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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Esquisse n° 69 - Sivas, 2 juillet 1993 - Récit

Publié par Etienne Copeaux sur 30 Juin 2017, 23:00pm

Catégories : #La Turquie des années 1990, #Sous la Turquie - l'Anatolie, #Répression - Justice, #Sivas

« L'islamisme fait ce qu'il veut où il veut. Les Alévis ne pourront jamais avoir confiance en l'Etat. Le 2 juillet 1993 la Turquie a été gouvernée par les djihadistes »  (Serdar Dogan)

Pour établir un récit des événements du 2 juillet 1993, j'ai utilisé comme canevas le documentaire de Can Dündar, « L'enfer de Sivas », diffusé en 2002 dans la série « O Gün » (Ce jour-là) sur la chaîne CNN-Türk. Il s'appuie sur la presse, des vidéos et des photos de la journée, et des témoignages: ceux de survivants de l'incendie (Zerrin Taspınar, poète, les écrivains Lütfi Kaleli et Ali Balkız), et ceux de deux acteurs de premiers plan à l'époque, le maire Temel Karamollaoglu et le préfet Ahmet Karabilgin. Il est disponible sur internet par ce lien.

J'ai croisé les données de ce documentaire avec de nombreux témoignages disponibles sur Internet, principalement de rescapés ou de proches de rescapés.

Cet article fait suite à « La fabrication de l'ennemi » et « L'athée Aziz Nesin ». Ces trois articles sont indissociables.

En haut, de gauche à droite: La médersa aux deux minarets (au premier plan) et la médersa Buruciye (à l'arrière-plan à gauche de la photo); la cour intérieure de la Buruciye, qui sert de cafétaria; la préfecture de Sivas; l'hôtel Madımak. En bas, vue satellitaire de la ville de Sivas, indiquant les principaux lieux de l'émeute du 2 juillet 1993. Cliquer pour agrandirEn haut, de gauche à droite: La médersa aux deux minarets (au premier plan) et la médersa Buruciye (à l'arrière-plan à gauche de la photo); la cour intérieure de la Buruciye, qui sert de cafétaria; la préfecture de Sivas; l'hôtel Madımak. En bas, vue satellitaire de la ville de Sivas, indiquant les principaux lieux de l'émeute du 2 juillet 1993. Cliquer pour agrandirEn haut, de gauche à droite: La médersa aux deux minarets (au premier plan) et la médersa Buruciye (à l'arrière-plan à gauche de la photo); la cour intérieure de la Buruciye, qui sert de cafétaria; la préfecture de Sivas; l'hôtel Madımak. En bas, vue satellitaire de la ville de Sivas, indiquant les principaux lieux de l'émeute du 2 juillet 1993. Cliquer pour agrandir
En haut, de gauche à droite: La médersa aux deux minarets (au premier plan) et la médersa Buruciye (à l'arrière-plan à gauche de la photo); la cour intérieure de la Buruciye, qui sert de cafétaria; la préfecture de Sivas; l'hôtel Madımak. En bas, vue satellitaire de la ville de Sivas, indiquant les principaux lieux de l'émeute du 2 juillet 1993. Cliquer pour agrandir

En haut, de gauche à droite: La médersa aux deux minarets (au premier plan) et la médersa Buruciye (à l'arrière-plan à gauche de la photo); la cour intérieure de la Buruciye, qui sert de cafétaria; la préfecture de Sivas; l'hôtel Madımak. En bas, vue satellitaire de la ville de Sivas, indiquant les principaux lieux de l'émeute du 2 juillet 1993. Cliquer pour agrandir

Le Festival devait se dérouler en deux temps : les deux premiers jours à Sivas, puis, le samedi et le dimanche au village de Banaz. La matinée du deuxième jour, le vendredi, était surtout dédiée aux séances de signatures, dans la cour de la Buruciye, une ancienne médersa seldjoukide. Mais, selon l'écrivaine Lütfiye Aydın, « personne ne venait, ou alors des gens qui nous agressaient verbalement : 'Qu'est-ce que vous venez faire ici... ?' C'était un piège. Finalement un policier est venu et nous a demandé de nous rassembler, on est partis sans avoir signé un seul livre. On a pris le déjeuner dans une lokanta (gargote), un groupe est passé avec des drapeaux verts, criant « Sivas sera le tombeau d'Aziz ! La république a été fondée ici, telle tombera ici ! ». On n'a pas pris ça très au sérieux, on est rentrés à l'hôtel ».

La tension monte après l'interview d'Aziz Nesin, car c'est l'heure de la grande prière du vendredi, annoncée par l'ezan, l'appel du muezzin, qui résonne sur toute la ville et en particulier à la mosquée du Fort (Kale Camii), juste à côté de la Buruciye. Autour de la mosquée, les hommes se mettent en place pour la prière. Signe que la tension était forte, un cordon de policiers avait été disposé entre la mosquée et la médersa.

A ce moment très sensible, une troupe de théâtre fait une séance de rabattage pour son spectacle, dans la cour de la médersa, parmi les stands et les visiteurs. Pour attirer l'attention, on joue du davul, le gros tambour traditionnel. Des personnes qui se préparent à la prière se plaignent. Un policier en civil intervient et ordonne d'interrompre les battements de davul « qui occasionnent une gêne pour les musulmans ». Pour les Turcs conservateurs, l'appel à la prière est le symbole non seulement de la foi, mais aussi de la nation turco-musulmane, de la synthèse turco-islamique. Un slogan ultra-nationaliste très populaire dit : « On ne fera jamais taire l'appel à la prière, on n'abaissera jamais le drapeau ». La voix de l'ezan est au même niveau symbolique et affectif que le drapeau national, d'où l'hypersensibilité des conservateurs sur cette question. En aucun cas l'ezan ne doit être troublé.

Les tracts incendiaires distribués la veille et les articles de la presse locale ont fait leur effet. Ce dernier incident met le feu aux poudres. Après la prière, vers 13h30, les hommes se rassemblent autour de la grande mosquée, elle aussi toute proche. Sur les vidéos, on voit des barbus haranguant la foule, forte à ce moment d'un millier de personnes environ. Des policiers sont présents, visiblement embarrassés, ne sachant comment intervenir ; ils suivent la foule plus qu'ils n'essaient de lui barrer le chemin ; ils sont en tenue ordinaire, sans équipement, la plupart sans casque, sans véhicule. Un drapeau américain est brûlé – peut-être en réaction au rapport Abramowitz révélé l'avant-veille (voir premier article). Les slogans apparaissent : « Sivas sera le tombeau d'Aziz ! », « Préfet, démission ! », « L'armée de Mahomet est la terreur des laïques ! », ou encore « La république a été fondée ici, c'est ici qu'elle va s'écrouler ! ». Quelques policiers casqués apparaissent également sur les vidéos.

Différentes vues de l'émeute de Sivas. A droite, la préfecture est défendue par un détachement armé, déplacé ensuite, pour peu de temps, devant l'hôtel. Photos d'archive. Cliquer pour agrandirDifférentes vues de l'émeute de Sivas. A droite, la préfecture est défendue par un détachement armé, déplacé ensuite, pour peu de temps, devant l'hôtel. Photos d'archive. Cliquer pour agrandirDifférentes vues de l'émeute de Sivas. A droite, la préfecture est défendue par un détachement armé, déplacé ensuite, pour peu de temps, devant l'hôtel. Photos d'archive. Cliquer pour agrandir

Différentes vues de l'émeute de Sivas. A droite, la préfecture est défendue par un détachement armé, déplacé ensuite, pour peu de temps, devant l'hôtel. Photos d'archive. Cliquer pour agrandir

C'est vers la préfecture que la foule se dirige d'abord : sa colère vise particulièrement le préfet Ahmet Karabilgin, qui a autorisé le festival et la venue d'Aziz Nesin. Les manifestants lancent des pierres vers le bâtiment. La police ne dispose pas de blindé ni de canons à eau.

Vers 14 heures, la foule, maintenant estimée à 3000 personnes, se dirige vers le Centre culturel où 1500 personnes, dont beaucoup de femmes et d'enfants, s'apprêtent à écouter un concert d'Arif Sag, le plus renommé des ozan d'alors. Hüsne Koray, mère de deux enfants décédés ce jour-là, raconte : « Je n'ai pas compris d'où ils venaient, des barbus, vêtus de djellabas, couverts de calottes et en babouches [la tenue de prière], ont commencé à brailler contre nous et nous lancer des pierres. Nous étions dans le jardin, nous avons fui dans le bâtiment. Ils ont tout renversé, déchiré, les livres, les affiches, les gerbes de fleurs, tout ce qu'ils trouvaient. J'ai été frappée par une pierre, j'ai perdu connaissance, je ne sais pas ce qui s'est passé ensuite. Tout ce que je sais c'est que mes petits sont morts ».

Selon Rıza Aydogmus, membre du comité d'organisation, c'est le préfet, se sentant impuissant, qui aurait demandé au maire de s'adresser à la foule. Le maire aurait alors posé ses conditions au préfet : dépose du monument aux ozan (voir articles précédents) qui vient d'être inauguré, et annulation de la suite du festival. Le préfet aurait accepté. Au cours d'une conférence de presse donnée le 5 juillet, celui-ci affirme qu'il a pris de lui-même l'initiative de déposer le monument. Toujours est-il qu'il est rapidement enlevé, mais la foule alors s'en empare et le brise (conférence de presse du préfet, Milliyet, 6 juillet).

A.S. est un policier en civil dont le témoignage a été publié par le site haberturk en 2012. Il raconte : « J'ai été appelé, je suis allé au Centre culturel, j'ai vu des gens sortir de la prière du vendredi, armés de pierres et de bâtons, avançant vers le Centre. En un instant, ils sont deux cents, cinq cents. Là, j'ai pensé qu'il allait falloir employer la force... mais les autorités ne l'ont pas voulu. Individuellement, on ne peut pas intervenir dans ce cas. On peut faire obstacle, dissuader. Mais très vite ils étaient 1000, 1500. Ils ont cassé la statue de Pir Sultan, et même une statue représentant le chien Kangal, symbole de la région. Le groupe s'est dirigé vers le bâtiment historique du Congrès du 4 septembre [1919]. Ils étaient organisés, ils suivaient un plan. Ils suivaient des leaders. Ils ont renversé la statue d'Atatürk qui est devant le bâtiment du Congrès. Ils criaient tous le même slogan : 'Sivas sera le tombeau d'Aziz !' ».

Vers 14h30 le degré de violence devient tel que le préfet demande aux services de sécurité l'intervention d'une unité militaire, qui est accordée, mais avec seulement trente-deux hommes.

Il prévient aussi par téléphone le ministre de l'intérieur Mehmet Gazioglu qui, à son tour, appelle le maire de Sivas, Temel Karamollaoglu. Celui-ci affirme, au cours de son interview diffusée par le documentaire de Can Dündar, qu'il n'avait aucun pouvoir de décision en matière de sécurité. D'ailleurs, le maire répond au ministre que le préfet exagère la menace : il s'agit seulement « de musulmans qui réagissent contre une provocation, il n'y a pas de quoi paniquer ». Le ministre, à son tour, est tranquillisé.

Lorsque le maire s'adresse finalement aux manifestants devant le Centre culturel, il est accueilli aux cris de « Temel, tu es notre héros ! » ; saluant par un « Béni soit votre combat (Gazanız mübarek olsun) », il commence par flatter la foule, assure les manifestants de sa sympathie, de la légitimité de leur colère face aux « provocations », mais leur déclare qu'ils se sont suffisamment exprimés et leur demande de se disperser. Son intervention est suivie d'effet, la foule semble se disperser, le préfet est rassuré, constatant que la majorité des gens rentrent chez eux ou retournent à leur travail.

Seize heures : moment crucial selon le documentaire de Dündar. Durant l'heure écoulée, des provocateurs relancent le mouvement de foule. Les manifestations festivalières ont été interrompues et le public, fuyant le Centre culturel assiégé et lapidé, s'est dispersé, essayant d'éviter ce qui est maintenant une véritable émeute. Aziz Nesin est à l'hôtel Madımak depuis le début de l'après-midi. La plupart des artistes invités le rejoignent.

Un groupe de jeunes, membres de troupes de semah venus se produire au festival se réfugient également à l'hôtel ; avec eux, l'étudiante hollandaise Carina. Ils étaient hébergés chez des particuliers, des parents, ou dans la maison d'hôtes du Service national des eaux (DSI). Selon Hüsne Kaya, mère des deux plus jeunes victimes, on a pensé qu'ils seraient en sécurité à l'hôtel car, jusqu'alors, l'émeute menaçait plutôt la préfecture, le Centre culturel, la Buruciye. Le quartier de l'hôtel était encore tranquille et proche de la lokanta où les jeunes avaient déjeuné. Selon Hidayet Karakus, écrivain rescapé, on pensait que les services de Sécurité créeraient un corridor pour les évacuer hors de la ville.

Or c'est vers l'hôtel Madımak que se dirige l'émeute à présent, car on sait qu'Aziz Nesin y est logé. L'hôtel, où se trouvent 70 à 80 personnes, est assiégé. La foule a grossi : peut-être 5 000 personnes vers 17h30. Une vidéo prise d'un bâtiment voisin montre clairement la présence d'un cordon de policiers et de soldats ou gendarmes disposés entre l'hôtel et la foule. Peu nombreux, ils ne sont pas spécialement équipés pour faire face à un tel rassemblement. Mais, à l'intérieur, on reste persuadé que la foule va être dispersée.

L'émeute a pris un tour plus politique et la colère va bien au-delà de la personne d'Aziz Nesin ou des festivaliers : de plus en plus, on crie « A bas la laïcité ! Nous voulons la charia ! ». C'est une émeute anti-kémaliste, voire anti-républicaine. Dans la rue de l'hôtel, un chantier de voirie en cours laisse à la disposition des manifestants un stock de pavés ; selon certaines allégations, ce matériau aurait été déposé là à dessein par la mairie. Des premiers rangs de la foule, on les lance sur l'hôtel, dont les vitres, aux étages inférieurs, sont rapidement brisées. Des individus montent sur les toits des bâtiments voisins, pour lapider les étages supérieurs. A l'intérieur, les assiégés doivent s'éloigner des fenêtres, se retirer des chambres, et se réfugient dans la cage d'escalier. Il n'y a plus aucun moyen de s'échapper ; le seul lien avec l'extérieur, pour peu de temps, est le téléphone et le fax.

Un groupe se réunit pour rédiger un appel au gouvernement. L'écrivain Asım Bezirci, 70 ans, prend les choses en mains. C'est une séance de travail calme, le texte est faxé. Puis Aziz Nesin réussit à joindre par téléphone le préfet, certains ministres, et même le vice-premier ministre, Erdal Inönü (kémaliste de gauche) ; il lui décrit la situation, lui fait entendre les cris de la foule, les bris de vitres. Inönü téléphone aussitôt au préfet de Sivas, qui lui décrit une situation rassurante : « Nous contrôlons la situation, ne vous faites pas de souci ». Ce n'est pas encore l'époque des téléphones portables, mais il existe des moyens de communication entre policiers, les services de sécurité, des talkie-walkies efficaces à l'échelle d'une ville. C'est à peine croyable, mais le préfet à ce moment, bien qu'ayant constaté que les émeutiers ne sont plus devant la préfecture, ignore qu'ils sont à l'hôtel Madımak. A cette heure, en attendant l'intervention de la police ou de l'armée qu'ils estiment certaine, les assiégés gardent leur calme, lisent, discutent, chantent, et le caricaturiste Asaf Koçak joue de l'harmonica. On rassure la seule étrangère, la jeune Carina : « Ce sont des choses qui arrivent en Turquie, te fais pas de bile! ».

En attendant les secours... Photo de gauche, Aziz Nesin (tricot rayé) et Metin Altıok (au premier plan); à droite, Asaf Koçak essaie de détendre l'atmosphère en jouant de l'harmonica; à sa gauche je pense reconnaître Handan Metin, 20 ans, étudiante en biologie à l'université du Moyen Orient à Ankara, décédée elle aussi..En attendant les secours... Photo de gauche, Aziz Nesin (tricot rayé) et Metin Altıok (au premier plan); à droite, Asaf Koçak essaie de détendre l'atmosphère en jouant de l'harmonica; à sa gauche je pense reconnaître Handan Metin, 20 ans, étudiante en biologie à l'université du Moyen Orient à Ankara, décédée elle aussi..

En attendant les secours... Photo de gauche, Aziz Nesin (tricot rayé) et Metin Altıok (au premier plan); à droite, Asaf Koçak essaie de détendre l'atmosphère en jouant de l'harmonica; à sa gauche je pense reconnaître Handan Metin, 20 ans, étudiante en biologie à l'université du Moyen Orient à Ankara, décédée elle aussi..

En attendant les secours... Les jeunes essaient de garder le sourire. Sur la photo de gauche, avec des lunettes, l'écrivaine Lütfiye AydınEn attendant les secours... Les jeunes essaient de garder le sourire. Sur la photo de gauche, avec des lunettes, l'écrivaine Lütfiye AydınEn attendant les secours... Les jeunes essaient de garder le sourire. Sur la photo de gauche, avec des lunettes, l'écrivaine Lütfiye Aydın

En attendant les secours... Les jeunes essaient de garder le sourire. Sur la photo de gauche, avec des lunettes, l'écrivaine Lütfiye Aydın

Mais Carina écrit dans son journal : « Les choses se gâtent. Nous sommes dans l'hôtel depuis un bon moment. Dehors, une énorme foule de fanatiques religieux et fascistes crient des slogans. Ils veulent Aziz Nesin, qui est là avec nous. Ils sont persuadés qu'il a diffusé les Versets sataniques. Ça va mal, je me sens mal, je ne peux même pas imaginer ce qui va arriver. Finalement on me dit que nous sommes dans une ville pleine de fanatiques islamistes. Ils braillent des slogans. Il y a des policiers. Mais je n'y comprends rien. On entend, dehors, des braillements qui enflent mais je n'y comprends rien... ». Ce sont là ses dernières lignes.

Vers 18 heures, alors que la foule est estimée désormais à 15 000 personnes, les forces de sécurité parviennent à empêcher l'accès à l'hôtel. Le maire revient pour s'adresser « en frère » à ses concitoyens : « Pour l'amour de Dieu, dispersez-vous ! Vous avez suffisamment montré votre colère ! ». Cette fois, l'appel est sans effet, bien au contraire. La foule invective « Kafir Aziz ! Aziz l'infidèle ! ». Des policiers sont là, en tenue légère, sans casque ; ils déambulent parmi la foule sans s'opposer (cf. le film Menekse'den Önce, minutes 18'-19')

Les rescapés qui s'expriment dans le documentaire de Can Dündar racontent leur horreur au moment où les choses tournent vraiment très mal. D'abord l'excitation de la foule : « Quelqu'un annonce par mégaphone que le monument aux ozan a été détruit. Nous avons entendu alors une gigantesque clameur d'approbation. Peu après, on annonce que le festival est interrompu et annulé. Nouvelle clameur de joie, comme si les gens avaient remporté une immense victoire ». Le monument détruit est amené jusqu'à l'hôtel, en trophée.

L'affaire inquiète tout de même le pouvoir central. Le général chef d'état-major Dogan Güres appelle le préfet pour lui proposer de « nettoyer cette foule de bigots ». Le préfet rétorque que ce n'est pas à lui de prendre une telle décision. Le chef d'état-major appelle alors le général commandant de garnison pour lui dire : « Tu es responsable de la vie d'Aziz Nesin ». C'est seulement à ce moment que ce général en poste à Sivas apprend la gravité de la situation et qu'Aziz Nesin est dans l'hôtel Madımak assiégé. Mais les autorités se renvoient la balle et le commandant de garnison de Sivas attend les ordres du préfet (Milliyet, 6 juillet 1993).

Alors, vers 19 heures, le cordon de policiers défendant l'hôtel est rompu. Des émeutiers pénètrent dans le lobby du premier étage, jettent le mobilier par les fenêtres sous les acclamations de la foule. Les assiégés se préparent à résister à un assaut, avec des armes dérisoires : pieds de tables, balais, extincteurs... Les jeunes, surtout, se pressent en bas et tentent de faire barrage. Le poète Erdal Ayrancı, qui a connu la prison et la torture après le putsch de 1980, impose son autorité, organise la résistance, ordonne aux femmes et aux plus âgés de monter aux étages, pensant retarder les assaillants jusqu'à l'arrivée des secours : « Peut-être qu'un ou deux d'entre nous mourront, ils vont s'en contenter et s'en iront. Ceux qui choisissent de rester en bas devront rester quoi qu'il arrive ! » Le « commissaire Mehmet », l'un des gardes du corps d'Aziz Nesin, est à la « barricade ». Il y a là également Serdar Dogan, 21 ans, comédien, et son frère cadet Serkan, 19 ans et membre d'un groupe de semah. Serdar persuade Serkan de monter pendant qu'il défend l'entrée avec les jeunes. Il ne le reverra pas vivant.

Dans la cage d'escalier, les autres assiégés s'organisent comme ils peuvent. Ugur Kaynar, barde, poète et ouvrier, est là dans sa ville natale, prisonnier. C'était la première fois qu'il acceptait de venir au festival. Son ami Bahadır Ozan Yasar, présent dans l'hôtel, raconte : « Ugur était un taiseux, il s'en fichait des célébrations, il avait été invité, il avait changé d'avis plusieurs fois, puis il s'est décidé à venir. Il a pris position dans l'escalier avec Behçet Aysan et Metin Altıok pour essayer de faire une barricade. Quelqu'un les a pris en photo : trois poètes côte à côte, dans la cage d'escalier de l'hôtel assiégé. La plus belle photo du monde. Une photo qui en dit beaucoup sur mon pays, sur le présent, sur la poésie. Avant l'incendie, je les ai vus s'éloigner de la rampe, on a un peu parlé, j'entends encore le timbre de leurs voix. Si un jour je perds la mémoire, ma plus grande crainte est d'oublier ceci, j'entendrai toujours leurs voix et leurs rires. Dans les poches d'Ugur Kaynar, on a trouvé 50 lira, un paquet de cigarettes Bafra, un porte-cigarettes, et un mouchoir brodé de ces mots : 'La dernière victoire du poète : en mourant je retourne là où je suis né, ainsi je vaincrai le désir et l'incertitude de toutes ces années' ».

Trois poètes dans un escalier: Metin Altıok, Behçet Aysan, Hasret Gültekin, tous trois décédés

Trois poètes dans un escalier: Metin Altıok, Behçet Aysan, Hasret Gültekin, tous trois décédés

Les assiégés de Madımak. A gauche, le chanteur Arif Sag; au centre, le chanteur Hasret Gültekin (décédé); à droite, l'écrivain Asım Bezirci (décédé)Les assiégés de Madımak. A gauche, le chanteur Arif Sag; au centre, le chanteur Hasret Gültekin (décédé); à droite, l'écrivain Asım Bezirci (décédé)Les assiégés de Madımak. A gauche, le chanteur Arif Sag; au centre, le chanteur Hasret Gültekin (décédé); à droite, l'écrivain Asım Bezirci (décédé)

Les assiégés de Madımak. A gauche, le chanteur Arif Sag; au centre, le chanteur Hasret Gültekin (décédé); à droite, l'écrivain Asım Bezirci (décédé)

Suite à l'intervention du général, un détachement militaire est déplacé depuis la préfecture, dont la protection est devenue inutile, vers l'hôtel : seulement quarante hommes, alors que Sivas est une des plus importantes garnisons de Turquie. Lorsque les militaires arrivent, la foule réagit très mal et les insulte par des invectives : « Allez plutôt en Bosnie ! ». Un officier supérieur s'adresse à la foule, parlemente. Le détachement se montre timide. Il est retiré bientôt, sous les applaudissements. Désormais, ces militaires vont se contenter de regarder, à distance. Selon certains témoignages, leurs fusils n'étaient chargés que de munitions d'entraînement.

A 19h50, la situation devient irréversible. Des émeutiers ont apporté des bidons de carburant. Une voiture stationnée devant l'hôtel – celle d'Arif Sag, paraît-il - est incendiée tandis que la foule hurle « Dieu est grand ! La Turquie est musulmane ! ». Le policier A.S. témoigne : « A l'hôtel, j'étais là quand des voitures ont brûlé. Il y avait cinquante à soixante policiers. Les pompiers sont venus ; des manifestants ont coupé les lances à eau. Je l'ai vu, c'était un barbu, il a coupé le tuyau. La foule n'a pas laissé passer les pompiers, les gens criaient 'N'éteignez pas les bagnoles !' Et puis le feu s'est communiqué à l'hôtel. Une deuxième voiture de pompiers est arrivée, qui a pu éteindre les voitures. Ils ont ouvert un passage pour entrer dans le lobby de l'hôtel ».

 

Serdar Dogan : « Je mentirais en disant qu'on n'avait pas peur de milliers de djihadistes qui nous assiégeaient. Mais on ne pouvait pas imaginer une telle volonté de tuer. On s'attendait à de dures bagarres, à prendre des coups, peut-être des fractures mais ils n'iraient pas plus loin pensions-nous, peut-être pour garder espoir ».

Il n'y a plus aucun espoir. Le feu a rapidement embrasé le lambrissage extérieur, les rideaux... A l'intérieur, tout est inflammable, les lambris, le mobilier en plastique ou en bois, les rideaux de nylon, la moquette. En plus des flammes et de la chaleur, les assiégés sont rapidement intoxiqués par les émanations, même – surtout - aux étages supérieurs où ils se sont regroupés. L'électricité est coupée. Ils sont dans le noir, la fumée, les gaz, ils savent désormais qu'ils vont mourir.

Esquisse n° 69 - Sivas, 2 juillet 1993 - Récit

Serdar Dogan : « J'entendais la voix de Serkan, il m'appelait, mais l'électricité était coupée, il y avait une fumée épaisse, on ne voyait plus rien. Nos cheveux brûlaient. Je cours dans tous les sens mais ma tête, mes poumons me font mal, je saigne du nez, ma bouche écume. Je ne comprends pas où je suis, j'essaie de trouver Serkan, dans toutes les chambres, je l'appelle, je l'entends qui crie 'Abi !' [grand-frère]. Sa voix est proche, je veux tenir sa main, on va mourir mais je veux qu'on meure côte à côte. J'entends encore ces cris depuis toutes ces années, 'Au secours nous brûlons !', 'Maman ! Papa', ce sont les deux gamins [Koray et Menekse Kaya, 12 et 14 ans]... Chacun court où il peut, j'entends toujours la voix de Serkan, puis je la perds. Je l'appelle, tant que j'ai du souffle, sans réponse. Et puis quelque chose est tombé d'en haut, un morceau de vitrage me blesse à la jambe. Après je ne sais plus, je ne sens plus rien, je n'entends plus rien, comme si je n'étais plus là... ». Serdar Dogan, grièvement brûlé, a été sauvé mais il a perdu son frère. Quinze ans plus tard, il a tenté d'exorciser sa peine en écrivant une pièce, Simurg.

Le préfet estime, dans son témoignage de 2002, que si une seule voiture de pompiers était arrivée au moment de l'incendie de la voiture, la situation était sauvée. Mais « il n'y a pas eu cette volonté chez les pompiers ».

Le comportement des émeutiers, désormais, est homicide. Les assiégés qui cherchent à se réfugier au dernier étage sont lapidés depuis les immeubles voisins : il est impossible de sortir. Lütfiye Aydın et son mari se disent adieu et se jettent dans le vide. Ils sont grièvement blessés, perdent conscience. Quand elle reprend conscience quelques jours plus tard, l'écrivaine ne sait plus lire ni écrire.

En suivant dans l'obscurité un filet d'air plus frais, des assiégés encore conscients trouvent une ouverture débouchant sur un puits d'aération qui sépare l'hôtel d'un immeuble voisin par un vide large d'un mètre : une fuite est possible. Mauvaise surprise : cet immeuble est le siège départemental du BBP ! Les premiers qui y parviennent sont accueillis par des menaces, des insultes, des coups. Ce sont des militants islamistes (Aczmendi) ou ultra-nationalistes (Alperen). Les assiégés sont repoussés d'où ils viennent : « Retournez cramer là-dedans ! ». Selon Rıza Aydogmus, « Si cet immeuble avait été un simple immeuble d'habitation ou de bureaux, et non le siège du BBP, peut-être que tout le monde aurait été sauvé ».

Ici se produit pourtant un étonnant sauvetage ; un homme âgé, visiblement respecté, survient derrière ces violents, les écarte et s'adresse à ceux qui tentent de s'évader : « C'est moi le responsable ici, ayez confiance, venez ! ». C'est Ahmet Yıldız, président départemental du BBP. Est-ce une lumière d'humanité qui vient à cet homme responsable d'un parti fasciste qui prêche la guerre contre les « communistes », les « gavur » et les Alévis ? Est-ce grâce à son intervention que beaucoup des réfugiés des étages supérieurs sont sauvés ? A-t-il soudainement réalisé que les choses étaient allées trop loin ? A-t-il été épargné par l'ivresse de la violence et la régression de la conscience ?

L'écrivain Hidayet Karakus raconte : « Il y avait là des Aczmendi qui nous attendaient avec des gourdins, et qui nous criaient 'Repartez, foutez le camp d'ici !' en nous insultant. Ils insultaient grossièrement Nimet, la femme du poète Ali Yüce qui était près de moi, et qui leur a répondu 'Comment peux-tu me parler ainsi, je pourrais être ta mère !'. Ils l'ont insultée encore plus grossièrement. Soudain, un homme grisonnant est apparu et nous a lancé 'Venez !'. Nous étions 31, et nous sommes tous passés de l'autre côté. Nous ignorions qu'il s'agissait du local du BBP. Nous avons été regroupés dans une pièce. Les membres présents étaient étonnés, ils ne savaient pas comment se comporter, leur premier réflexe a été de mettre les femmes dans une cuisine, car c'est un parti qui n'admet pas les femmes. Pendant ce temps des gens du même parti étaient dehors en train de caillasser l'hôtel ! (…) Nous sommes restés comme ça pendant 45 minutes. L'un des gardes du corps d'Aziz Nesin était parmi nous, il a pu téléphoner et faire venir un véhicule municipal. Avant de descendre, on a éteint les lumières de la cage d'escalier ; le véhicule, tous feux éteints, nous a menés à la direction de la Sureté. »

Le responsable du BBP Ahmet Yıldız se donne le beau rôle dans sa version du sauvetage: « J'entendais des coups de feu dehors, j'entendais la foule, j'ai mis deux personnes de garde à l'entrée de l'immeuble et je n'ai rien dit à personne, pas même à mon frère, pas même à la Sûreté. Il y avait parmi eux Arif Sag (…). Les rescapés se sont comptés, ils ont rapidement réalisé que les autres étaient restés dans l'hôtel. C'était impossible d'y retourner. J'avais sauvé 35 personnes, deux ont été envoyées à l'hôpital et j'ai confié les autres à un véhicule civil. (…) La Sûreté a manqué de clairvoyance, quelques coups de matraque auraient suffi pour disperser les provocateurs ». Mais lui-même oublie que ce sont ses propres « camarades » qui refusaient d'accueillir les fugitifs, et qui ont démontré le plus clairement leurs intentions homicides.

D'autres témoins, comme Serdar Dogan, ne mentionnent même pas Ahmet Yıldız : le sauvetage serait dû en fait au « commissaire Mehmet » qui aurait brandi sa carte professionnelle de police et aurait menacé les membres du BBP de son arme...

Sur les vidéos prises de la rue, on entend distinctement les appels pathétiques « Au secours ! » tandis que la foule hurle de joie. Dehors, lorsque la deuxième voiture de pompiers arrive enfin au pied de l'hôtel, la grande échelle est installée. Les pompiers n'ont même pas de casque ni de tenue de protection.

Le policier A.S. : « Que peuvent soixante policiers contre une foule de 15 000 personnes ? C'est là que ça a explosé. Tout ce que je pouvais faire c'est leur dire : 'Arrête, arrête !', mais personne ne m'écoutait. Le feu a pris partout. Dedans, il y avait un collègue qui protégeait Aziz Nesin. J'ai regardé derrière moi si l'armée arrivait. J'ai entendu des coups de feu, ça tirait en l'air. La foule a reculé. Quand l'incendie a été éteint je suis entré. Fumée et suie partout, pas de lumière. Je suis ressorti, on ne pouvait pas tenir cinq minutes. Alors j'ai entendu une voix sur un talkie-walkie à l'intérieur, je me suis dirigé vers la voix et j'ai vu Aziz Nesin. Son gardien m'a dit : 'On le sort de là !' On a monté les escaliers. J'ai vu des corps les uns sur les autres ».

Là se produit un des faits les plus sciemment criminels : on fait descendre Aziz Nesin par l'échelle. Mais des individus dans la foule le reconnaissent. Au pied de l'échelle se trouve un homme d'une quarantaine d'années, très agité, qui excite les émeutiers, reconnaît lui aussi Aziz Nesin et crie : « C'est lui ! Laissez-le là-dedans ! Qu'il crève cet animal ! ». La scène est parfaitement documentée par des photos et vidéos. Dans le documentaire de Can Dündar, à la 32e minute, un arrêt sur image montre très distinctement un pompier, derrière Aziz Nesin, qui le pousse dans le vide. L'écrivain, blessé, est embarqué rapidement dans une voiture et mené à l'hôpital. La photo de l'homme invectivant la foule est dans tous les journaux du lendemain : c'est le conseiller municipal Cafer Erçakmak, membre du parti Refah. Suspect numéro un, il disparaît aussitôt et échappe à la justice malgré les recherches d'Interpol. Il n'a probablement jamais quitté Sivas jusqu'à sa mort en 2011.

A gauche, Cafer Erçakmak harangant la foule; derrière lui, Aziz Nesin descend l'échelle de secours; à droite, un pompier le fait chuter volontairement, aidé par Erçakmak tandis que le pompier de gauche ricane.A gauche, Cafer Erçakmak harangant la foule; derrière lui, Aziz Nesin descend l'échelle de secours; à droite, un pompier le fait chuter volontairement, aidé par Erçakmak tandis que le pompier de gauche ricane.

A gauche, Cafer Erçakmak harangant la foule; derrière lui, Aziz Nesin descend l'échelle de secours; à droite, un pompier le fait chuter volontairement, aidé par Erçakmak tandis que le pompier de gauche ricane.

L'incendie est éteint mais trente-six personnes ont perdu la vie à l'intérieur, pour la plupart asphyxiés ; le trente-septième est le poète Metin Altıok ; grièvement brûlé, il décède cinq jours plus tard. Trente-trois des victimes sont des festivaliers, dont dix-neuf jeunes, étudiants, adolescents, enfants. Deux employés de l'hôtel ont également péri dans l'incendie, ainsi que deux des émeutiers...

Aziz Nesin ayant échappé à la foule, celle-ci se fixe un nouvel objectif, la préfecture. Le bâtiment est à nouveau lapidé. Le préfet est seul : son secrétaire général, le commandant de gendarmerie et le directeur de la sécurité sont introuvables. Le préfet appelle Ankara. A 20h40, les vitres de la préfecture sont brisées, la porte d'entrée défoncée, le préfet s'attend à être lynché. Mais dix-huit gendarmes sont dépêchés sur les lieux. Ils sont décidés, font face à la foule et petit à petit, lentement, pas à pas, la font reculer.

Devant l'hôtel Madımak, le 3 juillet 1993 au matin

Devant l'hôtel Madımak, le 3 juillet 1993 au matin

L' « événement de Sivas » est terminé. La première ministre Tansu Çiller, au pouvoir depuis une semaine, va prononcer ces mots historiques : « Grâce à Dieu il n'y a aucune victime parmi notre peuple qui était autour de l'hôtel ». Le président de la république, Süleyman Demirel, qualifie la journée du 2 juillet d' « événement isolé » dû à d' « importantes provocations qui ont soulevé le peuple. Les forces de sécurité ont fait ce qu'elles ont pu. Il n'y a pas eu d'affrontements, seulement des victimes dans l'incendie d'un hôtel ». Il paraît que Mesut Yılmaz, président du parti ANAP (droite) et premier ministre à plusieurs reprises, aurait dit : « N'exagérons rien. Il arrive qu'un match de football fasse autant de victimes ».

« Evénement isolé » pour Süleyman Demirel ! En fait, c'est un maillon d'une chaîne continue, depuis 1955 au moins, et l'on peut même dire depuis 1915. Dans une interview accordée à Gülsen Iseri en 2008, Serdar Dogan remarque très justement que la notion de « continuité de l'Etat », en Turquie, s'étend à la constante absence de fermeté vis-à-vis des massacreurs.

Un couvre-feu de deux jours est proclamé. Le lendemain, la Turquie est terrifiée. Le surlendemain, bravant le couvre-feu, les Alévis de Sivas, environ trois mille personnes, manifestent contre les bigots, les organisations islamistes, et l'inaction des autorités. Cette fois, les forces de l'ordre sont massivement présentes.

Le surlendemain encore, 5 juillet, un commando, probablement des Alévis du PKK, attaque le village isolé de Basbaglar, un village sunnite de la région de Kemaliye, département d'Erzincan. Ils rassemblent la population, brûlent toutes les maisons, l'école et la mosquée, et abattent froidement 33 hommes. La Turquie devient folle, la guerre s'accentue au sud-est ; en mars 1995, les Alévis du quartier de Gaziosmanpasa, à Istanbul, subissent un nouveau massacre. Début de 1996, le PKK tente d'exploiter la colère des Alévis en allant porter la guerre dans leur région, entre Sivas et la mer Noire. Et en juillet 1996, l'islam politique arrive au pouvoir.

Selon Serdar Dogan, les participants étaient venus confiants pour plusieurs raisons : c'était Sivas, le lieu de fondation de la république kémaliste (mais pourtant tout ne s'était pas bien passé avec la population locale en 1919...) ; l'Etat soutenait la manifestation ; des célébrités avaient accepté de venir ; et le ministre de la culture Fikri Saglar avait dit et répété qu'il viendrait inaugurer le monument aux ozan. Il n'est pas venu, et l'Etat, en réalité, n'a rien soutenu. En 2009, Serdar Dogan estimait que la leçon politique de l'événement est que l'islamisme fait ce qu'il veut où il veut ; que les Alévis ne pourront jamais avoir confiance en l'Etat ; et que le 2 juillet 1993 la Turquie a été gouvernée par les djihadistes.

Le mouvement de Gezi, en juin 2013, coïncidait avec le vingtième anniversaire de l'émeute de Sivas. Sur la place de Taksim, l'Association Pir Sultan a disposé des panneaux avec un récit de l'événement et les portraits des victimes. L'événement est-il encore connu des plus jeunes? Il y eut beaucoup de discussions autour de ces panneaux. Photos E.C..Le mouvement de Gezi, en juin 2013, coïncidait avec le vingtième anniversaire de l'émeute de Sivas. Sur la place de Taksim, l'Association Pir Sultan a disposé des panneaux avec un récit de l'événement et les portraits des victimes. L'événement est-il encore connu des plus jeunes? Il y eut beaucoup de discussions autour de ces panneaux. Photos E.C..

Le mouvement de Gezi, en juin 2013, coïncidait avec le vingtième anniversaire de l'émeute de Sivas. Sur la place de Taksim, l'Association Pir Sultan a disposé des panneaux avec un récit de l'événement et les portraits des victimes. L'événement est-il encore connu des plus jeunes? Il y eut beaucoup de discussions autour de ces panneaux. Photos E.C..

Il y eut 37 victimes. On lit souvent « 35 » ou « 33 ». Ou 37, 35 ou 33 « intellectuels ». Mais qu'est-ce qu'un intellectuel ? Une chose certaine est que trente-trois victimes avaient un point commun, sinon d'être alévi, celui d'avoir voulu participer ensemble à une fête, à une célébration d'un grand poète du XVIe siècle. Ce devaient être quatre jours pacifiques, de joie, d'amitié, de musique, de théâtre et de poésie.

37, 35 ou 33 ? Certains considèrent qu'il n'y a que 33 victimes, car victimes de leur appartenance à une communauté religieuse et culturelle, ou victimes de leur sympathie pour cette communauté, comme le plus connu, Aziz Nesin, et l'étudiante Carina. Ils ont été des cibles. Aziz Nesin, la cible désignée. Les 32 autres, quel que soit leur âge, leur art, leur notoriété ou leur anonymat, sont morts non pas par hasard mais en tant que cibles.

Souvent, les récits écartent du compte des victimes les deux employés de l'hôtel, qui sont même parfois absurdement désignés comme des « victimes civiles ». Ont-ils choisi de rester là pour défendre leurs clients ? Ou protéger le bien de leur patron ? Ont-ils eu peur de sortir face à la foule vociférante ? On ne sait. Quant aux deux assaillants décédés – certains disent par balles – on ne les pleurera pas. Pourtant leur nom a été inscrit avec celui des autres victimes, sur une plaque posée dans le lobby de l'hôtel restauré. Cela fit scandale, et de nombreux proches de victimes ont refusé, ensuite, de participer aux commémorations pour cette raison.

Le chiffre de « 33 » a été chargé de sens, puisque deux jours après l'émeute, ce sont trente-trois hommes qui ont été assassinés au village de Basbaglar. Et, en 1997, ce sont encore trente-trois des assaillants qui ont été condamnés à mort.

Car la justice est passée, sans que ses décisions ne satisfassent personne. Le lendemain de l'émeute, 35 personnes ont été arrêtées, puis 190, dont 124 ont été inculpées de « participation à un soulèvement visant à abolir la nature constitutionnelle laïque de l'Etat, et à fonder un Etat religieux ». En décembre 1994 la Cour de sûreté de l'Etat (DGM) a prononcé des peines allant jusqu'à quinze ans de prison. Ce jugement ayant fait scandale par sa clémence et sa partialité, il a été cassé. En juin 1997, le parti islamiste Refah est contraint par l'armée de quitter le pouvoir, puis soumis à une procédure d'interdiction. C'est dans ce contexte qu'en novembre 1997, à l'issue d'un second procès, trente-trois personnes sont condamnées à mort, quatorze autres à quinze ans de prison. Les peines de mort ont été commuées en prison à vie lors de l'abolition en 2002. En mars 2012, les personnes non encore jugées ont bénéficié de la prescription, ce qui a provoqué un nouveau scandale dans l'opinion publique.

 

A l'annonce du verdict de peine capitale, des condamnés font le signe fasciste du Loup gris. Photos Cumhuriyet et Yeni Yüzyıl, 29 novembre 1997A l'annonce du verdict de peine capitale, des condamnés font le signe fasciste du Loup gris. Photos Cumhuriyet et Yeni Yüzyıl, 29 novembre 1997

A l'annonce du verdict de peine capitale, des condamnés font le signe fasciste du Loup gris. Photos Cumhuriyet et Yeni Yüzyıl, 29 novembre 1997

Sources (toutes les sources sont en turc) :

Le texte (en turc) du tract djihadiste distribué à Sivas le 30 juillet 1993 se trouve sur ce site : « Sivas Katliamı öncesi ve sonrasına dair iki belge: kışkırtıcı bildiriler ve valinin itirafları » http://www.cafrande.org/sivas-katliami-oncesi-ve-sonrasina-dair-iki-belge-kiskirtici-bildiriler-ve-valinin-itiraflari/

Mahmut Hamsici, Yusuf Özkan, Sinan Onuş, « Sivas katliamının yabancı kurbanı Carina'nın hikayesi », BBC Türkçe, 2 juillet 2014. http://www.bbc.com/turkce/haberler/2014/07/140701_carina_sivas

« Sivas’ta katledilenlerden Carina Cuanna'nin günlügü », journal de Carina Thuys du 22 juin au 2 juillet 1993 (en turc), présenté par Hasan Harmancı https://www.facebook.com/notes/aleviyim/sivasta-katledilenlerden-carina-cuannanin-g%C3%BCnl%C3%BCg%C3%BC-ekleyen-sercan-%C3%B6zt%C3%BCrk-/10150092496517007/

Discours d'Aziz Nesin, prononcé le 1er juillet 1993, publié par bianet.org le 2 juillet 2015 http://bianet.org/bianet/yasam/165750-aziz-nesin-in-1-temmuz-1993-sivas-konusmasi

Interview d'Aziz Nesin avec la TGRT, 2 juillet 1993, http://www.cafrande.org/madimak-olayi-salman-rusdi-ve-aziz-nesin-tgrtnin-aziz-nesin-soylesi/

Vidéo de l'interview : https://www.youtube.com/watch?v=UOZ75G9jQ2c

Interview de Serdar Dogan, Milliyet, 29-30 juin 2003, « Sivas Katliamı Üzerine Serdar Doğan’la Söyleşi: Türkiye’nin en büyük 3. ordusu Sivas’ta, ama o gün ne hikmetse bir çatışmaya gönderilmişler », http://www.cafrande.org/sivas-katliami-uzerine-serdar-doganla-soylesi-turkiyenin-en-buyuk-3-ordusu-sivasta-ama-o-gun-ne-hikmetse-bir-catismaya-gonderilmisler/

Interview de Lütfiye Aydın, Yarınlar.net, 10 juillet 2007, « Yazar Lütfiye Aydın anlatıyor... Madımak nasıl yakıldı? », http://www.yarinlar.net/sayi-10-temmuz-2007/yazar-lutfiye-aydin-anlatiyor--madimak-nasil-yakildi.html

Özlem Zorcan, « 'O aslında Sivas'ta ölmüştü' », sur Kamber Çakır, organisateur du festival de Sivas et père de la jeune Belkıs, décédée dans l'incendie, birgün.net, 22 octobre 2007, http://www.birgun.net/haber-detay/o-aslinda-sivas-ta-olmustu-36713.html

Interview de Hüsne Koray, mère des deux plus jeunes victimes, hurriyet.com, 28 juin 2008, « İki evladını yitirmiş bir annenin hazin öyküsü », par Soner Yalçın, www.hurriyet.com.tr/iki-evladini-yitirmis-bir-annenin-hazin-oykusu-9302528

Gülsen Iseri, « Unutturmayacagız », birgun.net, 29 juin 2008, http://www.birgun.net/haber-detay/unutturmayacagiz-41457.html. Entretiens avec Rıza Aydogmus (membre du comité d'organisation), Turan Eser (écrivain), Ilhan Cem Ersen (instructeur de semah des jeunes morts dans l'incendie).

Elif Gençkal, « Çiller, Demirel, İnönü, Gazioğlu Sivas Katliamının Hesabını Vermedi », bianet.org, 1 juillet 2009, http://bianet.org:80/bianet/siyaset/115584-ciller-demirel-inonu-gazioglu-sivas-katliaminin-hesabini-vermedi

Interview d'Ahmet Yıldız, dirigeant départemental du parti BBP, par Neslihan Özaydın, « Madımak'ta 35 canı kurtaran BBP'li konuştu », haber7.com, http://www.haber7.com/guncel/haber/416683-madimakta-35-cani-kurtaran-bbpli-konustu

Murtaza Demir, « Pir Sultan’ı, Aşık Veysel, Uğur Mumcu, Hrant, Aziz Nesin, Ape Musa’yı da, bizi de istemiyorlar ! », haber.sol.org, 19 mars 2012, http://haber.sol.org.tr/serbest-kursu/pir-sultani-asik-veysel-ugur-mumcu-hrant-aziz-nesin-ape-musayi-da-bizi-de-istemiyorlar

Interview du garde du corps d'Aziz Nesin, par Adnan Gerger, « Sivas katliamında Aziz Nesin'i kurtaran polis 11 yıl önce Kılıçdaroğlu'na konuştu... », haberturk.com, 6 mai 2012, http://www.haberturk.com/gundem/haber/739944-madimakta-neler-oldu

Interview de Yeter Sivri, mère de deux jeunes filles mortes dans l'incendie, par Tülay Şubatli, « Kızlarım bir gün dönecek diye bekliyorum », 1 juillet 2012, http://www.haberturk.com/gundem/haber/755507-kizlarim-bir-gun-donecek-diye-bekliyorum

Gülsen Iseri, « Türkiye 2 Temmuz’dan Bu Yana Yanıyor », Dünyalılar, 2 juillet 2013, http://dunyalilar.org/turkiye-2-temmuzdan-bu-yana-yaniyor.html/

Interview de Zeynep Altıok (fille du poète Metin Altıok victime de Sivas), par Deniz Kartal, « Sizin Hiç Babanız Yandı mı ? », Dünyalılar, 6 janvier 2013, http://dunyalilar.org/sizin-hic-babaniz-yandi-mi.html/

Interview de Rıza Aydogmus, membre du comité d'organisation du festival, « Rıza Aydoğmuş: Madımak yanıyor hala », insanhaber.com, 2 juillet 2013, http://www.insanhaber.com/guncel/riza-aydogmus-madimak-yaniyor-hala-h17487.html

Mehmet Menekse, « İlk taş 13.45'te düştü. Sivas katliamının travması 21 yıldır sürüyor », cumhuriyet.com.tr, 30 juin 2014, http://www.cumhuriyet.com.tr/haber/turkiye/88803/ilk_tas_13.45_te_dustu.html

Interview de Hidayet Karakus, écrivain, par Ahmet Çınar, yurtgazetesi.com.tr, 2 juillet 2014, http://www.yurtgazetesi.com.tr/gundem/madimaki-yakanlar-isid-destekcisi-h55842.html

Sibel Yerdeniz, « Hani nerede yüreklerimizin yarısı ? Nerede kaldılar ? », alternatifsiyaset.net, 2 juillet 2015, http://alternatifsiyaset.net/2015/07/02/sibel-yerdeniz-hani-nerede-yureklerimizin-yarisi-nerede-kaldilar-2/ et http://t24.com.tr/yazarlar/sibel-yerdeniz/hani-nerede-yureklerimizin-yarisi-nerede-kaldilar,7000

Bahadır Ozan Yasar, « Şiir işçisi bir adam: Uğur Kaynar », evrensel.net, 5 mars 2016, https://www.evrensel.net/haber/274188/siir-iscisi-bir-adam-ugur-kaynar

« Sivas sehitleri », Alevi Konseyi, http://www.alevikonseyi.com/alevi/20/30/40/50/390.html

 

 


 


 

Parmi les plus jeunes victimes: Asuman et Yasemin Sivri, 17 et 19 ans; Koray et Menekse Kaya, 12 et 14 ansParmi les plus jeunes victimes: Asuman et Yasemin Sivri, 17 et 19 ans; Koray et Menekse Kaya, 12 et 14 ans

Parmi les plus jeunes victimes: Asuman et Yasemin Sivri, 17 et 19 ans; Koray et Menekse Kaya, 12 et 14 ans

Les victimes de l'émeute de Sivas (les deux employés de l'hôtel n'y figurent pas)

Les victimes de l'émeute de Sivas (les deux employés de l'hôtel n'y figurent pas)

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