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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Esquisse n° 22 - Metin Göktepe, battu à mort par la police

Publié par Etienne Copeaux sur 7 Janvier 2012, 10:27am

Catégories : #La Turquie des années 1990, #Répression - Justice

[dernières modifications : 13 juin 2022]

[voir également la deuxième partie de cet article, "Esquisse" n° 23 

et la traduction de l'article de Nazım Alpman paru dans Milliyet en février 1998]

 

96.06.08 metin göktepe sa

 

La fin de l'année 1995 a été ponctuée de mouvements de rébellion dans les prisons turques, réprimés très violemment : à Buca (banlieue d'Izmir), trois prisonniers qui refusaient de se rendre à l'appel furent battus à mort le 21 septembre ; à Diyarbakır, deux prisonniers ont été tués lors de l'assaut de leur dortoir par la police, le 4 octobre. En décembre, ce sont les détenus de la prison d'Ümraniye, à Istanbul, qui protestaient contre des restrictions au droit de visite. Le 13 décembre, les forces de l'ordre leur donnent l'assaut, en visant principalement les représentants des prisonniers. Ceux-ci répliquent en occupant l'un des dortoirs, durant trois jours. Grâce à des négociateurs de la Ligue des droits de l'homme et de l'Association des juristes contemporains (Çağdaş Hukukçular Derneği), la situation se calme provisoirement mais les prisonniers se voient dispersés dans des cellules individuelles surpeuplées. La tension monte.

Le 4 janvier 1996, lors d'un nouvel assaut contre leur cellule, trois prisonniers, Abdülmecit Seçkin, Rıza Boybaş et Orhan Özen, sont tués, et quarante autres blessés ; un quatrième prisonnier, Gültekin Beyhan, ne survit pas à ses blessures et meurt le 11 janvier. Le rapport d'autopsie indique « des hémorragies cérébrales, des fractures, des contusions au crâne dues à des coups frappés par un objet lourd ». Selon Amnesty International, leurs visages étaient méconnaissables 1.

Les obsèques d'Orhan Özen et Rıza Boybaş ont lieu le 8 janvier 1996 au cimetière d'Alibeyköy (Istanbul), pour l'occasion totalement bouclé par la police, qui procède elle-même à l'inhumation, tandis que le public est maintenu à l'écart. Aucune cérémonie religieuse n'est autorisée.

En Turquie, ceci n'est pas inhabituel lorsque la mort survient alors que la victime est entre les mains des autorités. L'inhumation est faite alors sous haute protection, par la police, souvent en l'absence de la famille, qui n'est même pas autorisée à voir son défunt. 

Ce jour de janvier 1996, à Alibeyköy, quelques photographes de presse, ceux de Yeni Yüzyıl notamment, ont pu fixer le déroulement terrifiant des obsèques : Barış Bil, Sedat Aral et Ahmet Şık (qui a été lui-même emprisonné en 2011-2012). C'est une chance, car la police a confisqué, voire brisé, les instruments de travail de plusieurs journalistes. Ce fut le cas de Sedat Aral, jeté à terre et roué de coups de pieds 2.

 

96.01.09 obsèques Ümraniye 2 yy copie

L'entrée du cimetière est barrée par un cordon de policiers de la Force d'intervention rapide (Çevik Kuvvet) en tenue de combat ; derrière eux, un blindé anti-émeute. « La police n'aurait pas laissé passer un moineau » dit la légende de la photographie d'Ahmet Şık. Sedat Aral a pu saisir l'image du cercueil, revêtu du poêle vert traditionnel brodé de versets du Coran, porté sur les épaules de policiers casqués.

 

96.01.09 yy obsèques Ümraniye détail

 

Cette manière de procéder est un extraordinaire affront quand on pense que, traditionnellement, le cercueil est porté par les proches, et qu'on s'arrange pour que les amis puissent tour à tour prendre part à ce dernier accompagnement, ne serait-ce qu'un bref instant : les morts d'Ümraniye ont eu pour derniers « compagnons » les collègues de ceux qui les ont tués.

Le cliché de Barış Bil est plus impressionnant encore ; avec quelques autres photographes, il a été admis près de la fosse et a pu fixer en plan rapproché la mise en terre elle-même : c'est un policier anti-émeute, casqué, visière rabattue, qui manipule la pelle pour recouvrir le cercueil de terre. En face, parmi un groupe de policiers et deux autres photographes, la mère du défunt est accroupie au bord de la fosse, effondrée.

96.01.09 - obsèques Ümraniye 1 yy

A l'extérieur, un autre drame survient. Plus de cinq cents personnes, dont des femmes et des enfants, sont appréhendées et rassemblées dans le stade couvert d'Eyüp (Eyüp Spor Salonu) et les commissariats voisins 3. Les coups pleuvent, notamment sur les journalistes ; pellicules et cassettes video sont confisquées. Parmi eux se trouve un jeune photo-reporter du quotidien de gauche Evrensel, Metin Göktepe. Il a 28 ans. Selon des témoignages de policiers recueillis ultérieurement, il est frappé au sol par une dizaine d'hommes 4. Un rapport d'Amnesty International résume la suite : « Le matin du 9 janvier, le procureur d'Eyüp informe la rédaction d'Evrensel que 'la police a trouvé Metin Göktepe dans un çaybahçe [établissement de plein air où l'on consomme le thé] à Eyüp, mort d'un malaise après avoir été relâché', et que le corps a été transporté à la morgue de l'institut de médecine légale. Le lieu exact de la découverte supposée du corps n'est pas mentionné. L'autopsie de Metin Göktepe révèle que 'le décès de cette personne, qui avait une côte cassée et de nombreuses lésions traumatiques dues à un objet contondant, résulte d'une hémorragie cérébrale subdurale et subanachroidale, causée par un traumatisme'. »

La nouvelle sort dans les éditions du 10 janvier. C'est la consternation et la colère car, au cours de cette première décade de l'année, six personnes déjà ont été tuées en prison ou en garde à vue : les quatre d'Ümraniye, Metin Göktepe, et le même jour, Çetin Karakoyun, un garçon de 14 ans tué à Mersin 5.

Ainsi, quatre jours après les obsèques d'Ümraniye, une nouvelle inhumation tourne à la manifestation politique, cette fois-ci pour la liberté de la presse. L'émotion est d'autant plus forte que les violences contre les journalistes s’enchaînent : en janvier 1993, Uğur Mumcu, journaliste de Cumhuriyet, avait été assassiné ; en août 1995, Sayfettin Tepe, de Yeni Politika, était mort en garde à vue dans un commissariat de Bitlis.

Nous sommes dans une période d'incertitude politique : le 24 décembre, les islamistes du Refah viennent de remporter les élections, à une courte majorité. Les politiciens « laïques » de centre-droite, particulièrement Tansu Çiller et Mesut Yılmaz, se chamaillent pour essayer de fonder un gouvernement ; Mesut Yılmaz tente une alliance avec le Refah. Mais ce frénétique marchandage se situe dans une autre Turquie, déconnectée de la réalité. La réalité est celle de la guerre, qui dure déjà depuis onze ans, et de son cortège de misères, de violences légales et extra-légales, et de déplacements de population. Forcément, la guerre entraîne tout l'appareil étatique dans la violence ; la police est malade de ses pratiques, dénoncées dès 1992 par le Comité européen pour la prévention de la torture puis par le Comité ad hoc de l'ONU.

Les obsèques de Metin Göktepe ont lieu le 11 janvier, suivies par toute la presse ; de nombreux journalistes, qui ont épinglé le portrait de leur jeune confrère sur leur vêtement, brandissent leurs cartes de presse et leurs appareils photographiques. Le portrait du disparu, et même celui de sa mère deviennent des icônes de la lutte contre la répression. Dans les semaines qui suivent, une exposition sur Göktepe et la liberté de la presse est organisée au Musée de la presse, sur Divanyolu.

96.01.12 obsèques Göktepe yy

L'émoi est renforcé par une coïncidence de calendrier qui rapproche les commémorations et crée un écho renvoyé de l'une à l'autre : Uğur Mumcu avait été assassiné le 24 janvier 1993, Abdi Ipekçi abattu le 1er février 1979. Dans ces deux derniers cas, c'est la mafia d'extrême-droite qui avait opéré. Mais qu'il s'agisse de la police ou de ses sbires, tous ces journalistes étaient visés en raison de leur courage politique et de leurs engagements. Sans que cela soit formalisé, le premier mois de l'année, durant ces années, devient un moment d'hommage aux victimes de la liberté de la presse. Lors de l'anniversaire de la mort de Mumcu, des photos de Göktepe sont brandies par les manifestants assemblés par l'Association des journalistes (Gazeteciler Cemiyeti), qui clament : « Nous sommes tous des Metin Göktepe ! ».

La répression contre les journalistes n'est pas nouvelle, elle est même tristement habituelle, la Turquie étant l'un des pays du monde où le travail d'information est le plus dangereux. Il ne se passe guère de mois sans qu'un reporter soit agressé, battu, arrêté, mis à l'amende, poursuivi, ou qu'un organe de presse ne soit suspendu plus ou moins longtemps, surtout pour ceux qui enquêtent sur des sujets « sensibles » : réseaux mafieux, réseaux islamistes, guerre contre le PKK. La constitution et le code pénal contiennent ce qu'il faut d'articles répressifs rédigés de façon suffisamment vague pour faire tomber la plupart des sujets sensibles sous le coup du délit d'opinion : il suffit d'invoquer la loi 3713 sur la « lutte contre le terrorisme » (Terörle Mücadele) ou la loi 5816 interdisant les « insultes à Atatürk » (Atatürk’e hakaret eden yasası), facilement applicable puisque tout est fait au nom d'Atatürk ; en outre, la radio et la télévision ont leur propre organisme de contrôle et de répression, le RTÜK (Radyo ve Televisyon Üst Kurulu).

Pour l'année 1997, par exemple, le rapport du Syndicat des journalistes de Turquie (Türkiye Gazeteciler Sendikası) établissait que la Turquie était l'Etat le plus répressif contre la presse (cf. Cumhuriyet, 12 janvier 1998). Cette année-là, 211 journalistes ont été arrêtés (dont huit étrangers), 143 ont été battus ou molestés ; on a relevé 27 attaques contre des sièges de journaux, radios, télévisions, revues, et trois librairies ont été détruites. Dix journalistes ont subi des attaques à main armée. 29 livres ont été interdits. Le RTÜK a prononcé 37 fermetures temporaires de chaînes de télévision, vingt fermetures de stations de radio. Sur 188 procès concernant la presse, 123 se sont conclus au détriment des journalistes ou des journaux, avec un total de plus de 137 années de peines de prison à leur encontre. Chose remarquable, souligne le rapport, c'est que l'année 1997 est partagée à moitié entre le gouvernement Refahyol (islamiste et centre-droite) et le gouvernement Anasol (gauche et centre-droite) ; or on n'a observé, sur le plan de la répression dans les médias, aucune différence significative entre les deux.

Pourtant, à partir de janvier 1996, quelque chose a changé. Peut-être est-ce le résultat de plusieurs facteurs mêlés. Tout d'abord la longue série d'actes répressifs brutaux, et d'assassinats non résolus par la justice, dont l'opinion démocrate ne peut s’accommoder. La localisation des derniers événements, à Istanbul, joue sans doute un rôle : ils étaient plus « visibles », ils ont été plus facilement couverts par la presse, malgré les dispositifs policiers. Je crois également que la jeunesse de Metin Göktepe, son visage calme, ouvert et souriant, diffusé partout dans la presse, sur des affiches, vignettes, tracts, t-shirts, a touché le public. La figure de la mère de Metin, Fadime, a sans doute impressionné. Il faut rappeler que la « mère de disparu » est devenue un type de personnage de l'actualité turque, spécialement depuis mai 1995, depuis que chaque samedi, devant le lycée de Galatasaray à Istanbul, à deux pas de l'Institut Français, les « mères du samedi » (cumartesi anneleri) se réunissent à midi et s'assoient en silence avec le portrait de leur fils, frère ou mari disparu après une interpellation. Fadime Göktepe est subitement devenue une « mère de disparu », une Mère Courage.

Cette femme a porté son deuil avec une grande dignité, et, soutenue par ses autres enfants, a mené dès le début un combat politique pour la reconnaissance des faits et pour que la justice soit rendue. Elle a d'ailleurs rejoint le combat des mères du samedi, et a soutenu les confrères de Metin coupables simplement d'avoir fait leur travail. C'est ainsi qu'elle soutient Ahmet Şık, emprisonné en 2011-2012, celui-là même qui avait couvert les obsèques de son fils voici seize ans (pour lire cette lettre – en turc: lien).

 

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Fadime Göktepe. Image publiée par Haber7.com, 9 janvier 2012

 

Le mois de janvier 1996 a vu le renforcement rapide d'une société civile en Turquie, indépendamment des mouvements kémalistes classiques. Les acteurs des événements de l'époque sont des gens ordinaires : prisonniers, journaliste débutant, femmes âgées faisant courageusement face au malheur. Ils sont adoubés par la présence symbolique et bienveillante des victimes emblématiques comme Uğur Mumcu et Abdi Ipekçi ; et ils sont entourés par la chaude bienveillance des participants aux obsèques, aux manifestations, et par l'existence du mouvement des mères du samedi, qui s'obstine à durer. Les images de ces gens simples en deuil, confrontés à l'humiliation d'obsèques révoltantes, confisquées par la police, ont fortement touché.

Et si la répression est ordinaire depuis longtemps, la suite ne l'est pas, car la mort de Metin Göktepe devient rapidement « l'affaire Göktepe ». Très vite, les mouvements de société civile s'impliquent : la Ligue des droits de l'homme, l'Association des journalistes ; mais aussi des leaders politiques, jusqu'au centre droite. La justice, rapidement mise en branle, se heurte longtemps au mauvais vouloir de la police. Il a fallu des années pour qu'elle soit enfin rendue. Elle a été désespérément clémente pour les policiers. Mais, pour une fois, il y a eu procès, jugement, inculpation, condamnation, fût-elle symbolique.

L'article suivant ("Esquisse" n° 23) évoque ce procès, qui s'est déroulé à Afyon, et surtout le développement d'une mémoire à partir de et autour de cette affaire, contribuant ainsi à la naissance d'une société civile en Turquie.   

 

(Voir aussi: Kutlu Adali, journaliste chypriote)

 

Notes:

 

1http://www.amnesty.org/en/library/asset/EUR44/005/1996/en/750218d5-8dc3-4fb5-9ece-7ae9142cad8a/eur440051996en.pdf.

2Yeni Yüzyıl, 9 janvier 1996.

5La famille du garçon de Mersin n'a pas été autorisée à voir le corps, et là aussi c'est la police qui a procédé aux obsèques. Cf rapport d'A.I. précité.

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