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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Suivre les liens, suivre les traces des Grecs d’Istanbul au lendemain des violences des 6-7 septembre 1955 : une enquête en Grèce

Publié par Anna Théodoridès sur 14 Juin 2021, 16:23pm

Catégories : #Istanbul, #Nationalisme turc, #Sous la Turquie - l'Anatolie, #Auteurs invité(e)s

Voici la suite de la conférence d'Anna Théodoridès sur le parcours des Grecs orthodoxes d'Istanbul après les pogroms de septembre 1955, organisée par la Communauté hellénique de Paris et environs. Cette deuxième partie de la vidéoconférence a été prononcée le 30 mai 2021.

Vous trouverez en fin de texte les liens vers l'enregistrement vidéo sur YouTube, et vers le texte de la première partie.

Suivre les liens, suivre les traces des Grecs d’Istanbul au lendemain des violences des 6-7 septembre 1955 : une enquête en Grèce

 

Cette présentation s’inscrit dans la continuité d’une première communication intitulée « Partir ou Rester à Polis : la survie des Grecs d’Istanbul au lendemain des émeutes de septembre 1955 », où j’exposais les termes du dilemme minoritaire qui s’est révélé en 1955, avant d’entreprendre une description des violences de cette nuit et de vous présenter les résultats de mon enquête menée à Istanbul.

Les émeutes de septembre 1955 sont révélatrices du conflit inégal qui oppose l’identité première des « fondateurs » que revendique la communauté, à la dénomination officielle qui tend à réifier les différents groupes sociaux impliqués. En effet, la manière dont les membres se désignent contraste avec la désignation de « minorité nationale » attribuée en 1923, fruit d’un classement des divers groupes présents sur le territoire post-ottoman en catégories ethniques, linguistiques, confessionnelles, par la société dominante (aussi bien politiquement que numériquement). Ainsi, j’avance l’idée selon laquelle les violences de septembre sont à l’origine d’une résistance cachée et non organisée.

Comme nous l’avons vu, à l’issue de cette nuit, certains choisissent de rester à Istanbul en déployant des stratégies de survie au lendemain des émeutes. En revanche, des Grecs d’Istanbul quittent leur ville natale pour s’établir « ailleurs » et ce, en toute discrétion, de manière quasi invisible.

 

Quasi invisible, car les informations concernant précisément ce mouvement migratoire, au cours de cette période transitoire qui s’est effectué entre septembre 1955 et 1963 sont extrêmement lacunaires : aucune source n’indique le nombre de personnes parties au cours de cette période. Mon point de départ a consisté à prendre en considération les recensements officiels turcs de 1955, 1960 et 1965 : il apparaît clairement qu’une diminution de l’effectif des trois minorités s’est opérée en une décennie. En 1955, 79 691 grécophones sont dénombrés, en 1960, ils sont estimés à 65 139. Cinq ans plus tard, seuls 48 096 grécophones sont comptabilisés (Alexandris, 1992 : 291). Au regard de ces chiffres, il est incontestable que la nuit du 6 au 7 septembre 1955 constitue le détonateur de cette vague de migration qui s’est accélérée jusqu’en 1965, date marquant la fin des expulsions des ressortissants grecs. Aux craintes des familles rûms qui subsistent grâce aux recettes de leurs entreprises ou petits commerces de proximité, détruites en une nuit, aux saccages de leur habitation, s’ajoute leur incapacité à se projeter dans un pays où les institutions garantes de leur sécurité se sont révélées défaillantes à leur égard. C’est ce fort sentiment d'insécurité qui les a conduits à tenter de quitter le territoire dans les plus brefs délais. Dans un rapport du Consulat général grec d’Istanbul, il est mentionné qu’au cours des deux semaines suivant les événements, les demandes d’émigration vers la Grèce se sont multipliées et que plus d’une centaine de familles rûms ont déserté les quartiers situés dans la ville historique (Vryonis, 2005: 236). Mais, il n’est nullement mentionné si ces familles ont déménagé dans un autre quartier d’Istanbul ou si elles ont migré dans un autre pays, comme en Grèce.

 

En d’autres termes, seule l’enquête multi-située pouvait répondre à ces questions : Qui part ? Vers où partent-ils ? Ce départ relève t-il d’un plan conçu à l’avance ou au contraire a-t-il été mis en place précipitamment ? Quels sont les ressources et les moyens nécessaires pour s’établir ailleurs qu’à Istanbul ? Et quel est l’accueil qui leur est réservé dans le pays qu’ils vont élire pour s’établir ? « Suivre les liens, suivre les traces des Grecs d’Istanbul au lendemain des violences des 6-7 septembre 1955 : une enquête en Grèce », est donc le titre du second volet de cette présentation.

En suivant le rythme des enquêtés, l’enquête s’est déployée en Grèce, que les Rûms d’Istanbul identifient comme centre métropolitain culturel, où sont présents aujourd’hui une centaine de milliers de Rûms polites (Romain Örs, 2006: 18) dont la grande majorité est venue en 1964 et 1965, lors des expulsions collectives.

Je me suis rendue à Athènes où sont présentes quelques 25 associations fédérées autour du « Centre culturel de Constantinople », Νέο Kύκλο Kωνσταντινουπολιτών, fondé en octobre 1964, rassemblant 7500 adhérents rûms de nationalité turque au moment de leur départ ; puis, à Thessalonique où je suis allée plus précisément rencontrer l’association l'« Union constantinopolitaine de Grèce du Nord », située à Kalamaria, fondée en 1970, et qui rassemble des ressortissants grecs expulsés d’Istanbul en 1964-1965. Les Polites de Thessalonique sont dispersés dans cette ville et se retrouvent dans cette association qui organise mensuellement des activités culturelles et des excursions, principalement en Cappadoce, à Istanbul et dans les îles des Princes.

Au cours d’un entretien groupé rassemblant des adhérentes, les interlocutrices insistent sur trois points :

En premier lieu, elles rappellent sans cesse leur désignation par les termes « Rûm » ou « Polites » et soulignent que leur trajectoire s’inscrit à Istanbul. En ce sens, elles écartent de leur histoire les Rûms d’Anatolie ou de la région du Pont.

En deuxième lieu, à l’unanimité, elles affirment être des « invisibles » dans cette ville où les Polites sont dispersés, contrairement à ceux d’Athènes qu’elles perçoivent comme des individus solidaires, étant parvenus à reconstituer un microcosme rûm au sein de la capitale grecque. Cette invisibilité dont elles font l’objet s’est vérifiée lorsque, par la suite, je me suis tournée vers les principaux interlocuteurs des communautés arménienne et juive de la ville. Lors de mes échanges avec les représentants de quelques lieux communautaires, il s’est avéré que non seulement les appellations « rûm » ou « Polites » leurs sont inconnues, mais qu’en plus ils ignorent l’existence de l’association.

En troisième lieu, si elles résident à Thessalonique depuis 1964, c’est en raison de la présence d’un ou de plusieurs membres de leur famille.

Cette première phase de l’enquête m’a appris que des personnes sont arrivées au même endroit – en Grèce - mais pas au même moment, ni dans les mêmes conditions puisque Thessalonique, identifiée comme une « ville de réfugiés », selon leurs termes, leur a réservé un bon accueil.

De retour à Athènes, j’ai consulté les archives du « Nouveau Cercle constantinopolitain » dont les adhérents ont la nationalité turque, ainsi que celle d’une deuxième association, l’ « Association des ressortissants grecs expulsés de Turquie » (Σωματείον Ελλήνων Υπηκόων απελαθέντων εκ Τουρκίας), qui compte aujourd’hui 3500 membres. Plus précisément, la consultation des registres d’adhésions des deux associations m’a permis de connaître l’identité des adhérents, la date à laquelle ils ont quitté Istanbul et la première adresse où ils résidaient après leur arrivée à Athènes. Bien entendu, elle ne représente nullement l’ensemble des Polites partis entre 1955 et 1963 mais elles constituent un point de départ fort intéressant puisqu’elles donnent des indices permettant d’avoir une première idée du profil sociologique de ces individus :

En effet, d’après la première liste, à quelques exceptions près, les Rûms polites de nationalité turque partis à partir de 1955 sont majoritairement célibataires, nés entre 1933 et 1935, sans enfant.

La seconde liste est plus surprenante à bien des égards. Les ouvrages que j’ai lus sur la communauté des Grecs d’Istanbul et les entretiens menés jusqu’alors signalent que les expulsions se sont déroulées entre mars 1964 et décembre 1965.

 

Or, les fichiers de l’Association des ressortissants grecs expulsés de Turquie attestent que des ressortissants grecs ont été contraints entre 1958 et 1963 à quitter le territoire.

Ces fichiers révèlent de surcroît l’identité de ces individus qui présentent un tout autre profil sociologique : tous sont des hommes nés à la charnière des 19ème et 20ème siècles et la majorité d’entre eux étaient mariés et pères de famille au moment de leur départ.

À cela s’ajoutent les listes des biens mobiliers figurant dans les annexes, prouvant qu’ils ont été dépossédés de leurs biens et qu’ils n’ont pas obtenu de compensation. Reste à résoudre une question : pour quelle raison ont-ils été bannis du territoire entre 1958 et 1963 ? Et dans quel contexte ? Et pourquoi ces expulsions nominatives sont-elles passées inaperçues ?

La réponse se situe aux archives du Ministère grec des affaires étrangères : si les documents auxquels j’ai eu accès se sont révélés lacunaires, un document a retenu mon attention : il s’agit de la liste des membres du conseil d’administration de l’ « Union des Grecs constantinopolitains », fondée en 1933 à Istanbul par trois ressortissants grecs, Nikolaos Koutoulakis (artiste-peintre), Yiorgos Zaharatos (bijoutier) et Dimitrios Mitsas (boulanger) dont l’ambition est d’incarner le rapprochement gréco-turc qui s’est traduit par les accord d’Ankara signés en 1930 par Venizelos et Mustafa Kemal.

 

C’est alors que je me rends compte que les noms apparaissant dans le document des archives du Ministère grec des Affaires étrangères et ceux des archives de l’Association des Expulsés, étaient précisément les mêmes. Pourquoi ont-ils été expulsés ? On peut lire ici que le 25 mars 1958, suite à une décision de la cour de justice, l’association est fermée et qu’ « une enquête a démontré que les accusés, c’est-à-dire les dirigeants de l'organisation, ont organisé à différentes dates des activités politiques qui vont à l'encontre de la loi et de ses propres statuts, dommageables à la Turquie et, en outre, en relation avec des puissances étrangères. » Plus loin, il est noté qu’ « une peine d'amende de trois lires sera appliquée à chacun des accusés […] ».

Selon cette version, il n’est donc pas question d’expulsion mais d’amendes. En revanche, les accusations d’« activités politiques » demeurent floues.

Si je reprends tous ces éléments d’enquête : parmi les Rûms d’Istanbul partis entre 1955 et 1963, certains avaient la nationalité turque au moment de leur départ ; d’autres, la nationalité hellénique mais ces derniers sont décédés. J’ai donc retrouvé la trace de leurs enfants [ce qui constitue un autre point de l’enquête mais le temps me manque] qui ont accepté de me rencontrer.

Les narrations sur lesquelles je m’appuie, montrent que ces deux groupes sont unis par le fait d’avoir éprouvé dans leur chair les émeutes de septembre 1955. Tous revendiquent leur filiation à cette nuit et forment une génération. En revanche, le phénomène générationnel, tel que je l’ai étudié en examinant les trajectoires individuelles et familiales des membres partis à la suite de cette nuit, ne renvoie pas au facteur âge mais à la formation d’une « communauté d’expérience ». En ce sens, ce groupe d’individus se subdivise en trois « unités » de génération, à savoir :

 

Les Intrépides : cette première unité générationnelle rassemble une jeune frange de minoritaires célibataires et diplômés, nés précisément en 1933 ou 1934. Parmi eux, un groupe de jeunes hommes, les « Zografeiotes » qui ont terminé le lycée Zografeion (Istanbul) en 1952, à savoir Télémaque, Léontis, Michel, Ioannis et Akillas - cinq personnalités dont le parcours commence à Istanbul puis il se poursuit en 1955 à Athènes avant de repartir le même jour à Munich ou à Aix-en-Provence : Sur la deuxième photo, Télémaque que vous voyez à gauche serre la main à son ami Léontis (à droite) : Télémaque reste à Athènes tandis que Léontis part à Munich. D’autres Polites partent, au même titre que des travailleurs grecs, vers les Etats-Unis - en Floride, vers l’Australie, l’Argentine ou encore au Canada – à Toronto : ces photos ci-dessous proviennent des archives de Constantin Megalokonomou qui a capturé les départs des Grecs et par la même occasion des Polites. Au cours de cette période, la Grèce était une terre d’émigration, et beaucoup travailleurs grecs partent en Allemagne, en Angleterre, aux Etats-Unis, en Australie.

 

De gauche à droite et de haut en bas: Télémaque, Léontis, Michel, et Ioannis, photographiés par Akillas; Télémaque et Léontis, avant le départ de ce dernier pour Munich; le départ pour la Floride; le départ pour le Canada; pour l'Australie; pour l'Argentine. © Archives Constantin Megalokonomou (cliquer pour agrandir)De gauche à droite et de haut en bas: Télémaque, Léontis, Michel, et Ioannis, photographiés par Akillas; Télémaque et Léontis, avant le départ de ce dernier pour Munich; le départ pour la Floride; le départ pour le Canada; pour l'Australie; pour l'Argentine. © Archives Constantin Megalokonomou (cliquer pour agrandir)De gauche à droite et de haut en bas: Télémaque, Léontis, Michel, et Ioannis, photographiés par Akillas; Télémaque et Léontis, avant le départ de ce dernier pour Munich; le départ pour la Floride; le départ pour le Canada; pour l'Australie; pour l'Argentine. © Archives Constantin Megalokonomou (cliquer pour agrandir)
De gauche à droite et de haut en bas: Télémaque, Léontis, Michel, et Ioannis, photographiés par Akillas; Télémaque et Léontis, avant le départ de ce dernier pour Munich; le départ pour la Floride; le départ pour le Canada; pour l'Australie; pour l'Argentine. © Archives Constantin Megalokonomou (cliquer pour agrandir)De gauche à droite et de haut en bas: Télémaque, Léontis, Michel, et Ioannis, photographiés par Akillas; Télémaque et Léontis, avant le départ de ce dernier pour Munich; le départ pour la Floride; le départ pour le Canada; pour l'Australie; pour l'Argentine. © Archives Constantin Megalokonomou (cliquer pour agrandir)De gauche à droite et de haut en bas: Télémaque, Léontis, Michel, et Ioannis, photographiés par Akillas; Télémaque et Léontis, avant le départ de ce dernier pour Munich; le départ pour la Floride; le départ pour le Canada; pour l'Australie; pour l'Argentine. © Archives Constantin Megalokonomou (cliquer pour agrandir)

De gauche à droite et de haut en bas: Télémaque, Léontis, Michel, et Ioannis, photographiés par Akillas; Télémaque et Léontis, avant le départ de ce dernier pour Munich; le départ pour la Floride; le départ pour le Canada; pour l'Australie; pour l'Argentine. © Archives Constantin Megalokonomou (cliquer pour agrandir)

 

Défiant les membres de la minorité rûm (dont leurs parents) qui ont préféré rester à Istanbul, ils ont choisi de prendre en main leur destin, d’affronter l’inconnu en se lançant seuls et avec peu de ressources financières dans un projet migratoire. Laissant derrière eux leurs attaches familiales, ils sont en quête d’un nouvel espace pour se réaliser, s’émanciper.

Pour les raisons brièvement énoncées, je les ai nommés « les Intrépides ». Leur projet de migration ne répond nullement à un projet de sédentarisation en Grèce. Il s’agit plutôt d’une géographie de la fuite. Pour cette présentation, je ne vous exposerai pas les résultats de l’enquête auprès des Intrépides dans la mesure où la Grèce ne représente pas pour eux un point de chute (leur parcours fera l’objet d’une présentation au Festival de Douarnenez, le 28 août 2021). Je me concentrerai sur les deux groupes suivants, à savoir les familles de « Nantis » et celles des premiers expulsés.

Les familles de « Nantis » ne figurent sur aucun registre et ne fréquententaucune association à Athènes. Leur départ a été impulsé par le père, soucieux d’offrir aux enfants un avenir, et de préserver le patrimoine familial.

Les événements de septembre constituent leur première confrontation de violence, à l’instar d’Ileana (dont l’histoire réside dans ce dessin qu’elle a réalisé (ci-dessous) et de sa sœur, Stefania. Nous sommes le 6 septembre 1955, à Kandili, bourgade isolée sur les rives du Bosphore. Les deux petites filles, alors âgées de six et neuf ans, sont en vacances dans leur résidence d’été où deux jeunes femmes âgées de 19 et 20 ans veillent sur elles, en l’absence de leurs parents.

À quelques mètres, se situe la maison des grands-parents où loge également leur tante paternelle. Entre les deux maisons, un immense jardin planté de pins parasols est entretenu par le jardinier, Ali, musulman, qui vit dans une échoppe avec sa famille. C’est dans cet environnement tenu à l’écart de l’espace de circulation que leur terrifiante expérience de la nuit du 6 au 7 septembre 1955 se déroule.

Dans son récit, Ileana relate en détails les multiples tentatives de deux bandes respectives d’émeutiers pour pénétrer dans sa maison. Réveillées par les cris de la foule débarquant à Kandili en plusieurs groupes d’une vingtaine d’individus, Ileana et sa soeur se dirigent vers la fenêtre où elles observent la scène, à la lueur des torches de feu des émeutiers : elles perçoivent d’abord le Bosphore illuminé par les bateaux de fortune, avant de remarquer avec effroi l’encerclement de leur maison par un groupe essayant de forcer la porte d’entrée. Puis, plus aucun bruit. Les émeutiers s’éloignent, mais une seconde bande tente encore de pénétrer dans leur espace. Aucun temps mort, aucune issue possible pour Ileana et sa sœur qui attendent l’aube de la délivrance.

Ils n’ont finalement pas réussi à entrer dans la maison car le jardinier, Ali, est sorti de sa maison, emportant avec lui le drapeau turc. Il l’a dressé devant la maison avant de s’adresser aux émeutiers : « Ici, vivent des Turcs ». Les émeutiers s’éloignent, laissant les deux enfants dans la torpeur. Au lendemain, Ileana apprend que lors de l’attaque de la première bande, sa tante a traversé le jardin pour retrouver ses nièces, mais les émeutiers l’en ont empêchée. Puis, une seconde bande est entrée dans la maison des grands-parents et l’ont saccagée. C’est en entendant les hurlements de la tante que le jardinier, Ali, est sorti avec le drapeau turc et l’a sauvée, ainsi que les autres membres de la famille.

De retour à Istanbul, les parents d’Ileana découvrent l’expérience terrifiante de leurs filles : en tant qu’événement traumatique vécu à l’échelle familiale, la nuit du 6 au 7 septembre 1955 signale la nécessité de rompre avec le passé à Istanbul. Au même titre que d’autres familles d’enquêtés rencontrés lors de l’enquête, la famille d’Ileana et Stefania quitte Istanbul l’année suivante.

 

Suivre les liens, suivre les traces des Grecs d’Istanbul au lendemain des violences des 6-7 septembre 1955 : une enquête en Grèce

 

La troisième unité générationnelle concerne les enfants des « Premiers expulsés ».

Il s’agit d’un groupe de ressortissants helléniques, nés à Istanbul au début des années 1940. Leurs pères - journalistes, des éditeurs, des hommes d’affaires, des industriels - figurent sur la liste des noms du document d’archive du Ministère grec des Affaires étrangères. Ils étaient les membres du conseil d’administration de l' « Union des Grecs constantinopolitains ».

Les entretiens menés auprès des enfants de ces individus listés (adresse, filiation, année de naissance) révèlent que les événements de septembre constituent le point de départ d’un cycle de violences : suite à la fermeture de l’Union des Grecs constantinopolitains, tous les membres ont été arrêtés par des agents du MIT, avant d’être emmenés au 4ème bureau de la police d’Istanbul. Au même moment, leur logement a été perquisitionné et des documents jugés suspects, ont été saisis. Après l’interrogatoire, ils ont été emprisonnés dans la prison militaire de Harbiye, avant d’être relâchés et contraints de quitter la Turquie en moins de huit jours. Leur remise en liberté a été conditionnée par l’obligation de signer une déclaration dans laquelle ils affirment avoir enfreint les lois du pays, en tant que membres de l’ « Union des Grecs constantinopolitains », avoir participé à des activités anti-turques, avoir envoyé de l’argent aux « terroristes » chypriotes, et quitter la Turquie de leur propre chef (je m’appuie ici sur les recherches menées par Ridvan Akar, qui précise que ceux qui ont refusé de signer cette déclaration ont été reconduits dans leur cellule (Akar, 2010). Curieusement, ces quatre points constituent les chefs d’inculpation notés sur le document que les ressortissants helléniques d’Istanbul ont dû signer, tout en ignorant sa teneur, lors des expulsions advenues entre mars 1964 et 1965.

Autrement dit, les membres du conseil d’administration de l’Union des Grecs constantinopolitains sont les premiers expulsés : les récits de leurs enfants rencontrés à Athènes et à Thessalonique montrent que le bannissement de leurs pères du territoire turc en 1958 annonce les expulsions collectives de 1964. Ils se sont installés à Athènes, qu’ils identifient comme lieu refuge.

Que ces départs soient l’enjeu majeur d’un groupe d’enquêtés à l’instar des familles de « Nantis » ou qu’ils soient le résultat d’une expulsion par grappes de personnes, la contrainte est au coeur de ces déplacements. C’est le sens conféré aux événements de septembre qui en constitue le détonateur.

Ce départ, tel que je l’ai analysé, est un pari sur l’avenir, plaçant les représentants de cette génération en tant qu’acteurs de la migration : ils choisissent leurs itinéraires, font appel à leurs ressources et à des stratégies en fonction des opportunités qui se présentent à eux. En outre, cette entreprise répond à une stratégie de survie radicale qui participe somme toute à la même logique préventive que celle qui a été suivie par les membres restés sur place.

Plus en profondeur, j'ai constaté qsue cette initiative marque une profonde asymétrie entre les deux groupes: la nationalité et l'accès aux ressources, à commencer par celles qui ont été mobilisées pour mettre en oeuvre leur projet migratoire, sont inégaux.

Selon leur champ d'observation, la destination et les itinéraires empruntés s'effectuent en fonction de deux types de facteurs:

Le premier est celui des possibilités présentes dans le pays d’accueil : à titre d’exemple, une famille de commerçants de Pera que je classe dans la catégorie des « Nantis », a choisi Athènes comme point de chute dans la mesure où l’un des membres de la famille était déjà installé dans la capitale grecque. Autre exemple, Nikos, le père d’Ileana et Stefania, qui était neurochirurgien à l’hôpital de Balıklı, a retrouvé un emploi à la Croix-Rouge à Athènes.

 

Le second facteur repose sur la nationalité, qui joue un rôle majeur dans le projet de mobilité : s’il était aisé aux ressortissants grecs de quitter leur ville natale, les Rûms de nationalité turque se heurtaient au refus des autorités consulaires concernant la délivrance d’un visa de voyage. Rappelons qu’au cours des deux semaines suivant les émeutes, les demandes d’émigration vers la Grèce se sont multipliées. Face à la menace d’un vide potentiel qui serait créé par le départ des minoritaires, le Consulat général grec, avec le soutien du Patriarcat œcuménique de Constantinople, avait mis en place un plan de stabilisation de la situation, de manière à contenir les départs et maintenir la présence orthodoxe à Istanbul, selon le principe de réciprocité puisque la présence de la minorité rûm d’Istanbul est intimement liée à celle de la minorité musulmane de Thrace occidentale.

Ainsi, dans leur stratégie de mobilité entre les deux espaces, les non-ressortissants grecs devaient activer leurs ressources réticulaires. Pour illustrer mon propos, voici la réponse d’une enquêtée du groupe des « Nantis » à la question « Comment êtes-vous parvenus à quitter la Turquie alors que vous aviez la nationalité turque ? » ; elle répond : « Mon mari s’est arrangé, c’est tout. Ne m’en demande pas plus. Il a réussi à obtenir des visas pour son oncle et son frère et pour lui-même, bien sûr […]. »

De telles réponses aussi laconiques sinon énigmatiques soient-elles, j’en ai recueillies de nombreuses. En d’autres termes, il ne fait aucun doute que des arrangements, des « petits services » s’organisent par solidarité entre les membres de la communauté, et que ces alliances s’articulent sur des relations préexistantes avec les autorités consulaires.

Si les plans d’installation à Athènes des « Nantis » et des « Premiers Expulsés » se sont révélés être un succès, il n’en reste pas moins que ces derniers sont confrontés à l’hostilité, au mépris de la société d’accueil. Les premiers contacts avec les habitants s’avèrent au départ décevants : eux, qui s’estiment être les descendants de Byzance, pensaient qu’ils allaient être accueillis comme des héros en étant parvenu à maintenir (bon an mal an) la langue grecque et l’orthodoxie dans le paysage turcophone musulman, malgré les multiples mesures restrictives, et surtout malgré les émeutes de septembre qui ont fait l’objet de tant d’articles dans la presse grecque. Ils se heurtent à l’ignorance, à l’indifférence et au désintérêt de leur histoire. Au fil de leurs tentatives d’insertion dans l’espace athénien, ils prennent conscience que leurs repères passés étaient certes valables à Istanbul, mais ne se révèlent ni adaptés à la réalité grecque, ni opérationnels dans un pays traversé par des bouleversements socio-économiques et politiques.

Effectivement, au cours des années cinquante, la société grecque est encore marquée par des violences urbaines à la suite de la guerre civile : son issue demeure précaire au regard du clivage politique, idéologique et culturel que le sociologue grec Tsoukalas nomme « attitude nationale » (Tsoukalas, 1970: 48). Dans ce contexte, la société grecque apparaît plus préoccupée par son sort que par le destin d’une minorité fuyant l’oppression. Il ne s’agit pas ici de faire un état des lieux exhaustif des conséquences de la succession des deux guerres dans le contexte athénien. Toutefois, il est important de prendre en compte deux éléments fondamentaux :

 

En premier lieu, la transformation d’Athènes, petite ville d’à peine un million d’habitants avant la deuxième Guerre mondiale, devenue au début des années soixante une métropole méditerranéenne dont la population a doublé (Kotzamanis, 1997: 3-30). Cette croissance démographique s’explique par l’arrivée de populations rurales au cours des premières décennies de l’après-guerre. Comme le note le démographe Kotzamanis, 75 % de la population athénienne [en 1961] n’était pas originaire d’Athènes, mais de territoires situés dans l’arrière-pays (photos ci-dessous), à partir desquels le déplacement vers les villes a été plus ou moins forcé après la guerre civile. En outre, l’arrivée à Athènes des familles de Polites se superpose à l’exode rural, qui est aussi le produit du désespoir, et qui résulte de stratégies familiales de mobilité sociale (photos ci-dessous).

 

© Archives Constantin Megalokonomou, publiées dans L'Autre Grèce, 1950-1965, éd. Topos, 2007 (cliquer pour agrandir)© Archives Constantin Megalokonomou, publiées dans L'Autre Grèce, 1950-1965, éd. Topos, 2007 (cliquer pour agrandir)

© Archives Constantin Megalokonomou, publiées dans L'Autre Grèce, 1950-1965, éd. Topos, 2007 (cliquer pour agrandir)

 

En second lieu, il convient de souligner la volonté politique de rattacher le pays à l’Occident, qui est synonyme de progrès, de prospérité, en valorisant les sites archéologiques (tout en détruisant des sites architecturaux du XIXe siècle) et en laissant se développer la construction illégale de logements.

Dans les années 1950-1960, Athènes est le théâtre de cette tentative de transformation de son aspect : exit le tramway ancien, place aux voitures, exit les palmiers de la place Omoneia, place aux jets d’eau jugés moins orientalisants, destruction des villas néoclassiques de deux à quatre étages au profit d’une architecture rationnelle, utilisant le béton, symbole de la modernité (photos ci-dessous).

 

A gauche et au centre, la place Omonoias en chantier (Archives C. Megalokonomou, o.c.) (cliquer pour agrandir)A gauche et au centre, la place Omonoias en chantier (Archives C. Megalokonomou, o.c.) (cliquer pour agrandir)
A gauche et au centre, la place Omonoias en chantier (Archives C. Megalokonomou, o.c.) (cliquer pour agrandir)A gauche et au centre, la place Omonoias en chantier (Archives C. Megalokonomou, o.c.) (cliquer pour agrandir)

A gauche et au centre, la place Omonoias en chantier (Archives C. Megalokonomou, o.c.) (cliquer pour agrandir)

 

Cette brutale et rapide transformation de la physionomie de la ville répond certes aux canons d’une ville occidentale, mais comme le note le sociologue Constantin Tsoukalas, Athènes devient une « ville sans citoyens », c’est-à-dire une société sans cohésion et sans projet pour leur nouveau lieu d’habitation. Autrement dit, l’agrégation spatiale de ces rationalités familiales aux provenances multiples ne constitue pas un ensemble urbain cohérent et fonctionnel : au contraire, l’absence de schéma directeur, la pénurie criante d'infrastructures et de services sociaux au lendemain de la guerre civile favorisent la ségrégation sociale.

 

© Archives C. Megalokonomou, o.c.

© Archives C. Megalokonomou, o.c.

 

Athènes se détourne en définitive de sa double appartenance entre Occident et Orient pour devenir exclusivement une capitale européenne, en réactivant le mythe qu’elle incarne en tant que « berceau de la civilisation occidentale », répondant ainsi au désir de réoriginement des pays occidentaux. Le nouveau visage de la Grèce, perceptible à travers l’évolution de la morphologie d’Athènes, va de pair avec la construction d’une identité collective grecque, qui se réfère à une histoire lointaine (l’Antiquité) plus propice au consensus historique que le passé récent. Les travaux de l’ethnologue Maria Couroucli peuvent éclairer en ce sens cette analyse (Couroucli, 2010: 245). Les Grecs « vouent un culte à “leurs” ancêtres de l’Antiquité tout en ignorant les périodes byzantines et ottomanes, plus compliquées, parfois moins glorieuses et certainement moins connues par le citoyen moyen ». Reprenant la distinction traditionnelle entre les Rûms d’un côté, héritiers de l’Empire romain d’Orient, et les Hellènes de l’autre, qui cultivent la continuité de l’Antiquité en écartant la composante orientale de leur histoire, l’écriture de l’histoire nationale nie en définitive l’historicité et la singularité des communautés rûms présentes sur son site et de celles qui vivent encore aujourd’hui à Istanbul. Ce positionnement révèle entre les lignes le caractère hybride de la composante identitaire des Rûms, perçu comme ambigu, dangereux en Turquie, et qui fait également l’objet d’un rejet en Grèce. C’est donc ce parti pris reposant sur un choix exclusif et excluant dont souffrent encore aujourd’hui les minoritaires et plus particulièrement les familles du groupe des « Premiers expulsés ».

Ces deux facteurs – conjoncturel et idéologique - ne sont pas identifiés en tant que tels par les enquêtés qui apparaissent désorientés : au contraire, cette grille de lecture de la réalité sociale leur est inintelligible et déstabilise leurs représentations, leur imaginaire à l’égard de la « mère-patrie ». Comment exister lorsque son histoire est déniée, dévalorisée, ignorée ? Comment les familles des « Nantis » et celles des « Premiers expulsés » composent-elles avec le fait de se voir accoler l’étiquette sociale de « gâvur » (infidèles) en Turquie et de « turkosporei » (graine de Turc) en Grèce ? Quels sont les cheminements, les possibilités envisagées pour résoudre un conflit qui les dépasse, tant sa reproduction institue un nouveau rapport de subordination ?

Pour apporter des éléments de réponse à ces interrogations, il est utile de considérer que la stigmatisation à Athènes est vécue comme une épreuve identitaire pour les enfants des « Nantis » et des « Premiers expulsés », mais les réponses ne sont pas formulées de la même manière et suivent des logiques différentes. Car autant les « Nantis » et les « Intrépides » se perçoivent comme des migrants actifs, autant les « Premiers expulsés » se conçoivent comme des exilés. En conséquence, l’installation à Athènes résulte d’un projet souhaité par les premiers alors qu’il est subi par les seconds.

En ce sens, aux deux groupes dont je viens de vous esquisser les trajectoires, correspondent deux types d’espaces qu’ils investissent :

 

Le premier espace est un lieu refuge investi par les familles « Nantis ». Il est situé dans les quartiers centraux d’Athènes, à savoir la place de l’Amérique (rues Aharnon et Patission) et Kolonaki que j’identifie comme le principal pôle d’installation (voir plan ci-dessous).

En suivant les itinéraires des familles de « Nantis » dont l’objectif consiste à mettre à l’abri les membres traumatisés et de sauvegarder leur patrimoine, suivant une logique anticipative, j’ai analysé les différentes stratégies d’installation entreprises par ces dernières dont la nature du capital économique et culturel est différente. Cette asymétrie des ressources disponibles a une forte incidence en termes de temporalité : si le transfert des biens et des membres s’est effectué au cours d’un seul voyage pour certaines familles, il s’est réalisé graduellement pour d’autres. Dans les deux cas, cet espace-refuge s’élargit, puisqu’au fil des années il accueille d’autres membres de la famille restés à Istanbul. Ainsi, ce refuge se mue en plate-forme d’accueil familiale, résultant d’une chaîne migratoire.

Cependant, si, dans cet espace, l’identité cosmopolite rûm est nourrie quotidiennement, il n’en reste pas moins qu’à l’extérieur, elle fait l’objet d’une assignation négative. Cette crise identitaire à laquelle sont confrontés les enfants des « Nantis » sur la scène de l’éducation nationale, qui se révèle être un espace ségrégatif, leur renvoie par effet-miroir à leur expérience vive à Istanbul.

Ainsi, l’étude des différentes voies empruntées à l’échelle familiale montre que la lutte pour la préservation de leur identité en Grèce est précisément identique à celle qui a été menée à Istanbul. Ceci est d’autant plus saisissant qu’au fil de leur parcours, les logiques telles que l’évitement, le contournement, sont les mêmes, se succèdent et viennent interroger la capacité des acteurs à se réinventer et à renoncer aux repères antérieurs.

 

Suivre les liens, suivre les traces des Grecs d’Istanbul au lendemain des violences des 6-7 septembre 1955 : une enquête en Grèce

 

À cela, les enfants des « Premiers expulsés » s’y refusent : leurs réponses identitaires se situent à l’échelle du groupe pour devenir une riposte.

Partant, le deuxième espace se situe à la place de l’Amérique, un lieu propice à l’émergence d’une contre-mémoire. Pour eux, la succession d’événements suite à la nuit du 6 au 7 septembre 1955 est le traumatisme fondateur, et l’expulsion de leur père du territoire turc est l’expérience qui l’a forgée.

Cette prise de conscience s’est effectuée dans ce secteur en pleine expansion de la capitale grecque que les « Premiers expulsés » ont élue pour jeter les bases de leur projet de vie. Les familles des « Premiers expulsés »» se considèrent comme des pionniers : ils sont les « premiers » à avoir été bannis d’Istanbul, mais aussi les « premiers » parmi les ressortissants grecs à s’être établis à Athènes et les « premiers » enfin à être parvenus à consolider les liens de solidarité et de confiance entre « premiers expulsés », en réinventant dans cette petite unité topographique, le microcosme rûm. C’est dans cet îlot mémoriel, né des violences de septembre et des expulsions nominatives, que les familles des « Premiers expulsés » transforment leur expérience individuelle en récit collectif, parvenant ainsi à se dégager du traumatisme issu de l’accélération de l’histoire, en libérant une parole confisquée et non recevable à Istanbul. Cette transformation des souffrances du passé en ressources s’exprime à travers la formation d’une mémoire collective de l’exil dont le caractère militant se double d’une volonté de refaire l’histoire. Elle est une riposte à l’égard des membres restés à Istanbul qui n’ont pas détecté l’imminence d’un autre danger, celui des expulsions collectives de 1964-65. Toutefois, cette mémoire militante demeure isolée du point de vue géographique et ne présente aucun intérêt pour la société d’accueil et encore moins pour l’État grec dont l’absence de soutien est largement dénoncée. Ce n’est qu’en 1964, à l’heure de la généralisation des expulsions à l’échelle collective, que la lutte des familles des « Premiers expulsés » redouble pour gagner en visibilité.

 

En l’absence de structures capables d’accueillir quelque 40 000 personnes parquées sur la place Vathis, les familles des « Premiers expulsés » se mobilisent activement en fondant l’ « Association des ressortissants grecs expulsés de Turquie », qui s’inscrit dans la continuité de l’ « Union des Grecs constantinopolitains » à Istanbul (1933). Ses répertoires d’action s’enracinent dans un engagement éthique et politique. Éthique car la première mission des fondateurs de l’association est de réunir les expulsés que je nomme les sans : sans logement, sans travail, sans biens, sans patrie, sans droits ni histoire reconnus. Ils partagent une trajectoire commune de manière à former une « communauté d’expérience » capable de se soutenir, d’exprimer des signes d’appartenance et l’injustice de leur vécu. Tel est le recours choisi pour sortir de la spirale d’intériorisation du stigmate de l’étranger dont ils sont la cible en Turquie comme en Grèce.

Elle est aussi un lieu relais, une passerelle entre deux mondes : le monde d’Athènes et celui des expulsés. Elle est au service des expulsés pour leur intégration dans la société grecque : l’aide pour l’accès au travail, à la retraite, à la scolarité de leurs enfants, à la santé sont autant de facteurs de cohésion sociale, réinstaurant la part d’humanité déniée. Ce constat m’a conduite à analyser l’association comme le lieu où s’est opérée la conversion de l’expulsé, sujet passif, anonyme, en acteur social qui revendique son histoire par le biais de la récupération de ses biens confisqués entre 1965 et 1974.

Cet engagement est également politique car la réparation du traumatisme passe aussi par des actions concrètes à faire reconnaître leur expérience professionnelle en Turquie et à récupérer les biens des expulsés sous forme de compensation financière. Les archives répertoriant les adhérents et la liste de leurs biens spoliés, telles que je les ai étudiées, attestent que ces actions collectives ont parfois abouti au dédommagement des victimes. Les entretiens auprès des adhérents et membres du conseil d’administration m’ont amenée à analyser l’évolution progressive de l’association en véritable lobby, dont l’engagement à représenter et à défendre les intérêts des exilés se mesure par les pressions exercées sur l’État grec en premier lieu, puis auprès des institutions internationales, telles que la Cour de justice internationale, le Conseil de l’Europe et la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’homme. À ces deux objectifs s’ajoute un troisième, né en 1981 lors de la fusion de l’association avec le « Nouveau Cercle constantinopolitain » pour former le « Centre culturel de Constantinople ». Il s’agit pour les Rûms polites de rétablir leur version des faits, qui a valeur de contre-vérité par rapport à la version officielle turque, qui réfute toute version allant à l’encontre de sa lecture du passé. Fort de ce regroupement, l’association est en mesure de mobiliser un répertoire d’actions au moyen duquel elle ambitionne de créer une forme de pression sur le gouvernement turc, afin que ce dernier reconnaisse publiquement les exactions commises entre 1955 et 1964 à l’encontre des ressortissants grecs. Autrement dit, l’action militante vise à contester ce positionnement par la construction d’un lieu de contre-mémoire.

Au moment de clore cette présentation, je souhaite reprendre le fil d’Ariane qui articule mes deux présentations, à savoir le dilemme minoritaire qui s’est révélé lors des émeutes de septembre, les facettes d’une forme de résistance, discrète à Istanbul, mais visible sinon incisive à Athènes, et la construction d’espaces à l’épreuve des pratiques discriminatoires dans le pays d’accueil.

La double dénonciation que ce travail présente – celle relative aux violences menées par le pouvoir turc à l’encontre des Rûms d’Istanbul et celle ayant trait aux pratiques discriminatoires du pays d’accueil envers ces derniers qui ont principalement migré vers la Grèce – m’a amenée à reposer la question du fait minoritaire sous le prisme de l’expérience.

Qu’ils vivent à Istanbul ou à Athènes ou « ailleurs », il s’agit de l’expérience minoritaire d’un seul et même groupe, qui, confronté à une crise majeure, s’applique à lutter contre l’assignation identitaire, contre les mesures de disqualification et contre l’accaparement du sens même de leur identité et de leur mémoire. En revanche, ce « bloc défense » comporte plusieurs failles qui étaient à l’état de latence avant 1955 et qui se sont accentuées au lendemain de cette nuit.

En effet, ces fissures signalent en amont que la minorité est plurielle, sinon conflictuelle : plurielle car elle est travaillée de l’intérieur par des projets de fuite, de rêves d’exil, de projections vers un « ailleurs » qui touchent principalement une jeune frange de Rûms, qui cherche aussi à s’émanciper du groupe d’affiliation. Conflictuelle car les expulsions nominatives, phénomène subi par une frange de mes interlocuteurs, ne sont toujours pas prises en considération dans la mémoire collective rûm d’Istanbul, entraînant un clivage au sein même de la communauté.

 

Plus largement, l’enquête multi-située renverse l’idée reçue selon laquelle le Grec d’Istanbul appartiendrait à une communauté lettrée, éduquée, grécophone, aisée ou renvoyant à la classe bourgeoise de commerçants, négociants, etc. : l’enquête conduite à Yedikule, Yeni Kapı auprès d’ouvriers et commerçants rûms révèle la non-maîtrise du grec, et les mariages mixtes sont aussi une réalité. De même, l’installation à Athènes s’est parfois soldée par un échec : en me rendant dans un quartier périphérique d’Athènes, j’ai rencontré des Grecs d’Istanbul vivant à la fondation Kosmeteio (Théodoridès, 2013 : 42-49). Ils sont certes éduqués, ils ont fait de brillantes études, jouissaient d’une excellente situation professionnelle à Istanbul, mais leur installation à Athènes est synonyme de perte de repère, de déracinement, de deuils successifs dont ils n’ont pas pu se relever. L’enquête auprès de ces « Invisibles » suppose une confrontation directe à la misère, à la violence sociale, parfois tues, à des expériences mêlant le désarroi, l’injustice et la colère.

Dans cette perspective, l’enquête revêt une dimension centrale et s’inscrit de manière plus large dans la problématique des échelles : en descendant à l’échelle micro, les subjectivités des acteurs et les moyens par lesquels ils expriment leurs expériences, sont pris en considération. Ainsi, les photos, les objets, les documents, la fabrication d’archives des collectionneurs, les croquis, les entretiens sous forme de récits de vie, de trajectoires individuelles et familiales constituent autant de pièces que les enquêtés appellent à conviction. Parallèlement, il convient de prendre de la distance en réglant progressivement le curseur à l’échelle macro afin de dégager un « paradigme indiciel », pour reprendre les termes de Carlo Ginzburg (1989), précisément dans le but de déchiffrer et de relier les traces, indices, signes et de faire émerger une scène plus vaste et ce, dans toute sa complexité.

 

Sources :

Akar (Rıdvan), « Οι Απελάσεις των Ελλήνων Υπηκόων 1964-65: Πράξη εκπατρισμού του Ελληνήσου της Κωνσταντινοπολης από το Τουρκικό κράτος [Les expulsions des ressortissants grecs 1964-65: Expatriation par l’État turc de la population grecque de Constantinople] », communication présentée le 10 octobre 2010.

Alexandris (Alexis,) The Greek Minority of Istanbul and Greek-Turkish Relations (1918-1915), Athènes, Centre d’études d’Asie Mineure, [1983] 1992.

Couroucli (Maria), « Mémoire et oubli de la guerre civile grecque : peut-on se souvenir des événements de Décembre 1944 ? », in Crivello (Maryline) et al. (dir), Les échelles de la mémoire en Méditerranée, XIXe-XXIe siècles, Arles, Actes Sud, 2010, p. 235-264.

Ginzburg (Carlo), Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989.

Romain Örs (Ilay), The Last of the Cosmopolitans? Rûm Polites of Istanbul in Athens. Exploring the identity of the city, thèse de doctorat en philosophie, sous la dir. de Michael Herzfeld, Université de Harvard, 2006.

Theodorides (Anna), « Görünmeyenlerin Hafızası: Atina'da Bir Rum Düşkünler evi » [Une mémoire pour les Invisibles : Etude d’un hospice d’indigents rûm à Athènes], Toplumsal Tarih n°229, p. 42-49, Istanbul.

Tsoukalas (Constantin), La Grèce de l’indépendance aux colonels, Maspero, 1970.

Vryonis (Speros Jr.,) The Mechanism of Catastrophe. The Turkish Pogrom of September 6-7, 1955, and the Destruction of the Greek Community of Istanbul, New York, Greekworks.com, 2005.

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