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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Le Centre Culturel Atatürk, un panneau d'affichage (1)

Publié par Etienne Copeaux sur 19 Novembre 2016, 10:03am

Catégories : #La Turquie d'aujourd'hui, #Istanbul

La place de Taksim, à Istanbul, est un lieu bizarre, une sorte d'anomalie urbanistique. Elle a longtemps été un lieu vague, marquant la fin de la ville vers le nord, ouvrant sur des zones de jardins et surtout de casernes et de champs de manoeuvre. Longtemps, les quartiers qui la bordaient étaient bien peu « turcs » ; c'est en particulier Pera (aujourd'hui Beyoglu), quartier arméno-grec, parsemé d'églises, dont la plus grande, la triomphale Sainte-Trinité à deux clochers, achevée en 1884, est en bordure de la place.

Au fur et à mesure de l'extension de la ville, cette aire a été englobée dans un milieu urbain. Le caractère militaire du quartier, au nord, a peut-être présidé au choix de cette place pour y ériger le monument de la République, inauguré en 1928. Ni beau ni laid, pas très grand, il ne domine pas la place et se trouve très excentré par rapport à celle-ci, au débouché de la Grande Rue de Pera, aujourd'hui rue Istiklâl.

L'autre lieu de mémoire de Taksim est celui qui donne son nom à la place, « le partage ». Car c'est un centre de répartition des eaux potables venues du nord, datant de l'époque ottomane, qui se trouve à gauche lorsqu'on débouche de la rue Istiklâl.

S'ensuit un vaste périmètre sans forme ni contour, sans style, sans caractère. Avant tout, c'était jusqu'à ces dernières années un carrefour routier bruyant, puant, infernal. On y a construit quelques hôtels de luxe dont l'Intercontinental, devenu Marmara, à droite de la place. La place elle-même n'est intéressante dans son cadre urbain que par son étendue, la plus grande d'Istanbul, qui permet ou permettrait beaucoup d'utilisations : manifestations, meetings, lieu de rencontre et de repos. Il y aurait de quoi installer là un grand jardin public. Mais la place a été sacrifiée à la circulation et on n'y a laissé qu'un jardin tout petit par rapport à la taille de la ville et sa pauvreté en espaces verts : le jardin de la Promenade ou Gezi Parkı, désormais si célèbre, qui a pris la place d'une caserne, elle-même construite à l'emplacement d'un cimetière arménien.

La place de Taksim dans les années 1940. Le Centre Culturel Atatürk a été bâti dans l'enfilade du terre-plein, à la place du petit bâtiment blanc. Photo extraite du site wonklernews (adresse complète en fin d'article)

La place de Taksim dans les années 1940. Le Centre Culturel Atatürk a été bâti dans l'enfilade du terre-plein, à la place du petit bâtiment blanc. Photo extraite du site wonklernews (adresse complète en fin d'article)

Architecturalement, rien de tout cela n'est remarquable.

Dans la photographie de presse, on aime bien utiliser des index visuels, c'est-à-dire des éléments du paysage très reconnaissables, à inclure dans le champ de la photo, qui attestent qu'un événement a bien eu lieu dans un endroit donné. C'est ainsi que certains index signifient le lieu. A Beyoglu, rien de mieux que le petit tramway historique. Pour signifier Istanbul en général, il est facile d'inclure le pont du Bosphore dans le champ d'un cliché pour attester le lieu, ou un fond de décor où apparaissent les minarets de la ville historique.

Mais pour Taksim ? Si l'on est dans une foule, le monument de la république est presque invisible, trop petit et trop excentré. L'église de la Sainte-Trinité serait un bon index, mais, renfoncée dans le coin séparant la rue Istiklâl de la rue Sıraselviler, elle est à l'écart de l'axe principal de la place.

En revanche, il existe un monument bien visible qu'on ne peut confondre, c'est la façade du Centre Culturel Atatürk (Atatürk Kültür Merkezi), grand palais de la culture inauguré en 1969, fermé pour rénovation en 2008, puis, en principe, promis à la démolition. C'est une sorte de grande boite à chaussures parallélépipédique dont la façade bloque le regard vers le nord. Ce qu'on désigne familièrement comme l' « AKM », salle de spectacles de près de 2000 places, n'a pas d'équivalent à Istanbul. Et, grâce au Guide à qui il est dédié, c'est un index non seulement très visible, mais politiquement signifiant, qui renvoie notamment à la laïcité et, par sa destination, à la conception occidentale de la culture.

En raison de sa visibilité, de sa verticalité et de ses dimensions, la façade de l'AKM est le plus grand panneau d'affichage d'Istanbul et c'est à cette fonction non prévue que je vais m'intéresser.

En 1976, pour la première fois, un défilé/meeting du 1er mai est autorisé dans l'espace public d'Istanbul. La place de Taksim a été choisie par les organisateurs (le syndicat DISK), vraisemblablement pour ses dimensions, car elle peut accueillir des centaines de milliers de personnes. Elle avait déjà été, par le passé, un lieu de rassemblement politique, comme l'émeute nationaliste du 6-7 septembre 1955 sur laquelle je reviendrai, ou la manifestation anti-impérialiste du 16 février 1969 contrée par les nationaux-islamistes, qui a tourné en un « dimanche sanglant ». Ce dernier événement sans doute a fait de Taksim un lieu de mémoire de gauche, de manière décisive.

C'est donc tout naturellement que la première célébration publique autorisée du 1er mai, en 1976, se fait à Taksim. Ce fut un meeting réussi, pacifique, dépourvu d'incidents.

Il est habituel en Turquie de déployer d'immenses calicots sur les façades des immeubles à l'occasion des fêtes patriotiques, le portrait d'Atatürk et plus encore le drapeau national étant les icônes les plus fréquentes. Mais la même pratique s'observe lors des meetings politiques. Le 1er mai 1976, c'est l'immense façade de l'AKM qui sert de support à un grand calicot où domine l'inscription « 1 Mayıs » sur fond de soleil rouge, à la gauche duquel saluent deux ouvriers triomphants, dans le style des images soviétiques ou chinoises de l'époque. Le calicot va servir de fond de décor pour la scénographie syndicale. En effet le défilé monte, depuis Dolmabahçe (sur le Bosphore) par Gümüssuyu et passe devant l'AKM et son décor, pour parvenir au pied de la tribune installée en haut des marches menant au parc de Gezi, depuis laquelle Kemal Türkler, président du syndicat DISK, s'adressera à la foule.

Aussi peut-on photographier sur un même cliché l'orateur à la tribune, le défilé et le « décor ». C'est ainsi que sont composées la plupart des images de presse disponibles : au premier plan Kemal Türkler, secrétaire général du DISK, à la tribune, s'adressant à la foule baignée du rouge des bannières, sur fond du calicot installé sur l'AKM. Le calicot permet de dater les images de 1976, souvent confondues, dans les articles de presse ultérieurs, avec celles de 1977 ou d'autres.

La place de Taksim le 1er mai 1976 (photo : origine inconnue). A droite, Kemal Türkler à la tribune (photo Milliyet, 2 mai 1976) (Cliquer pour agrandir)La place de Taksim le 1er mai 1976 (photo : origine inconnue). A droite, Kemal Türkler à la tribune (photo Milliyet, 2 mai 1976) (Cliquer pour agrandir)

La place de Taksim le 1er mai 1976 (photo : origine inconnue). A droite, Kemal Türkler à la tribune (photo Milliyet, 2 mai 1976) (Cliquer pour agrandir)

Grâce au succès du meeting de 1976, une nouvelle célébration est autorisée à Taksim en 1977. Malheureusement, comme on sait, elle a très mal tourné. Des coups de feu mortels, des manœuvres provocantes des blindés de la police, ont provoqué une panique dans une foule de plusieurs centaines de milliers de personnes. On a relevé cinq morts par balles et 32 personnes étouffées ou écrasées. Aucune plaque ou monument ne vient rappeler le drame aux passants, mais il est très fortement présent dans la mémoire collective de gauche (cf. l'article « Premier-Mai sanglants » sur susam-sokak).

Avant le drame, le scénario était un peu semblable à celui de 1976. A nouveau, l'AKM était le support d'un immense calicot (33 mètres sur 15). Oeuvre d'Orhan Taylar, il avait été préparé par des membres de la Société des Artistes (Görsel Sanatçılar Dernegi) et représentait un ouvrier aux manches retroussées, brisant ses chaînes, déployant un drapeau rouge. L'image recouvrait les trois premiers étages de l'AKM. La foule des manifestants, bien plus importante qu'en 1976, était canalisée en deux cortèges venant l'un de Saraçhane (versant sud de la Corne d'Or), l'autre de Dolmabahçe (sur le Bosphore) pour converger à Taksim. Kemal Türkler avait à nouveau pris la parole depuis la même tribune que l'année précédente, face aux manifestants, avec à sa gauche la façade de l'AKM. Il fut rapidement interrompu par la fusillade et la panique.

L'immense peinture d'Orhan Taylar est restée emblématique de l'événement.

A gauche, préparation de l'image d'Orhan Taylar (photo extraite de l'ouvrage Afise Çıkmak, p. 336 : voir référence en fin d'article). A droite, le meeting de 1977 juste avant le drame, avec au fond l'AKM et son affiche (cliquer pour agrandir)A gauche, préparation de l'image d'Orhan Taylar (photo extraite de l'ouvrage Afise Çıkmak, p. 336 : voir référence en fin d'article). A droite, le meeting de 1977 juste avant le drame, avec au fond l'AKM et son affiche (cliquer pour agrandir)

A gauche, préparation de l'image d'Orhan Taylar (photo extraite de l'ouvrage Afise Çıkmak, p. 336 : voir référence en fin d'article). A droite, le meeting de 1977 juste avant le drame, avec au fond l'AKM et son affiche (cliquer pour agrandir)

En 1978, le meeting fut autorisé à nouveau, et, au grand soulagement de tous, se déroula sans incident. Le DISK avait organisé un concours d'affiches, et ce fut une image de colombe, due à Sekip Davaz, qui fut choisie pour représenter les revendications du 1er mai. Des calicots géants furent affichés aux façades des immeubles, sur la place et le long du parcours. Mais cette fois, pour une raison que j'ignore (opposition des autorités peut-être), la façade de l'AKM n'a pas été utilisée. En revanche, comme en 1955, le monument de la république a été investi par les manifestants et couvert de drapeau rouges : une autre tradition, qui appartient à la gauche comme à la droite, se poursuit.

L'affiche à la colombe de Sekip Davaz (à gauche de la photo) et celle de Mehmet Sönmez à droite. Photo de Yılmaz Aysan, extraite de l'ouvrage Afise Çıkmak, o.c., p. 346. Le lieu de l'affichage n'est pas précisé. Image de droite, le nouveau secrétaire du DISK, Abdullah Bastürk, s'adresse à la foule depuis un immeuble de la place. Au fond à droite, l'AKM (photo Milliyet, 2 mai 1978)L'affiche à la colombe de Sekip Davaz (à gauche de la photo) et celle de Mehmet Sönmez à droite. Photo de Yılmaz Aysan, extraite de l'ouvrage Afise Çıkmak, o.c., p. 346. Le lieu de l'affichage n'est pas précisé. Image de droite, le nouveau secrétaire du DISK, Abdullah Bastürk, s'adresse à la foule depuis un immeuble de la place. Au fond à droite, l'AKM (photo Milliyet, 2 mai 1978)

L'affiche à la colombe de Sekip Davaz (à gauche de la photo) et celle de Mehmet Sönmez à droite. Photo de Yılmaz Aysan, extraite de l'ouvrage Afise Çıkmak, o.c., p. 346. Le lieu de l'affichage n'est pas précisé. Image de droite, le nouveau secrétaire du DISK, Abdullah Bastürk, s'adresse à la foule depuis un immeuble de la place. Au fond à droite, l'AKM (photo Milliyet, 2 mai 1978)

Ce fut le dernier meeting du 1er mai avant longtemps. En 1979 et en 1980, l'état d'exception fut proclamé et l'accès à la place défendu par des chars ; les tentatives de célébration se sont soldées par des arrestations, notamment d'Abdullah Bastürk. Kemal Türkler, lui, a été assassiné en juillet 1980. Après le coup d'Etat de septembre 1980, évidemment, il n'était plus question de fêter le 1er mai.

Tentative de manifestation à Taksim, 1er mai 2008. Les manifestants ont tenté de pénétrer sur Taksim depuis la rue Istiklâl. A gauche, on reconnaît l'entrée du consulat de France.

Tentative de manifestation à Taksim, 1er mai 2008. Les manifestants ont tenté de pénétrer sur Taksim depuis la rue Istiklâl. A gauche, on reconnaît l'entrée du consulat de France.

Les manifestations et meetings ont été autorisés à nouveau en 2010 et se sont déroulés dans de bonnes conditions, dans une atmosphère pacifique et joyeuse car l'époque semblait celle d'un début de retrouvailles avec la démocratie. Au moment même où le gouvernement de l'AKP prenait un virage très autoritaire avec des arrestations en masse, une illusion d'ouverture se manifestait, notamment par ces célébrations de la Fête des travailleurs. C'est alors une nouvelle génération qui manifeste, et qui va se faire entendre brillamment en juin 2013 ! Une génération qui n'a pas vécu les combats des années 1970, et n'a pas été témoin du drame de 1977. Mais la mémoire en est vivante : même sans commémoration, elle s'est maintenue dans les esprits, grâce à une culture parallèle entretenue par les mouvements et la presse de gauche.

 

En 2010, les restrictions et contrôles, et une forte présence policière n'ont pas empêché les retrouvailles de la gauche avec Taksim et la mémoire des événements passés.

Celle-ci est retransmise plus fortement encore en 2011 : les célébrations commencent par une cérémonie et une minute de silence à l'entrée de la rue Kazancı, où 32 personnes ont péri dans la bousculade de 1977. De façon très significative, cet hommage se déroule avant même le protocole ordinaire, le traditionnel dépôt de gerbe au monument de la république. Mais surtout, les organisateurs avaient fait faire une réplique fidèle de l'oeuvre sur toile d'Orhan Taylar, celle qui avait été suspendue à l'AKM en 1977. Réalisée en trois semaines, elle a été installée, non pas sur la façade, mais devant celle-ci, suspendue par trois grues. Sur les photos du 1er mai 2011, la présence de ce grand calicot fait illusion ; il est emblématique de 1977, placé presque au même endroit (mais décalé sur la gauche par rapport au bâtiment de l'AKM) (cf. Radikal, 1er mai 2011). Les pratiques hâtives d'Internet entraînent souvent la confusion car dans les articles de la presse en ligne traitant du 1er mai 1977, ce sont souvent les photos de 2011 qui sont utilisées. Il n'empêche que la réalisation de la réplique, le lieu où elle fut installée, et la confusion même, témoignent de la vivacité de la mémoire de l'événement.

Deux images du 1er mai 2011 (crédits non précisés) montrant le monument de la république envahi par les manifestants, et, au fond, la réplique de l'affiche géante de 1977, suspendue par des grues devant la façade de l'AKM (cliquer pour agrandir).Deux images du 1er mai 2011 (crédits non précisés) montrant le monument de la république envahi par les manifestants, et, au fond, la réplique de l'affiche géante de 1977, suspendue par des grues devant la façade de l'AKM (cliquer pour agrandir).

Deux images du 1er mai 2011 (crédits non précisés) montrant le monument de la république envahi par les manifestants, et, au fond, la réplique de l'affiche géante de 1977, suspendue par des grues devant la façade de l'AKM (cliquer pour agrandir).

Dans une Turquie idéale, les seules grandes affiches admissibles sont les portraits du dirigeant (longtemps, Atatürk a eu le monopole de l'image), et le drapeau, le simple drapeau, le plus grand possible, sans slogan ni commentaire.

La décoration « normale » de l'AKM. Photo non créditée, extraite du site aykiriakademi.com (adresse complète en fin d'article)

La décoration « normale » de l'AKM. Photo non créditée, extraite du site aykiriakademi.com (adresse complète en fin d'article)

La façade de l'AKM a été beaucoup plus souvent le support de ces images pieuses nationales que de celles de la gauche, et ce grand panneau d'affichage a servi de décor patriotique aux célébrations des fêtes nationales, autour du monument de la république.

Mais l'année 2013 introduit une période de remarquable désordre : c'est le thème du prochain article.

 

Lecture :

Je vous recommande ce remarquable ouvrage sur l'"aventure des représentations imagées de la gauche", publié pour leur 30e anniversaire par les éditions Iletisim d'Istanbul:

Aysan (Yılmaz), Afise Çıkmak. 1963-1980 : Solun Görsel Serüveni, Iletisim, 2013, 492 p.

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