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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Esquisse n° 30 - Mobilisations étudiantes

Publié par Etienne Copeaux sur 15 Octobre 2012, 19:36pm

Catégories : #La Turquie des années 1990, #Répression - Justice

[Dernières corrections : 28 novembre 2016]    

 

Des étudiants qui manifestent pour la gratuité de l’enseignement ; des arrestations, des passages à tabac, des procès, des accusations de liens avec le terrorisme, des condamnations à de lourdes peines d’emprisonnement... L'actualité ? Non, c'est une vieille histoire en Turquie. Depuis au moins cinquante ans, le milieu étudiant a été, de manière constante, un milieu de fermentation politique, d'agitation, de revendication, et d'affrontement contre le pouvoir, quand ce n'est pas d'affrontements entre factions opposées. Depuis leur implication dans le renversement du pouvoir du Parti démocrate en 1960, les étudiants ont été de toutes les luttes politiques au cours de cette période agitée : celles, locales et pourrait-on dire catégorielles, qui le concernent directement, et celles qui rejoignent le grand courant des luttes internationales de la jeunesse du dernier tiers du XXe siècle ; aujourd'hui, le monde étudiant est à la fois le reflet et l'avant-garde de la lutte pour la démocratie en Turquie, et il est traversé par toutes les tensions sociales, sociétales, politiques, ethniques – à commencer par la question kurde - qui secouent le pays.

Le mouvement pour la gratuité de l'enseignement

 

Le 27 août 2012, à l'issue du conseil des ministres, Bülent Arınç, vice-premier ministre et porte-parole du gouvernement d'Erdogan, annonçait la suppression des droits d'inscription pour la première année d'étude dans les universités. C'est un pas en avant, mais le combat des étudiants continue. Quelques jours plus tard, le mouvement Gençlik Muhalefet (« Les jeunes opposants ») manifestait dans le centre d'Istanbul pour dénoncer le caractère trop partiel de cette mesure, exigeant « un enseignement de qualité, gratuit et démocratique » pour tous (cf. bianet.org, 30 août 2012).

Des centaines d'étudiants ont connu ou connaissent la prison et les procès à répétition, notamment pour avoir revendiqué la gratuité de l'enseignement supérieur, bien que ce ne soit nullement répréhensible dans le droit turc. Aux yeux des juges, ce ne sont même pas les actes ou les initiatives de ces jeunes, tous légaux, qui justifieraient l'emprisonnement et la condamnation, mais une prétendue appartenance à un « mouvement terroriste ». Les agissements seraient seulement des indices dont la répétition ferait « preuve » d'une telle appartenance. Il s'agit d'une interprétation aberrante du droit qui signale un état d'exception, une sortie de l'Etat de droit. La justice est un instrument de la politique, quel que soit le gouvernement en place et son idéologie, selon un processus que dénonçait déjà Taha Akyol, dans Milliyet, en 1998 1.

Le mouvement de revendication d'un enseignement réellement gratuit remonte à plusieurs décennies. En effet, l'imposition aux étudiants du paiement de droits avait été instituée en 1984 par le YÖK (Yüksek Ögretim Kurumu, organisme de contrôle de l'enseignement supérieur, créé à la suite du coup d'Etat de 1980). Le mouvement radical « Jeunesse révolutionnaire » (Devrimci Gençlik ou Dev-Genç) avait lutté dès 1983 contre le YÖK et sa politique répressive, par des moyens tant symboliques et légaux (manifestations) que radicaux, comme le saccage du siège du YÖK à Ankara en 1983, ou l'occupation de rectorats en 1988.

En 1989, le doublement des droits (harç), que les étudiants qualifient de « racket » (haraç), avait provoqué des tensions. En 1993, ils étaient à nouveau doublés, et les protestations avaient contraint le gouvernement de les diminuer l'année suivante. Mais en 1995, lors de la rentrée universitaire, ils étaient cette fois augmentés de 350 %. De très nombreux étudiants ne pouvaient tout simplement plus étudier. Une  « Coordination des étudiants » (Ögrenci Koordinasyonu) était alors fondée, mouvement de gauche, anti-capitaliste mais se démarquant de la gauche radicale et violente par son caractère démocratique, légal, et volontiers festif 2. Le 25 novembre 1995, le mouvement pouvait réunir une foule énorme lors d'un meeting à Kızılay, dans le centre d'Ankara.

Les étudiants avaient également rassemblé des centaines de milliers de signatures pour protester contre ce « racket ». La pétition avait été adressée à l'Assemblée, sans réponse ni résultat. La situation des étudiants était grave, nombreux étant ceux qui n'avaient pu s'inscrire à l'université. Aussi, la Coordination avait réfléchi à un moyen non-violent pour attirer l'attention des médias.

Elle invente alors un nouveau type d'action, rapide, facile à mettre en œuvre par un petit groupe : brandir une pancarte ou un calicot portant les revendications, en un endroit où l'on est certain que les médias seront présents, si possible lors d'un événement bien couvert par les chaînes de télévision. C'est une action qui crée la surprise et un « bourdonnement » dans les médias, sans violence aucune ; en ce sens, elle constitue une rupture avec les pratiques politiques des aînés des années 1970, leurs organisations militarisées, leurs coups de mains, leur stratégie de réponse à la violence par la violence.

Des « terroristes armés d'un crayon »

 

La pétition adressée aux députés étant restée sans réponse, l'Assemblée est choisie comme lieu de protestation. Le 29 février 1996, un groupe d'une douzaine d'étudiants s'y rend, prétextant suivre un débat sur la législation des forêts, et s'installe dans la galerie réservée au public. L'une des leurs, Deniz Kartal, a réussi à dissimuler un calicot sous ses vêtements, portant l'inscription « Non à l'enseignement payant ! ». Ils font partie de la Coordination.

Selon le récit que Deniz Kartal fait de cet eylem 3, « La pétition n'ayant rien donné, nous devions rafraîchir la mémoire des députés. Les manifestations sont interdites aux abords de l'Assemblée, mais aucune loi ne les interdit à l'intérieur ! J'ai enroulé autour de mes reins un tissu très fin portant notre revendication. Ils m'ont vaguement fouillée sans rien remarquer. Nous nous sommes installés dans la galerie du public, juste en face de la tribune des orateurs. J'ai attendu avec impatience la fin d'une intervention sur des questions forestières ; il m'a semblé que c'était le plus interminable discours que j'aie jamais écouté. J'avais déjà sorti le calicot, et dès que le député a terminé, je l'ai déployé et nous avons proféré « Ne touchez pas à notre droit aux études ! (Ögrenim hakkimiz engellenemez)», « Non à l'enseignement payant ! (Paralı egitime hayır4 ».

Le 29 février 1996 à l'Assemblée. Les manifestants apparaissent en haut à gauche du cliché. Photo d'agence (il semble que ce soit la seule photo de l'événement).

Le 29 février 1996 à l'Assemblée. Les manifestants apparaissent en haut à gauche du cliché. Photo d'agence (il semble que ce soit la seule photo de l'événement).

Les réactions sont immédiates et ulcérées. Un député, ancien directeur de la police, Necdet Menzir, s'écrie : « Mais qui a laissé entrer ici ces terroristes ? ».

Les étudiants sont immédiatement maîtrisés, conduits au commissariat, interrogés, frappés voire torturés. Comme on veut faire croire à l'existence de tout un « mouvement terroriste », il faut que d'autres soient arrêtés : les supposés complices et « ceux qui les ont soutenus, aidés et hébergés ».

Certains sont libérés peu après, mais dès avril tous sont à nouveau en prison. Le délit était bénin, voire inexistant. Mais au cours de l'instruction les juges veulent démontrer qu'il s'agit de membres d'un mouvement terroriste, pour pouvoir mettre en œuvre la loi d'exception (Terörle Mücadele Yasası ou TMY) ; les enquêteurs allèguent de l'existence d'un lien entre la Coordination et le mouvement des Devrimci Gençlik. Tout en reconnaissant que la Coordination n'est pas un mouvement armé, ils estiment qu'il est « susceptible de s'armer ». La presse désigne ces jeunes, ironiquement, comme « la bande armée d'un crayon » (Kalemli çete). En réalité, cette action était probablement sans lien avec Dev-Genç, qui, sur son site, ne la mentionne pas parmi la longue liste de ses activités (cf. http://devrimcigenclik.info/biz-kimiz-3/).

Bien entendu, l'arrestation, la détention puis la procédure judiciaire ne laissent pas le monde étudiant indifférent. A partir de mars 1996 et pendant toute la durée du processus judiciaire, jusqu'en 1999, des manifestations éclatent, durement réprimées, mais soutenues par la population 5.

 

Acharnement judiciaire et solidarité étudiante

 

Le but de l'enquête policière, des interrogatoires, de l'instruction, est clair : prouver que ces jeunes sont des terroristes, pour pouvoir appliquer la loi d'exception. Les policiers prétendent que les liens avec le « terrorisme » sont établis. On les estime donc justiciables de la Cour de Sûreté de l'Etat (Devlet Güvenlik Mahkemesi ou DGM), tribunal d'exception mixte, composé de juges civils et militaires.

La DGM les condamne à des peines de trois à dix-huit ans prison. Mais une procédure d'appel est déposée devant la Cour suprême (Yargıtay), car les avocats des accusés ont relevé beaucoup d'irrégularités : les accusations ne reposent que sur les rapports de police, les domiciles des accusés ont été perquisitionnés illégalement, le mouvement a été qualifié d' « armé » sans que l'ombre d'une arme ait été trouvée ; enfin, on reproche aux étudiants d'être en possession de la revue Devrimci Gençlik, mais celle-ci est alors en vente libre !

Or le 17 décembre 1997 (alors que les accusés ont déjà passé un an et demi en prison), le Yargıtay décide... de remettre sa décision au 18 mars 1998. C'est une procédure à laquelle l’actualité turque nous a rendu familiers : la prolongation indéfinie du processus judiciaire est devenue la règle, elle soumet les accusés à une aggravation de la tension subie en les maintenant en prison préventive, et en prolongeant l'incertitude 6. Ce 17 décembre, les étudiants venus de toute la Turquie à Ankara pour soutenir les accusés sont accueillis par des matraques et bloqués à la gare et sur les routes venant d'Istanbul.

Photo Adem Altan, pour Radikal, 18 décembre 1997 - Reportage d'Ahmet Sik

Photo Adem Altan, pour Radikal, 18 décembre 1997 - Reportage d'Ahmet Sik

Ceux des universités d'Ankara, apprenant le report de la décision, se rassemblent au centre de la capitale, à Kızılay ; la police les empêche de tenir une conférence de presse, tente de les disperser. Des cars de police sont pris sous une grêle de pierres ; trois policiers sont blessés, mais 473 étudiants sont interpellés ; si plupart sont relâchés dans les jours qui suivent, seize d'entre eux sont maintenus en détention 7. Pour deux jeunes hommes, Murat Akyıldız et Ibrahim Güllü, les conclusions de l'instruction justifient un jugement devant la Cour de sûreté de l'Etat. Outre des faits de petite violence envers des policiers ou des véhicules, ils sont accusés sur la foi de rapports d'indicateurs d'avoir fréquemment participé à des manifestations sous la bannière du « Mouvement révolutionnaire et socialiste des travailleurs » (Devrimci Sosyalist Isçi Hareketi), fondé en mai 1997 et d'ailleurs légal. Toutefois, en conséquence, ils sont accusés de « viser à la destruction de l'ordre constitutionnel par la création d'un Etat ouvrier basé sur les principes communistes ».

La manifestation d'Ankara - photo Adem Altan pour Radikal, 18 décembre 1997

La manifestation d'Ankara - photo Adem Altan pour Radikal, 18 décembre 1997

Ainsi s'ouvre une affaire dans l'affaire. Le président de la Cour de sûreté de l'Etat, Nuh Mete Yüksel, est un acharné de la répression ; kémaliste fanatique, il s'est distingué durant sa carrière par la requête de peines à perpétuité ou de la peine de mort à l'encontre de membres des mouvements kurdes, de la gauche radicale et des « islamistes » 8.

Aussi, après la « charrette » des manifestants du 29 février 1996 vient celle des interpellés du 17 décembre 1997. L'acte d'accusation et les réquisitions sont rendus publics le 6 février 1998. Le procureur Yüksel requiert 22 ans d'emprisonnement pour Murat Akyıldız, et la peine de mort pour Ibrahim Güllü ! Ce réquisitoire insensé révolte les étudiants et la presse de gauche, qui l'opposent au laxisme de la justice envers les chefs de bandes mafieuses.

En avril 1998, Güllü est condamné à une peine de dix ans.

J'avoue que je n'ai pas retrouvé sa trace et j'ignore s'il a accompli la totalité de sa peine. Je sais seulement qu'il s'est adressé à la Cour européenne des droits de l'Homme, qui lui a donné raison en juin 2007.

Pour en revenir à la « bande au crayon », le tribunal devait donc se réunir à nouveau le 18 mars 1998. Le choix de cette date est curieux car le mois de mars est l'une des périodes de plus forte agitation : 8 mars, journée des femmes ; 12 mars, anniversaire des événements de Gaziosmanpasa (1995), qui mobilise la société alévie ; 16 mars, anniversaire du massacre de l'université d'Istanbul en 1978, commémoré chaque année ; enfin 21 mars, fête kurde de Newroz dont la célébration est interdite. A chacune de ces dates, les jeunes se rassemblent, organisent des manifestations de rue où la participation de la gauche radicale est souvent forte.

Ainsi le 18 mars, date du jugement, est, particulièrement à Istanbul, la quatrième journée d'agitation en trois semaines. Pendant qu'à Ankara le Yargıtay statue, les étudiants manifestent place de Taksim à Istanbul, « semant la terreur » selon le conservateur Zaman : jets de pierre sur la police, attaque de certains postes fixes comme au consulat de Grèce, ou de policiers en faction comme à Tophane. Des faits semblables ont lieu dans le quartier de Kızılay à Ankara : 150 étudiants sont interpellés 9.

Place de Taksim, Istanbul, 18 mars 1998 - Photo de Sebahattin Sevi pour Zaman, 19 mars 1998

Place de Taksim, Istanbul, 18 mars 1998 - Photo de Sebahattin Sevi pour Zaman, 19 mars 1998

Pourtant, le Yargıtay casse le jugement de la Cour de sûreté de l'Etat et demande un complément d'enquête. Tous les jeunes sont libérés entre mars et juillet.

Mais le 22 février 1999, la Cour de sûreté reprend l'affaire en main. Les accusés sont acquittés pour ce qui est de la manifestation dans les murs de l'Assemblée... mais Bahadir Ahıska est condamné à huit ans de prison pour  « appartenance à un mouvement illégal » et « détention de matières explosives ».

Par deux fois, Bahadir Ahıska s'est adressé à la Cour européenne des droits de l'Homme qui a condamné la Turquie, sans effet. Depuis, ces jeunes vivent mal : ils ont subi des tortures physiques, un long emprisonnement, et souffrent encore des tortures psychologiques causées par le processus judiciaire interminable. Les peines infligées sont doubles ou triples : pour chacun et chacune s'ajoutent des difficultés à trouver un emploi, car ils sont évidemment fichés, et Deniz Kartal a dû s'expatrier en Angleterre. Les jeunes hommes, eux, sont rattrapés par la Haute cour administrative de l'armée (Yüksek Askeri Idare Mahkemesi) qui peut les contraindre à un service militaire comme homme du rang, donc très long, alors que les étudiants bénéficient généralement d'un service court comme sous-officier. Dans ce cas, inutile d'espérer la moindre « planque ». C'est ce qui est arrivé à Bahadır Ahıska, thésard en lettres anglaises et traducteur renommé.

Mahmut Yılmaz, Deniz Kartal et Bahadır Ahıska. Photos publiées par Radikal, 21 novembre 2009Mahmut Yılmaz, Deniz Kartal et Bahadır Ahıska. Photos publiées par Radikal, 21 novembre 2009Mahmut Yılmaz, Deniz Kartal et Bahadır Ahıska. Photos publiées par Radikal, 21 novembre 2009

Mahmut Yılmaz, Deniz Kartal et Bahadır Ahıska. Photos publiées par Radikal, 21 novembre 2009

Mais au cours de l'entretien réalisé par Kıvanç Koçak dans Radikal, les trois jeunes de la « bande au crayon », Deniz Kartal, Mahmut Yılmaz et Bahadir Ahıska, disent ne rien regretter ; ils ont conscience d'avoir ouvert une voie. « Par la suite, dit l'un d'eux, il n'y a plus jamais eu d'augmentation aussi brutale des droits universitaires ». Ils s'efforcent de considérer leur séjour en prison sous un angle positif : « J'essayais d'imaginer, dit Ahıska, que j'étais simplement dans un foyer d'étudiants dont je ne pouvais pas sortir. Je n'ai jamais autant lu qu'en prison. Les amitiés soudées au cours d'une telle époque sont inébranlables. Et en détention j'ai connu Esber Yagmurdereli 10, qui m'a beaucoup appris... » ; « Cela n'a pas été négatif dans ma vie, dit Deniz Kartal, je ressens encore l'émotion de cette époque ».

Pour Kıvanç Koçak, ces jeunes sont « la voix colorée du mouvement ». Il estime que la Turquie doit être fière de renfermer de tels jeunes en son sein.

Bahadır Ahıska, Deniz Kartal, Mahmut Yılmaz et leurs amis ont inventé une forme d'action, ils ont fait école. Par la suite, d'autres jeunes gens courageux ont adopté ce type d'eylem. L'un des exemples les plus récents est l'initiative de Berna Yılmaz et Ferhat Tüzer, qui le 14 mars 2010 ont brandi sur le passage du premier ministre un calicot proclamant à nouveau « Nous exigeons la gratuité de l'enseignement ». Pour cela, ils ont passé 19 mois en prison. Et le 21 janvier 2013, Berna Yılmaz a été arrêtée de nouveau (cf. sendika.org). 

Ferhat Tüzer et Berna Yilmaz le 14 mars 2010. Sur la banderole : "Nous voulons un enseignement gratuit - et nous l'aurons!". Photo publiée par Radikal, 19 juin 2011

Ferhat Tüzer et Berna Yilmaz le 14 mars 2010. Sur la banderole : "Nous voulons un enseignement gratuit - et nous l'aurons!". Photo publiée par Radikal, 19 juin 2011

Evidemment, ces interminables démêlés judiciaires nous en rappellent d'autres, dont j'ai parlé par ailleurs. On imagine l'état d'esprit de ces jeunes gens, condamnés pour une vétille, attendant en prison pendant des années pour savoir s'il vont passer leur jeunesse en détention. Imaginons l'angoisse des familles, des amis. Multiplions ces cas par plusieurs milliers de prisonniers d'opinion, qui ont subi non seulement un emprisonnement injuste mais aussi pour beaucoup la torture ou les mauvais traitements, puis l'absence de soins en prison.

La torture, écrit Jean Améry, « est un acte d'anéantissement existentiel dès lors qu'il n'y a plus d'aide à espérer ». Dès le premier coup, on est « dépossédé de la confiance dans le monde, (…) c'est une partie de votre vie qui s'éteint pour ne jamais se rallumer » 11. Sachant cela, peut-on évaluer dans quel sens une société peut être influencée, pervertie, lorsqu'une part notable de ses membres, de sa jeunesse, a perdu toute confiance dans le monde ? Comment ce qui est advenu aux victimes d’injustice et de tortures, lorsqu'ils sont si nombreux, ne finirait-il pas par former un habitus qui lui-même, en retour, agit sur la société ? Peut-on s'étonner qu'aujourd'hui, après que plusieurs générations aient subi ce régime, qu'une partie de la jeunesse s'engage dans des voies radicales et ne voient plus que la violence comme seule issue ?

Le cas de la « bande au crayon », comme celui de Berna Yılmaz et Ferhat Tüzer, puis celui de Sevil Sevimli et de centaines d'autres, nous apprend qu'en Turquie personne ne peut se rassurer en se disant : « Je n'ai commis que des actes autorisés par la loi ». La justice turque a inventé un concept étrange, celui de l'acte autorisé mais considéré comme un indice, comme révélateur d'une appartenance à un mouvement illégal. C'est une sorte de Loi des Suspects non écrite. C'est une menace qui pèse sur tout le quotidien, qui vise à ce que chacun reste chez soi et se taise. Un merveilleux instrument de répression, merveilleux par sa discrétion.

 

Notes :

1Taha Akyol, « YÖK yönetmenligi », Milliyet, 11 novembre 1998.

2 Selon les termes de Mahmut Yılmaz, un des acteurs de l'initiative du 29 février 1996, interviewé par Kıvanç Koçak, 21 novembre 2009 dans radikal.com.tr.

3 Le mot « eylem » désigne un « événement » tel que manifestation, protestation... en général sans violences. Alors que le mot « olay » est souvent connoté de violence ou de trouble. C'est ainsi qu'on lit souvent dans la presse qu'un eylem s'est déroulé sans olay, c'est-à-dire qu'une manifestation s'est déroulée sans incident.

4 Récit de Deniz Kartal interviewée par Kıvanç Koçak, Radikal, 21 novembre 2009.

5 Sabah, 18 décembre 1997.

6 La Cour européenne des droits de l'homme a rendu, jusqu'à la fin de 2010, 2245 arrêts concluant au moins à une violation, par la Turquie, de la Convention européenne des droits de l'homme, principalement de son article 6 (droit à un procès équitable dans un délai raisonnable), sur un total de 2573 arrêts concernant la Turquie.

7 Cf. Radikal, Milliyet, 17 décembre 1997. Le reportage de Radikal est dû à Ahmet Sik qui a lui-même connu l'emprisonnement en 2011-2012.

 8 Par exemple, en février 1997, il avait requis la peine capitale pour « trahison » à l'encontre de deux accusés qui avaient, lors d'un congrès du parti pro-kurde HADEP, décroché le drapeau turc et accroché à sa place un drapeau du PKK et de son chef (cf. http://www.institutkurde.org/cildekt/point.56.html). Concernant cette sensibilité aux questions de drapeau, voir mon analyse sur http://cemoti.revues.org/633.

9 Cf. l'article d'Ilhan Kaya et Zekerya Köseoglu, Zaman, 19 mars 1998.

10 Avocat aveugle, défenseur de la paix et des droits de l’homme, et des opposants politiques dans les années 1970, condamné à la prison à vie en 1978, puis à la peine de mort en 1985, commuée à nouveau en prison à vie. Après avoir passé treize ans en prison, il a obtenu une libération conditionnelle en 1991. A nouveau condamné en juin 1998 à purger le restant de sa peine, soit 17 ans de prison, il a été enfin libéré en janvier 2001 (http://www.ludovictrarieux.org/fr-page3.1.yagmu.htm).

11 Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, Actes Sud, 1995, pp. 59-63.

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