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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Triste janvier

Publié par Etienne Copeaux sur 25 Janvier 2015, 14:16pm

Catégories : #La Turquie d'aujourd'hui, #La Turquie des années 1990

Rassemblement le 24 janvier 2015 devant le siège du quotidien Cumhuriyet où travaillait Ugur Mumcu. Parmi les portraits on reconnait au second rang de gauche à droite Wolinski (en grande partie coupé), Cabu, Hrant Dink, le sociologue Orhan Tütengil (assassiné en 1979), un dessin représentant les morts de Gezi en 2013, l'historienne Bahriye Üçok (assassinée en 1990), l'écrivain et humoriste Aziz Nesin. Sous le portrait de Cabu et assassiné en même temps que lui, à gauche, Moustapha Ourrad, le correcteur de Charlie. Au premier rang de gauche à droite, Bernard Maris, le poète Metin Altıok (l'une des 37 victimes de Sivas en 1993), Ugur Mumcu; derrière les deux intervenants, Bernard Verlhac dit Tignous, de Charlie; à l'extrême droite, l'écrivain Asım Bezirci (également mort dans l'incendie de Sivas) et Metin Göktepe. Photo Hazal Ocak, publiée sur le site de Cumhuriyet le 25 janvier 2015.

Rassemblement le 24 janvier 2015 devant le siège du quotidien Cumhuriyet où travaillait Ugur Mumcu. Parmi les portraits on reconnait au second rang de gauche à droite Wolinski (en grande partie coupé), Cabu, Hrant Dink, le sociologue Orhan Tütengil (assassiné en 1979), un dessin représentant les morts de Gezi en 2013, l'historienne Bahriye Üçok (assassinée en 1990), l'écrivain et humoriste Aziz Nesin. Sous le portrait de Cabu et assassiné en même temps que lui, à gauche, Moustapha Ourrad, le correcteur de Charlie. Au premier rang de gauche à droite, Bernard Maris, le poète Metin Altıok (l'une des 37 victimes de Sivas en 1993), Ugur Mumcu; derrière les deux intervenants, Bernard Verlhac dit Tignous, de Charlie; à l'extrême droite, l'écrivain Asım Bezirci (également mort dans l'incendie de Sivas) et Metin Göktepe. Photo Hazal Ocak, publiée sur le site de Cumhuriyet le 25 janvier 2015.

Hier 24 janvier 2015, à l'appel du Hizbullah, le mouvement qui prône l'islamisme par la violence au Kurdistan turc, et de son antenne légale, le Hüda-Par (Parti de la Juste Cause), entre 70 000 et 100 000 personnes ont manifesté à Diyabakır contre Charlie Hebdo. Des gens, par centaines de milliers, conspuent l'hebdo, le maudissent, alors qu'ils ne l'ont jamais vu, ni lu, qu'ils n'en connaissaient pas l'existence il y a trois semaines. Ils maudissent le « numéro des survivants » parce qu'ils auraient voulu, ils voudraient leur silence. Ils se sentent encouragés par leurs dirigeants: le président Erdogan lui-même a tweeté un message dénonçant le caractère « provocateur » et « terroriste » des dessinateurs de Charlie.

Voilà que la vague de haine arrive en Turquie, à Diyarbakır. En octobre 2014, les mêmes organisations avaient affronté très durement les manifestants qui, dans tout le Kurdistan turc, étaient descendus dans la rue pour soutenir la résistance de Kobanê : 30 à 50 personnes en sont mortes.

A Istanbul, dès le 8 janvier, de nombreux Turcs avaient manifesté leur soutien aux « Charlie » assassinés par les frères Kouachi. Et le 11, ils étaient des milliers dans la rue Istiklal. Mais juste après le premier attentat, à Tatvan (rive ouest du lac de Van), la municipalité avait fait apposer un panneau proclamant « Salut à vous les frères Kouachi, vengeurs du messager d'Allah ! Qu'Il accepte votre martyre ! », dont les deux dernières lignes s'adressent à l'Occident : « Quand vous frappez, c'est au nom de la démocratie, et quand nous nous vengeons vous appelez cela du terrorisme ! ».

Il ne serait pas juste d'opposer la Turquie de l'est à la Turquie de l'ouest ; à l'est, Diyarbakır est aussi un pôle de défense des libertés, un élément avancé du combat pour la démocratie, y compris pour la reconnaissance du génocide de 1915. Deux Turquie se mêlent ainsi à travers le territoire.

Il faut saluer les Turcs démocrates d'avoir pris la défense de Charlie. Ils ont donné beaucoup, beaucoup de victimes à la démocratie ! ils en ont pleuré, des victimes de l'obscurantisme ! Les attentats des 7 et 9 janvier à Paris ont sinistrement résonné pour eux, tant les anniversaires et les commémorations défilent dans les têtes, dans les rues, dans les journaux et autour des tombes !

Le 24 janvier, c'était le 22e anniversaire de l'assassinat d'Ugur Mumcu, 51 ans, célèbre journaliste et écrivain, kémaliste de gauche. Il avait notamment publié plusieurs ouvrages sur les connexions entre les mafias, l'extrême-droite et les mouvements islamistes. Son assassinat a été revendiqué par trois organisations djihadistes. La nouvelle de sa mort a été un choc du même ordre que celle de l'attentat contre Charlie Hebdo. « Cette bombe était pour nous tous », titrait Milliyet à l'époque, manière de dire « Nous sommes tous Mumcu ». Lors de ses obsèques, le 27 janvier 1993, des centaines de milliers de personnes ont défilé dans les rues d'Ankara, d'Istanbul et des grandes villes de Turquie. « Ce n'était pas des obsèques, mais un réveil ! » titrait Milliyet.

Certes, ce n'était pas les millions de personnes du 11 janvier 2015 en France, mais un événement considérable, puisqu'ils dénonçaient l'islam politique et ses mouvances terroristes. Présent à Istanbul ces jours-là, je n'en croyais pas mes yeux quand j'ai vu la une de Cumhuriyet le 25 au matin. Le 27, j'ai vu passer ce cortège à Istanbul, sous une pluie battante, dans un climat d'une extrême gravité.

Le 19 janvier 2007, un tel événement, un tel choc, se répétait avec l'assassinat de Hrant Dink ; le soir même de sa mort, des milliers de personnes descendaient dans les rues, et le 23, ses obsèques ont été, à nouveau, un événement national, un éveil, un électrochoc, avec un million de personnes peut-être clamant "Nous sommes tous Hrant Dink, nous sommes tous arméniens!". Le lendemain de l'assassinat, Milliyet titrait en une « Hrant Dink, c'est la Turquie ». Il ne s'agissait pas à proprement parler d'un attentat islamiste, mais du crime d'un ultra-nationaliste qui avait pris au mot le discours de l'Etat, un discours national imprégné de religion.

Mais quel mois de janvier ! Dans ses premiers jours, en Turquie, la gauche est encore dans le deuil des victimes des pogroms qui ont frappé les alévis de Marache (19-26 décembre 1978, au moins cent morts). Le 9, c'est l'anniversaire du meurtre du jeune journaliste de gauche Metin Göktepe, dans les locaux de la police, en 1996 ; l'événement secoue à nouveau la Turquie qui vit une période très tendue, et il est aussi un éveil, celui de la société civile. Aussi, le 8 janvier dernier, la commémoration de ce meurtre a été l'occasion d'un des premiers gestes de soutien à Charlie-Hebdo en Turquie (voir l'article précédent). Mais ce même 9 janvier, en 2013, à Paris, avaient été assassinées trois femmes kurdes, Sakine Cansız, Leyla Söylemez et Fidan Dogan, un assassinat ciblé en plein Paris, dans les locaux mêmes du Centre d'information kurde, de même que ceux de Charlie Hebdo ont été tués au cours de leur réunion.

Les commémorations des assassinats s'enchaînent. Et je ne parle que de janvier. Début juillet 1993, moins de six mois après l'assassinat d'Ugur Mumcu, 37 intellectuels turcs, musiciens, romanciers, poètes, artistes, périssaient dans l'incendie criminel de leur hôtel à Sivas, où ils devaient participer à un festival culturel alévi. Aziz Nesin y était ; il a pu s'échapper de l'hôtel en flammes et a pu difficilement s'extraire de la foule en furie qui l'avait reconnu. Comme ceux de Charlie, il était aussi humoriste.

Que les Turcs démocrates s'associent à notre deuil des victimes des 7 et 9 janvier 2015, c'est plus qu'un magnifique geste d'amitié et de solidarité.

Les Turcs sont en première ligne depuis longtemps ; ils paient cher leur combat pour une vraie démocratie qui n'a pratiquement encore jamais existé dans leur pays. Les voici dans leur second régime d'islam politique, et cette fois il dure, il dure... et se renforce et devient de plus en plus imbécile, encourageant les imbéciles à frapper.

Charlie, Mumcu, Hrant Dink, et d'autres, avaient les mêmes adversaires. Nous n'avons pas fini d'être inquiets et ni Mumcu ni Dink n'auraient pu imaginer les formes incroyables qu'a pris le danger depuis seulement quelques années, quelques mois même.

La manifestation de Diyarbakır est glaçante.

 

 

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