la défaite, la ruine, la crise économique par le narcissisme prodigué par un ultra-nationalisme raciste ; les nazis avaient convaincu les Allemands qu'ils étaient une race de seigneurs, leur avaient promis un empire millénaire et invincible. Dans la situation de déréliction d'après-guerre, la plupart ne demandaient qu'à croire en ces mythes. On leur a fait commettre un crime de masse qui achevait de les souder dans la culpabilité.

L'Allemagne d'après 1945, occupée militairement par quatre grandes puissances, ne pouvait s'avouer nationaliste. Pendant des années, elle n'eut pas d'indépendance politique ni judiciaire. Il était impossible d'affirmer publiquement sa nostalgie du nazisme, de la grandeur allemande, du mythe de la race des seigneurs. La reconstruction, l'hyper-activité névrotique parut aux Allemands la solution idoine pour éviter le travail de deuil. Le retour du refoulé n'advint que dans les années 1960 (voir en particulier les romans de Heinrich Böll).

Par rapport à cette situation, les Turcs du début de la république, vainqueurs, ayant libéré le pays des puissances occupantes, étaient réellement indépendants, et c'est donc un nationalisme exacerbé qui leur a permis de surmonter (provisoirement?) la Perte et d'éviter, eux aussi, le travail de deuil. Le nationalisme sera le masque de la violence accomplie, et la consolation de la violence subie. Le nationalisme sera donc indispensable à la Turquie tant que le génocide sera nié. Il sera même de plus en plus virulent et excessif, car il permet de masquer et de légitimer non seulement les violences passées, mais aussi les violences ultérieures ; en même temps, il pousse à la violence en entretenant un sentiment de supériorité et en rendant l'ennemi nécessaire à l'existence de la nation.

Nous reviendrons sur ces derniers points plus tard, en compagnie de Freud, après avoir visité Jaspers et Mitscherlich.

(à suivre: cliquer ici)

Références

Arendt (Hannah), Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard-Quarto, 2002 (1951).

Arendt (Hannah), Penser l'événement, Paris, Belin, 1989 [recueil d'articles écrits entre 1942 et 1975, traduits sous la direction de Claude Habib].

Arendt (Hannah), « Nous autres réfugiés », in La Tradition cachée. Le Juif comme paria, Paris, Christian Bourgois, 1987, pp. 221-256

Arendt (Hannah), Jaspers (Karl), « La philosophie n'est pas tout à fait innocente ». Lettres choisies et présentées par Jean-Luc Fidel, Paris, Payot, 2006.

Bozarslan (Hamit,) Histoire de la Turquie contemporaine, Paris, La Découverte, 2004.

Gabriel (Nicole), « Finis Germaniae ? Hannah Arendt et l'Allemagne après le national-socialisme. », in Kupiec (Anne) et al. (dir.), Hannah Arendt. Crises de l'Etat-nation, Paris, Sens et Tonka, 2007, pp. 229-243.

Gounelle (André), « Quelle culpabilité ? Les Allemands et le nazisme selon Arendt, Jaspers et Tillich », http://andregounelle.fr/tillich/quelle-culpabilite-les-allemands-et-le-nazisme-selon-arendt-jaspers-et-tillich.php (date de mise en ligne non précisée)

Kupiec (Anne), et al. (dir.), Hannah Arendt. Crises de l'Etat-nation, Paris, Sens et Tonka, 2007.

Mahrdt (Helgard), « Le milieu de l'exil », in Kupiec et al. (dir.), Hannah Arendt. Crises de l'Etat-nation, Paris, Sens et Tonka, 2007, pp. 37-48.

Zürcher (Erik), Turkey. A Modern History, Londres, New-York, IB Tauris, 1993.

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