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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


L’épave hellénistique de Kyrenia : un navire surchargé de politique

Publié par Etienne Copeaux sur 31 Août 2021, 13:58pm

Catégories : #Chypre

 

[Ce texte a été exposé le 29 novembre 2007 lors d'un atelier consacré aux Patrimoines culturels en Méditerranée orientale : recherche scientifique et enjeux identitaires, organisé par S. Müller-Celka et J.-C. David, dans le cadre de la Maison de l'Orient méditerranéen à Lyon.]

Dernières modifications: 1er septembre 2021

 

À tous les naufragés de l’affaire chypriote

Le 20 novembre 1965, le plongeur Andreas Kariolou découvrait par hasard une épave antique gisant à un mille au large de Kyrenia, petit port de la côte nord de Chypre. En octobre 1967, une première reconnaissance fut effectuée par un spécialiste américain de l’archéologie sous-marine, Michael Katsev, de l’Université de Pennsylvanie, à l’invitation du directeur des antiquités de Chypre, Vassos Karageorgis. D’après les amphores de la cargaison, Katsev put établir que ce bateau avait connu la « fortune de mer » à la fin du IVe siècle avant J.C. En juin 1968, le travail de sauvetage débutait, sous les auspices du Département des antiquités de Chypre. Deux étés furent nécessaires pour sauver la cargaison et mettre à jour la coque du bateau. Puis, après inventaire des pièces, il fallut démonter sous l’eau et amener à la surface cinq tonnes d’éléments de charpente gorgés d’eau, et commencer les travaux de protection, de restauration et de remontage de la coque. Dans la citadelle de Kyrenia, c’était le début d’un long chantier qui devait durer jusqu’en 1974. Entre-temps, en 1972, était fondé l’American Institute of Nautical Archaeology dont le siège fut provisoirement installé à Chypre, en raison de l’importance de la découverte.

Il s’agissait d’un navire de quatorze mètres, conservé aux trois quarts, chargé de 375 amphores (dont 319 originaires de Rhodes, les autres probablement de Samos), de pierres à meule servant aussi de lest, en provenance de Nisyros, et d’amandes peut-être chypriotes. La plupart des objets personnels d’un équipage de quatre hommes étaient encore dans l’épave. D’après les mesures au carbone-14, les amandes avaient été cueillies vers 288 avant J.C., tandis que les arbres ayant servi à construire le navire avaient été coupés un siècle plus tôt, vers 388 avant J.C. La découverte était unique en son genre.

Mais outre son immense intérêt archéologique, l’épave hellénistique a acquis une grande valeur idéologique. En effet, les discours et commentaires qui la concernent forment un concentré des stéréotypes culturels et politiques agités depuis le début de l’affaire chypriote.

 

Naufrage d’un bateau, naufrage de Chypre

 

Il est nécessaire de rappeler en quelques lignes les circonstances politiques de l’époque de la découverte de l’épave. Chypre, qui n’avait jamais appartenu à la Grèce moderne, était passée de la souveraineté ottomane à la protection britannique en 1878, avant de devenir une colonie de la Couronne en 1925. L’EOKA (Ethniki Organosi Kiprion Agoniston, Organisation nationale des combattants chypriotes), un mouvement anti-colonial exclusivement composé d’éléments orthodoxes grecs, avait engagé une lutte armée contre les Britanniques à partir de 1955, bientôt doublé d’une lutte contre la population musulmane de l’île. Ce mouvement ne voulait pas l’indépendance, mais l’union (enosis) avec la Grèce. Pourtant, l’indépendance fut accordée en 1960. La nouvelle république de Chypre fut dotée d’une constitution communautariste qui ne faisait qu’exacerber les tensions et favorisait les nationalismes opposés. Les affrontements entre Chypriotes orthodoxes et musulmans ont redoublé de violence à la fin de 1963 et le mouvement nationaliste turco-musulman de l’île, la TMT (Türk Mukavemet Teshkilatı, Organisation turque de défense), a organisé un premier partage en deux zones, « grecque » et « turque », la seconde étant éclatée en quarante-cinq enclaves dispersées dans toute l’île. Dix années durant, les Chypriotes turcs y ont vécu dans une situation d’isolement. C’est donc dans un contexte extrêmement tendu que l’épave hellénistique est découverte en 1965, puis restaurée, dans une ville jusque-là à peu près épargnée par les troubles. Les acteurs chypriotes turcs potentiels (plongeurs, historiens, archéologues, intellectuels en général) étaient de facto écartés de cette histoire puisque aucune enclave turque (sauf celle de Kokkina, très à l’écart et très rurale) n’avait accès à la mer.

En juillet 1974, un putsch perpétré par l’extrême droite chypriote grecque, appuyée par la junte militaire en place à Athènes depuis 1967, renversait le pouvoir légal. Après quelques jours de négociations et de flottement, l’armée turque intervenait, s’appuyant sur une interprétation très contestée du traité de garantie de 1959, et débarquait sur la côte nord, à proximité de Kyrenia. Envahissant le tiers nord de l’île, elle en expulsait brutalement toute la population orthodoxe. Une nouvelle phase de l’histoire de Chypre commençait alors, caractérisée par la partition : la population orthodoxe dut s’enfuir au sud de la ligne de cessez-le-feu, tandis que la population musulmane était rassemblée au nord « sous la protection de l’armée turque ». Les deux communautés étaient hermétiquement séparées par une zone tampon, la double ligne de cessez-le-feu d’août 1974, dite « ligne verte ». Dans la citadelle de Kyrenia, l’épave hellénistique était désormais « prisonnière des Turcs ». Pourtant Katsev continuait ses travaux, achevant la restauration en 1976.

Dès le début de l’occupation turque, le pathos de l’Histoire fut convoqué. Lorsqu'il qu’il fut évident que l’armée turque resterait durablement au nord de Chypre, et qu’une autorité turque s’y constituerait, les archéologues et historiens grecs et chypriotes grecs s’inquiétèrent pour l’épave. Des unités de conditionnement de l’air, commandées pour sa conservation, n’étaient pas encore parvenues à Chypre lors de l’invasion de 1974. Les appareils furent livrés « à l’ennemi » par l’intermédiaire de l’ONU. « La décision [de livrer ces appareils], écrit Vasos Karageorgis, me rappelle un épisode de la guerre d’indépendance. Les Grecs avaient fourni des munitions aux Turcs assiégés dans l’Acropole [qu’ils menaçaient de faire sauter] : car les Grecs préféraient mourir plutôt que de laisser détruire leurs anciens monuments » (Phylactos 1994, p. 36). La métaphore est claire : la tragédie de 1974 équivalait au combat pour l’indépendance grecque de 1821, l’issue devait être également la défaite turque, et l’épave hellénistique avait une valeur d’Acropole chypriote. Ainsi, le patrimoine culturel était considéré soit comme une arme, soit comme un objectif de guerre par sa capture ou sa destruction.

Dès lors une célébrité politique s’ajoutait à la valeur scientifique de l’épave. Les circonstances et le lieu de la découverte y firent beaucoup. Tout d’abord, la charge émotionnelle aurait été moindre si le bateau avait fait naufrage à Rhodes, à Alexandrie ou même près de la côte sud de Chypre. Car le pathétique provenait du lieu de découverte et de conservation, Kyrenia. L’épave y était « prisonnière des Turcs ». Kyrenia était une des plus belles villes de Chypre, lovée autour de son petit port semi-circulaire, entouré de belles bâtisses anciennes, dominée par sa forteresse imposante et, non loin, par la chaîne grandiose des monts Pentadactyle. C’était l’annexe balnéaire de l’étouffante Nicosie. La ville était en outre considérée comme fondée par les anciens Achéens, et comme l’un des lieux les plus « grecs » de l’île. Le lien affectif était très fort, tant avec le reste de Chypre qu’avec la Grèce, et le bateau héroïque le renforçait. Aux yeux du peuple chypriote grec, du peuple grec, de toute l’Hellade, il devenait le symbole de la belle prisonnière, Kyrenia.

Enfin, la provenance du bateau avait son importance. Comme il est probable qu’il venait de Rhodes et Samos, en tout cas du Dodécanèse, il concrétisait le lien avec l’ouest, avec la supposée mère patrie et l’Occident. La charge symbolique n’aurait pas été identique si l’embarcation, rapidement dénommée « Kyrenia » était venue d’Anatolie, de la côte syrienne, d’Alexandrie. La route illustrait le lien indéfectible avec la Grèce.

Photos © 1968 Robin C. M. Percy & Susan W. Katzev.Photos © 1968 Robin C. M. Percy & Susan W. Katzev.

Photos © 1968 Robin C. M. Percy & Susan W. Katzev.

Le patrimoine d’une population déracinée

 

Je crois qu’on ne peut pas parler de patrimoine historique à Chypre comme on le ferait dans un pays dont la population a vécu de façon stable. A Chypre, de 1958 à 1975, un tiers de la population a été déracinée, déplacée, expulsée. Cette situation induit-elle une attitude particulière par rapport aux « lieux de mémoire » du passé ?

Pour qu’un patrimoine historique capte l’intérêt de la population, il faut qu’il puisse prendre un sens personnel. Le patrimoine religieux, en particulier les lieux de culte, sont dans ce cas, parce qu’ils parlent à l’affect. Ils renvoient à un passé tangible, personnel, par le souvenir des baptêmes et mariages, pour les chrétiens, ou des grandes assemblées où l’on se tient « épaule contre épaule » lors des jours de fête musulmane, et, pour tous, les obsèques. Lorsque les lieux de culte sont aussi lieux de pèlerinage, ils sont le théâtre de grands rassemblements de foules où l’on va en famille, et qui marquent les esprits et les mémoires. D’où l’attachement des Chypriotes turcs du nord de l’île au tekke de Hala Sultan (près de Larnaca) ou à la mosquée du Bayraktar (à Nicosie), situés en territoire sud ; d’où aussi le scandale constitué par la destruction ou la profanation des lieux de culte et cimetières orthodoxes du nord.

Quant au patrimoine antique, il fait partie d’une identité collective forgée par la société, notamment par l’école. Mais tous les objets patrimoniaux anciens n’ont pas une valeur égale du point de vue affectif ou « national ». Le patrimoine du second millénaire est considéré comme « étranger » par le discours gréco-chypriote car il est d’origine franque, vénitienne ou turque ; le passé byzantin n’est guère prestigieux. Il faut donc remonter à l’antiquité grecque ou hellénistique pour trouver un passé censé nourrir la fierté nationale, et considéré comme digne d’assomption par la population. L’antiquité grecque est auréolée d’un prestige indiscuté ; elle présente l’avantage d’un enracinement profond dans le passé, ce qui est très important dans tout discours national de légitimation. Aussi, il existe dans le discours nationaliste chypriote grec une tendance à la surenchère quant à l’ancienneté : lorsque le passé est la proie de l’idéologie, les textes le font remonter à 2500, 7000, 9000, voire 10 000 ans.

Depuis qu’à Chypre l’éducation de la population orthodoxe a été prise en charge par la Grèce et par l’Église, le travail de l’école consiste à provoquer un transfert d’affect sur le patrimoine antique. Bien entendu, les Turcs sont vaincus d’avance dans ce domaine de rivalité. Le passé ottoman n’est pas très ancien, et il n’a donné lieu à Chypre qu’à des réalisations modestes. Pour rivaliser avec les Grecs, les Turcs devraient utiliser la fameuse « thèse turque d’histoire » du début de l’époque républicaine, qui, prétendument, faisait des Hittites leurs ancêtres. Mais cette « thèse » n'est pas présentable à l’étranger. Certains textes turcs reviennent toutefois sur une vision des Achéens conforme à cette « thèse » ; ceux-ci seraient venus d’Asie centrale et n’auraient fait que passer par la Grèce avant de s’établir à Chypre, dont les premiers occupants, ainsi seraient centre-asiatiques, donc prétendument turcs (Copeaux 1997). Mais ce type de discours n’est plus pris au sérieux, à Chypre encore moins qu’en Turquie.

En outre, le passé grec est connu et admiré dans le monde entier ; la langue grecque ancienne est une langue de culture, elle a été la langue des lettrés européens au moins jusqu’au milieu du XXe siècle. Ce savoir élitaire a formé le socle du philhellénisme, qui fait que l’Occidental cultivé se sent chez lui sur l’Acropole comme sur n’importe quel site archéologique grec antique. Grâce à ce travail de fond réalisé par les « humanités », il est facile de faire vibrer l’opinion européenne en faveur de la cause hellène. L’efficacité du philhellénisme, et donc de la propagande grecque, provient de l’utilisation d’un savoir largement partagé. Le passé grec fait résonner des souvenirs, des sensations chez l’Occidental. Au contraire le passé turc comme la langue turque, jamais étudiés en Occident, n’éveillent aucun écho. L’identité turque elle-même est désorientée ; le pouvoir kémaliste des années trente a construit pour le citoyen turc un passé localisé en haute Asie, et le discours officiel lui-même proclame que les Turcs ne sont pas autochtones. Comment le Chypriote turc pourrait-il sur ce plan rivaliser avec le Chypriote grec ? Alors qu’il est facile pour les Chypriotes grecs de se construire une identité grecque ancienne, enracinée, autochtone, résultant d’une histoire au déroulement linéaire, est-il possible, pour le Chypriote turc, de s’estimer, au même titre que son concitoyen grec orthodoxe, l’héritier du patrimoine antique de l’île ?

Cette démarche est d’autant plus difficile que, pendant longtemps, la notion même de culture n’était pas reconnue aux musulmans de l’île. Pour les visiteurs occidentaux, ces derniers étaient le plus souvent inexistants, ou, au mieux, des êtres exotiques, une population marginale dont la présence ne pouvait être que passagère. La période ottomane, bien qu’elle ait duré trois siècles, est encore souvent désignée dans les livres d’histoire comme une période d’occupation, un terme connoté négativement, induisant les idées d’illégitimité et de provisoire. Dans les guides touristiques du début du XXe siècle, les mosquées n’étaient évoquées que s’il s’agissait d’anciennes églises. Au début du XXe siècle, un guide touristique britannique écrivait : « Ces villages étant presque entièrement musulmans, ils n’ont que peu d’intérêt pour le visiteur » (Jeffery 1918, p. 243). Exceptionnellement, cet ouvrage reconnaissait l’influence turque dans le paysage lorsqu’elle correspondait aux clichés de l’exotisme : « Chrysochou [...] a été autrefois une importante localité musulmane, et deux ou trois mosquées, avec leurs minarets tout simples, caractéristiques du style turc, donnent au lieu une certaine allure » (id., ibid. , 410).

Lawrence Durrell, qui a vécu à Chypre dans les années cinquante, a alimenté ces stéréotypes. Dans son récit Citrons acides, qui relate le début de la période de tensions, il n’évoque qu’un seul personnage turc, l’intermédiaire qui lui a permis d’acquérir sa maison, devenu un ami. Mais les très rares notations concernant les Chypriotes turcs se font l’écho du mépris général : « Le Turc possède une immobilité de pierre, une concentration et un silence de reptile. » C’est l’image classique de l’Oriental intemporel. La turcité est un caractère tellement dépréciatif qu’elle étalonne la valeur minimale : « Un état de désuétude presque turc » (Durrell 1961, 62, 193, 219). D’autres livres de cette époque sont révélateurs du déni d’identité infligé aux Chypriotes turcs (soit un Chypriote sur cinq), comme un recueil de photographies publié en 1965 par George Lanitis, dont les images dépeignent une Chypre éternellement et exclusivement grecque ; en guise de commentaires, des extraits d’écrivains de l’Antiquité soulignent la continuité plurimillénaire : Hésiode, Euripide, Théocrite, Strabon, Homère, Sapho, sont convoqués pour légender les photographies. Dans une courte préface, Dilys Powell, un Britannique qui confesse n’avoir jamais mis les pieds à Chypre, souligne la similitude parfaite entre ces images et ce qu’il connaît de la Grèce. Au moment où cet album était publié, les Chypriotes turcs étaient entassés dans leurs enclaves, et la république avait déjà échoué, sabotée par deux extra-nationalismes affrontés, pour reprendre l'expression de l'historienne Christa Antoniou. Pour les partisans de l’union avec la Grèce, le départ des musulmans n’était plus qu’une question de patience.

De nos jours encore, l’historiographie et l’archéologie occidentales ont leur part de responsabilité dans ce processus. En 1985, lors d’un colloque organisé au Musée de l’Homme à Paris sur La vie quotidienne à Chypre de l’antiquité à nos jours, l’ambassadeur de Chypre en France donnait le ton dans son allocution inaugurale : « À travers huit millénaires d’histoire on peut sentir que la toile de fond de la culture chypriote se trouve dans la continuité et la permanence hellénique ». Certains des participants s’exprimant sur la période contemporaine semblaient ignorer qu’il y eût des Turcs à Chypre (Actes..., 1985). L’historien Gilles Grivaud affirme que « jusqu’à présent, la question du sentiment national chypriote à l’époque médiévale a été traitée de façon à confirmer l’hellénisme des îliens » ; mais on peut étendre son jugement à toutes les périodes historiques : le plus souvent, c’est uniquement le degré de conscience grecque qui intéresse les auteurs (Grivaud 997, 105-116). Longtemps, l’archéologie occidentale a cherché à Chypre les traces de l’hellénité, et n’a voulu y voir que sa fonction de poste avancé de l’Occident. L’archéologue suédois Einar Gjerstad a fortement contribué à la diffusion de cette pensée, alors qu’il vidait l’île d’une partie de ses richesses artistiques au profit des musées de Stockholm (Collombier 1995, 9-24 ; Gjerstad 1980 [1933]). Pour Gjerstad, la domination perse à Chypre signifiait la fin de la culture, qui ne pourrait être garantie à Chypre que par le philhellénisme : l’île serait donc « vouée » à demeurer un rempart contre l’Asie. C’est sur ce genre d’assertions, jugées d’autant plus « justes » et « objectives » qu’elles étaient formulées par des savants étrangers, qu’allaient aussi s’appuyer les revendications en faveur de l’union avec la Grèce (enosis) et le sentiment anti-turc.

Ce long détour sur les représentations du passé et des cultures de l’île était nécessaire pour délimiter le cadre dans lequel je veux appréhender notre objet archéologique, l’épave hellénistique, dont l’histoire s’inscrit entièrement dans l’histoire de la « question chypriote ».

L'épave du bateau hellénistique au musée de Girne (Kyrenia)

L'épave du bateau hellénistique au musée de Girne (Kyrenia)

Le Kyrenia II

 

À partir du drame de 1974-1975 qui coupe l’île en deux, nous entrons dans un processus de dédoublement, qui est peut-être propre aux peuples divisés, déracinés, déplacés. Nous avons observé à Chypre beaucoup de manifestations de ce phénomène. Des deux côtés, les populations expulsées ou déplacées qui n’ont rien pu emporter ont cherché à reconstituer leurs communautés d’origine et ont remplacé certains lieux de mémoire par des simulacres, eux-mêmes nouveaux lieux de mémoire.

Au nord, les déplacés ont été le plus souvent regroupés par village d’origine, et logés dans d’anciens villages orthodoxes préalablement vidés de leur population par l’armée turque. Souvent, ils ont renommé le village d’accueil d’après le village abandonné au sud. À ce phénomène de toponymes jumeaux s’ajoute la création de monuments commémoratifs de certains épisodes douloureux (comme les massacres du 15 août 1974), érigés non sur les lieux des événements, longtemps inaccessibles, mais sur les lieux d’établissement de la population (Copeaux, 2008).

Au sud, des municipalités en exil se sont formées, qui ont une existence légale, et dont la principale et la plus influente est celle de Kyrenia, qui siège à Nicosie. Les associations locales se sont également reconstituées, comme le Club nautique de Kyrenia, qui nous intéresse tout particulièrement, remis sur pied en 1977 à Limassol.

Il faut encore y ajouter un double phénomène de gémellité ou de réplique avec chaque « mère patrie » (usage des drapeaux, monuments patriotiques, fêtes nationales importés de Turquie et de Grèce).

La décision, en 1982, de construire une réplique de l’épave du Kyrenia peut être inscrite dans ce contexte. C’est Haris Tzalas, président de l’Hellenic Institute for the Protection of Nautical Tradition (HIPNT), qui a suggéré cette idée à Michael Katsev. Elle a été mise en oeuvre dès novembre 1982 à Perama (Grèce), sous l’égide de l’American Institute of Nautical Archaeology et sous le contrôle de Richard Steffy, architecte naval. Cette oeuvre répondait à deux préoccupations.

La première était scientifique. C’était une expérience pratique de construction navale selon les méthodes antiques, utilisant autant que possible les outils et les matériaux d’époque. Les amphores et les meules de la cargaison elles-mêmes ont été reconstituées. Ainsi, les connaissances sur les techniques anciennes de navigation et de construction navale ont pu être mises à l’épreuve. Enfin, l’opération constituait une excellente vitrine de l’archéologie sous-marine.

La seconde préoccupation était politique. La réplique du Kyrenia devait être un symbole d’espoir et de liberté ; le bateau serait l’ambassadeur de Chypre.

Après plus de deux années de travaux, le Kyrenia II fut lancé le 22 juin 1985 au Pirée, et baptisé par Melina Mercouri, ministre de la culture du gouvernement grec. Sur le plan technique, le navire était, selon Richard Steffy, « plus étanche, plus solide, plus rapide que prévu, et [il remontait] mieux au vent ». C’était une belle réussite technique et scientifique.

La première présentation du Kyrenia II fut pour New York, à l’occasion du centenaire de la statue de la Liberté, le 4 juillet 1986. Le bateau se chargeait dès lors d’une cargaison politique, l’Histoire était mise au service de l’actualité. Regina Pagoulatou écrivait ainsi le 3 juillet 1986 dans Proini, journal grec new-yorkais : « Que personne n’oublie que nous avons porté la lumière à l’Occident et fait reculer les ténèbres ! »

L’épave hellénistique de Kyrenia : un navire surchargé de politique

Expérience scientifique, entreprise politique

 

Après ce tour d’honneur, le Kyrenia II devait effectuer sa première vraie traversée, de la Grèce à Chypre, en septembre 1986. Le skipper du bateau était un marin expérimenté, Antonis Vasiliades, mais certaines sources préfèrent mentionner Glafkos Kariolou, un nom plus porteur de sens puisqu’il est le fils de l’inventeur de l’épave ; les trois matelots étaient kyreniotes. C’était une expérience scientifique de premier plan, mais le sens politique de la traversée fut donné par Melina Mercouri qui définissait ainsi la vraie « cargaison » du Kyrenia II : « Kyrenia, tu transportes, en plus de ta cargaison, ton propre nom, lourd et inestimable. Ta ville est occupée. Ton prototype est prisonnier. Mais les ennemis, qui ont souvent posé leurs pieds sur la vieille terre de ce pays mythique, n’ont jamais pu s’y enraciner. Une motte de cette terre primitive te sera bientôt confiée par le maire [en exil] de Kyrenia ; tu la garderas en ton sein, pour t’aider à te souvenir et pour guider ta route ».

Ces quelques paroles nous font instantanément passer de la science historique à la politique. Le Turc, selon Melina Mercouri, est belliqueux mais incapable face à la bravoure hellène. Il « occupe » seulement, il ne s’implante pas. La cérémonie chthonienne du transport de terre rappelle aux exilés le caractère unique, irremplaçable de la patrie perdue. De tels actes, de telles cérémonies fourmillent dans l’île, des deux côtés. Melina Mercouri le dit explicitement, la cargaison est symbolique plus que matérielle. Le nom représente la ville, le nom est la ville.

Lors de chaque escale, le bateau, son équipage et son escorte (le destroyer grec Egée) furent accueillis par des cérémonies, des danses folkloriques, des discours et des présents symboliques. A Ro, îlot situé tout près de la côte turque, le Kyrenia II croisait un autre mythe. Ce lieu était habité depuis 1927 par la « Dame de Ro », Despina Achladiotou, qui obstinément levait le drapeau grec chaque matin, face à la Turquie. En août 1975, un commando turc avait débarqué pour hisser le drapeau turc, enlevé à son tour le 1er septembre par un détachement grec. Despina Achladiotou, Kyra tis Ros, devenue une héroïne nationale, est décédée en 1982… et c’est près de sa tombe que les marins du Kyrenia II ont planté l’olivier de Melina Mercouri.

A l’arrivée à Paphos, sur la côte sud de l’île, la charge s’était accrue, comme le notait G. Sertis : « Les Kyreniotes ouvrent leurs bras au Kyrenia II. Et quelles marchandises il transporte ! La côte achéenne du Karpas ! L’ombre des premiers chrétiens ! Les fruits de l’Hellas ! »

Dans son discours, le président de la République Spiros Kyprianou alourdissait encore la cargaison : « [Le Kyrenia II] transporte l’esprit de découverte et le génie inventif du peuple grec, et le message d’unité et de solidarité avec l’hellénisme chypriote combattant. […] [L’épave d’origine] est prisonnière du Turc Attila. Mais elle continue de proclamer l’identité nationale de Chypre et de renforcer […] la mémoire nationale ininterrompue. […] Le Kyrenia II transporte les espoirs de la nation et la foi dans la survivance et l’opiniâtreté de notre petit pays souffrant. […] Le voyage […] a un caractère national symbolique, à une époque où la rapacité et l’expansionnisme turcs menacent la mer Egée. […] Désormais, Chypre est aux avant-postes du combat pour l’honneur et la dignité de l’hellénisme ». Lors de la même cérémonie, Haris Tzalas, président du HIPNT, terminait son allocution en jurant « de ne pas laisser reposer Kyrenia II jusqu’à ce que le drapeau de la liberté flotte sur Kyrenia ».

Nous sommes loin de l’archéologie expérimentale. L’arrivée du bateau à Paphos était l’occasion d’une cérémonie patriotique et militaire, dont le caractère était d’ailleurs renforcé par l’ordre protocolaire : en premier lieu, les honneurs sont rendus au commandant et à l’équipage du destroyer Egée ; puis à Mme Melina Mercouri ; enfin seulement aux marins du Kyrenia II, pourtant véritables héros de la fête.

Les stéréotypes qui apparaissent dans les proclamations sont récurrents dans le discours patriotique grec ; les Chypriotes grecs sont aux avant-postes du combat pour l’Occident chrétien, la nation pacifique sert de rempart contre un peuple guerrier. Ces images parsèment d'ailleurs depuis des décennies toute la littérature anti-turque en Europe, notamment chez René Grousset, pour qui, en plus de l’héritage hellénistique, Chypre porte les caractères occidentaux imprimés par les Croisades, qualifiées de « réflexe défensif de l’Europe », et qui, « au même titre que l’expédition d’Alexandre (...) s’insèrent dans la défense de l’Occident » (Grousset 1946, 7-11). Au XIXe siècle déjà, des Grecs de l’Empire ottoman demandaient au roi de Grèce, « nouvel Alexandre », de combattre pour « introduire la civilisation dans l’Asie barbarisée »(Clogg 1982, 198).

Ce patriotisme de combat s’explique aisément par le contexte. Douze ans après la guerre, aucune solution n’était en vue pour Chypre, et le provisoire s’éternisait. L’armée turque n’avait pas allégé ses effectifs. La République turque de Chypre du Nord (RTCN) avait été proclamée le 15 novembre 1983. En fait il n’y avait aucun espoir d’amélioration.

D’ailleurs, en mars 1987, la tension montait à nouveau en mer Egée et le risque de guerre augmentait, précisément au moment où le Kyrenia II entreprenait son voyage retour vers le Pirée. Mais, peut-être justement parce que la tension était sérieuse et que les regards se tournaient ailleurs, le voyage de retour, pourtant très riche en enseignements sur l’art nautique antique, fut dépourvu de pathos patriotique.

Fin du Kyrenia II

 

Après cette double traversée, le Kyrenia II, fatigué, a servi d’ambassadeur de Chypre à l’étranger. En février 1988, à l’occasion des célébrations de la route de la Soie (un thème culturel pourtant très turc), il fut acheminé à Nara, au Japon, où une nouvelle réplique baptisée Kyrenia III fut construite pour être exposée au musée de Fukuoka et servir d’ « ambassadeur permanent de Chypre et de la Grèce ». En mai 1989, il évoluait dans l’embouchure de l’Elbe à l’occasion du huitième centenaire du port de Hambourg. Enfin, il apparaissait à Séville dans le cadre de l’exposition de 1992.

Au cours des années suivantes, il semble que le Kyrenia II sommeille, mais son souvenir a été ravivé dix ans après son lancement par une publication du ministère chypriote de l’éducation nationale (Pyllactos, 1995), et surtout par la crise dite de Kardak/Imia (janvier-février 1996) qui fut une réédition de la crise de Ro de 1975 : un minuscule îlot très proche de la côte, revendiqué par la Turquie, fut à son tour l’objet d’une surenchère patriotique. La Turquie et la Grèce furent alors au bord d’un affrontement armé (Copeaux, Mauss-Copeaux 1998). Peut-être en conséquence de cette tension, tous les textes patriotiques concernant le Kyrenia II furent mis en ligne sur Internet entre mars et juin 1996… et l’îlot de Ro fut militarisé.

L’histoire du Kyrenia II s’est terminée par un dernier voyage vers le musée où il se trouve toujours. Ce dernier abri fait pendant au musée de Kyrenia où se trouve l’épave originale ; c’est encore un exemple de transfert de simulacre, si courant à Chypre. Le musée d’Agia Napa, un lieu très touristique à l’est de Larnaca (dédoublement de la zone touristique de Famagouste, gelée par l'armée turque), conçu en 2001, a été ouvert en 2005. L’un des financements provient de la famille Piérides dont l’ancêtre Pierakis fut – selon la geste familiale diffusée sur Internet - capturé par les Ottomans et décapité le 10 juillet 1821 en raison de son soutien aux insurgés grecs. Sa dernière parole : « Ne vous rendez jamais » et l’image du sycomore qui a servi à exposer son corps, sont devenus l’emblème de la Fondation Piérides.

Ainsi, jusqu’au bout de l’histoire du Kyrenia II exceptionnellement chargée de sens, on trouve des éléments d’indexation à la lutte contre « l’ennemi héréditaire ».

Le Kyrenia-Eleftheria

 

Le dernier avatar de l’épave hellénistique est d’une autre nature, tant dans sa réalisation que dans le caractère et les intentions de ses concepteurs. Les acteurs du renflouement de l’épave hellénistique étaient la Direction des antiquités chypriotes et l’université de Pennsylvanie. Pour le Kyrenia II, les acteurs étaient l’État chypriote et l’État grec, avec un « accompagnement » de l’armée grecque, puis la fondation Piérides. Avec le Kyrenia III (la réplique du Japon), se dessine quelque chose de plus « kyreniote » : les amphores exposées au musée de Fukuoka ont été fabriquées par un Chypriote « réfugié de Kyrenia » (en fait originaire de Vasilia, village situé à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Kyrenia). Désormais, toute participation kyreniote est bienvenue, car elle charge les réalisations d’un autre sens, d’une revendication plus précise et plus intime ; le bateau devient l’affaire d’une ville dont les anciens habitants se sentent particulièrement lésés dans l’affaire chypriote, et furent particulièrement revendicatifs par exemple lors du référendum sur la réunification en avril 2004.

Pour cet épisode, l’acteur principal est donc la municipalité de Kyrenia en exil. C’est en 1997 que le Club nautique de Kyrenia - fondé en 1950 et qui comptait des Turcs parmi ses membres - conçoit l’idée d’une nouvelle réplique. Désormais, le but de l’opération n’est plus scientifique. Les formes et les dimensions de l’original sont préservées, mais le nouvel objet est conçu par ordinateur, avec des méthodes et des matériaux modernes. Il s’agit de le rendre – prétendument - plus marin, et surtout plus facile à entretenir et à réparer.

Le financement provient de la municipalité de Kyrenia en exil et de dons de Kyreniotes résidant à l’étranger. Le propriétaire du bateau est la Fondation culturelle de Kyrenia-Chrysokava, une émanation du Club nautique de Kyrenia. Construit sur un chantier de Limassol, le nouveau bateau, baptisé Kyrenia-Eleftheria (« Kyrenia-Liberté ») est lancé le 12 novembre 2002.

Entre-temps, beaucoup de choses ont changé dans la situation politique de l’île. En 2001, le nord de l’île est en proie à l’inflation et à des faillites de banques. Les Chypriotes turcs sont lassés de l’immobilisme de Rauf Denktash, qui dirige la communauté turque puis la RTCN depuis 1973, de la tutelle de la Turquie, et de la situation d’éternel provisoire. Des manifestations énormes par rapport à la population de la RTCN, favorables à la réunification, ont lieu contre le pouvoir local et contre le protectorat turc, au slogan de « Bu memleket bizim – Ce pays est à nous ! ».

Des deux côtés de la zone tampon, une société civile se forme et réclame de plus en plus la réunification, en tout cas la recherche d’une solution au problème chypriote. Le Club nautique de Kyrenia n’est pas en reste, et tient un discours bi-communautaire. Sur son site kyreniaship.org, le récit des événements de 1974 n’est pas conforme au discours qui prévaut habituellement au sud : la guerre, y est-il dit, a déraciné beaucoup de Chypriotes « de toutes les communautés ». Le site [qui semble fermé en 2021] utilise également la langue turque, et des Chypriotes turcs participent au projet.

Toutefois, les objectifs de l’entreprise sont nettement resserrés sur Kyrenia. Le nouveau bateau doit être mis à la disposition de toute association kyreniote ou s’occupant d’enfants de Kyreniotes à l’étranger. La location du bateau doit permettre de recouvrer une partie au moins des frais engagés. Et, pour la promotion commerciale de l’entreprise, il est prévu de faire faire à la nouvelle réplique un voyage à Athènes à l’occasion des Jeux Olympiques de 2004, avec une cargaison de talents de cuivre fabriqués à Chypre, qui devraient servir à frapper les médailles olympiques. Enfin, le but ultime assigné au Kyrenia-Eleftheria est de naviguer un jour jusqu’au port de Kyrenia, une Kyrenia libre, accessible à tous les Chypriotes

Le port d’attache du Kyrenia-Eleftheria sera le port antique d’Amathonte, célèbre site archéologique situé à l’est de Limassol, où une jetée de bois a été construite grâce à un financement de l’Etat, à l’emplacement de la jetée antique actuellement submergée.

Le 12 novembre 2002, la nouvelle réplique est baptisée. La date est bien choisie : c’est ce jour-là que Kofi Annan, Secrétaire général de l’ONU, doit présenter la première version du plan de réunification de l’île. La cérémonie en prend un caractère de cérémonie d’État. Les parrains du bateau sont Glavcos Clerides, président de la république de Chypre, et Costas Stephanopoulos, président de la république de Grèce, représenté par son ministre de la marine. Parmi l’assemblée, on compte également l’ex-roi de Grèce Constantin, « des militaires et autres dignitaires », ainsi que des représentants du comité olympique. Le maire en exil de Kyrenia, Constantinos Orologas, principal orateur, proclame une fois encore sa volonté de faire revivre sa ville et Chypre, « de la même manière que nous avons redonné vie à ce bateau ». « Le lancement de ce bateau, dit Glavcos Clerides, est un message d’optimisme et d’espoir pour notre île souffrante. Il est aussi un symbole de notre détermination inlassable pour l’obtention d’une solution juste et viable au profit de tous les Chypriotes, grecs et turcs. » Ainsi, malgré les intentions plutôt associatives des concepteurs du projet, la politique chypriote revient au premier plan, car les circonstances sont décisives pour l’avenir de l’île.

Les événements, d’ailleurs, se précipitent. Lors des élections présidentielles de février 2003 les Chypriotes du sud élisent Tasos Papadopoulos, ancien cadre de l’EOKA et partisan d’une politique rigide et immobiliste. Cette politique a d'ailleurs été durement sanctionnée par les Chypriotes aux élections de février 2008. Tasos Papadopoulos a été éliminé dès le premier tour, et c’est Dimitris Christofias, secrétaire général du parti communiste AKEL, partisan de la réunification et de la réconciliation, qui a été élu président. Mais cette élection qui laissait peu d’espoir de réconciliation est très vite suivie d’un coup de théâtre inattendu : les autorités turques annoncent, le 22 avril 2003, que la ligne de démarcation sera franchissable librement, dès le lendemain, par tous les Chypriotes dans les deux sens. Dans les jours et les semaines qui suivent, les Chypriotes se ruent vers « l’autre côté » qu’ils n’avaient pas vu depuis vingt-neuf ans. On entend à nouveau parler grec à Kyrenia.

Depuis 2003 donc, l’épave du bateau hellénistique n’est plus vraiment prisonnière ; elle est accessible à tous, et une rencontre turco-grecque a même eu lieu au musée. Certes, la ville de Kyrenia est toujours « « aux mains des Turcs », mais la situation commence à se dédramatiser. Le face-à-face entre les deux communautés, interrompu si longtemps, se passe dans le calme, sans incidents, malgré la mémoire des violences, les rancoeurs et les désirs de vengeance. Les rencontres intercommunautaires, désormais libres et faciles, se multiplient. La société civile bouillonne. L’épave hellénistique ne peut plus servir de la même façon dans le discours grec.

La nouvelle réplique, le Kyrenia-Eleftheria, reste un symbole d’espoir et d’unité, mais dans un sens moins belliqueux car l’espoir d’une solution, à ce moment, est réel. En avril 2004, il effectue comme prévu le voyage au Pirée pour les Jeux Olympiques… le jour où se tient le referendum sur le plan Annan de réunification – rejeté par la population grecque, et une semaine avant l’accession de Chypre à l’Union Européenne. Les acteurs de la question chypriote continuent de jouer avec les symboles. Mais ce jeu, pour beaucoup, a remplacé le travail politique de longue haleine qui aurait été nécessaire pour faire surgir une solution au problème. Depuis, la question chypriote piétine à nouveau, les négociations n’avancent pas, l’île reste divisée.

Le Kyrenia sur la pièce chypriote de 10 centimes d'Euros

Le Kyrenia sur la pièce chypriote de 10 centimes d'Euros

S’il est permis de plaisanter avec la triste histoire de ce conflit et de jouer avec les anachronismes, il n’est pas étonnant que ce bateau ait sombré au large de Kyrenia. On l’a surchargé de symboles et de significations politiques. C’est d’ailleurs l’un des caractères du conflit : la liste des références au passé que nous avons croisées au cours de cette étude est vertigineuse, et pourtant j’ai cru devoir l’alléger pour ne pas encombrer mon exposé. L’épave a été providentielle pour le jeu politique. Mais si les infortunés marins du IVe siècle avaient pu mener leur barque à bon port, on aurait certainement trouvé un autre symbole. Les ruines de Salamine, elles aussi enfermées en « zone occupée » ont été l’enjeu d’un affrontement politique et archéologique peut-être plus véhément encore. Le succès du rôle qu’on a fait jouer à l’épave hellénistique est dû à son statut d’objet porteur de rêve, symbole de voyage, d’évasion, de liberté, de lien entre les humains, un symbole qui parle à tous, surtout peut-être à ceux qui restent sur le rivage, à ceux qui, brisés par le conflit, cherchent encore un point d’ancrage. Mais au-delà du symbole, le succès politique de l’entreprise repose sur les capacités techniques et scientifiques des découvreurs, sur l’art des artisans restaurateurs, le savoir des archéologues. C’est la beauté de ce travail, finalement, qu’il convient de saluer, car l’épave restaurée, prisonnière ou non, est toujours là, dans le musée-citadelle de Kyrenia, offerte à l’admiration des visiteurs. On ne peut que souhaiter qu’un jour, dans une île réunifiée, elle soit à nouveau prisée pour ce qu’elle est, un témoin du passé et de l’aventure humaine.

A gauche, le Kyrenia II voguant en mer Egée; à droite, tel qu'il est exposé au Musée de la mer à Agia Napa. Images extraites du site http://www.londonmultimedia.org/mediterraneancommunity/initiatives/styled/styled-4/A gauche, le Kyrenia II voguant en mer Egée; à droite, tel qu'il est exposé au Musée de la mer à Agia Napa. Images extraites du site http://www.londonmultimedia.org/mediterraneancommunity/initiatives/styled/styled-4/

A gauche, le Kyrenia II voguant en mer Egée; à droite, tel qu'il est exposé au Musée de la mer à Agia Napa. Images extraites du site http://www.londonmultimedia.org/mediterraneancommunity/initiatives/styled/styled-4/

Références

 

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Sites :

https://nauticalarch.org/projects/kyrenia-shipwreck-excavation/ (nombreuses photos de la reconstitution, par Susan Katsev)

 http://www.greece.org/poseidon/work/cyprus/cypro2k1.html

http://www.greece.org/poseidon/work/cyprus/ker26.html

http://www.greece.org/poseidon/work/cyprus/kyr31.html

http://www.greece.org/poseidon/work/cyprus/kyrintr2.html

http://www.kerynia.org/users/site/english/intro.html

La publication la plus sérieuse et la plus récente! Katzev (Susan Womer), Swiney (Laina W.) (eds), The Kyrenia Ship Final Excavation Report. Volume I, History of the Excavation, Amphoras, Pottery and Coins as Evidence for Dating, Barnsley, Oxbow Books, 2021, 464 p.

La publication la plus sérieuse et la plus récente! Katzev (Susan Womer), Swiney (Laina W.) (eds), The Kyrenia Ship Final Excavation Report. Volume I, History of the Excavation, Amphoras, Pottery and Coins as Evidence for Dating, Barnsley, Oxbow Books, 2021, 464 p.

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