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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Esquisse n° 17 - La mise au pas des municipalités islamistes

Publié par Etienne Copeaux sur 6 Septembre 2011, 09:23am

Catégories : #La Turquie des années 1990

[article remanié le 26 juin 2016]

 

Des chars qui défilent dans les rues de Sincan, banlieue islamiste d'Ankara. Un maire sanctionné pour avoir traité de haut les cérémonies d’hommage à Atatürk, un autre humilié par le commandant de garnison, le maire d'Istanbul Recep Tayyip Erdogan, enfin, destitué et incarcéré... Quel contraste avec la situation actuelle ! Nous sommes à l'époque du Refahyol, cette coalition menée par le parti islamiste Refah (RP) et le Dogru Yol Partisi (DYP) entre juin 1996 et juin 1997. La situation est bien différente de celle que connaît la Turquie actuelle : en 1996, les islamistes sont au gouvernement, mais il n'est pas certain qu'ils soient « au pouvoir ». La puissance de l'establishment kémaliste est alors à un sommet ; l'armée, le pouvoir judiciaire, les Cours de sûreté de l'Etat, le contrôle social, l’imprégnation de la société par les signes, icônes, rituels, sinon par les valeurs kémalistes est totale depuis le coup d'Etat de 1980. L’existence du gouvernement Refahyol ne représente que la première percée dans ce bloc puissant.

 

L’examen de trois cas de répression contre des municipalités islamistes nous permettra de voir l’interaction entre le sacré, la transgression et la sanction. Plus le signifiant (une image, une statue, un lieu, un texte) est sacré, plus la transgression est grave, et plus la sanction est lourde. A son tour, la lourdeur des sanctions renforce la sacralité. Du coup, la remise en cause des « détails » du culte kémaliste (mots, gestes inappropriés, non respect du protocole) constitue une remise en cause de la sacralité.

 

A l’époque où je recensais ce genre d’événement, je cherchais à définir le sacré, à en délimiter les contours en travaillant sur le permis, le toléré et l'interdit, sur la transgression et sa sanction. Maintenant qu’une quinzaine d’années se sont écoulées, une perspective s’est ouverte, car le pouvoir actuel, celui de l’AKP, parti islamiste et en tout cas héritier du Refah de l’époque, est aussi l’héritier des sanctionnés de 1996-1998. A cette époque, l’establishment kémaliste a mené une guerre contre le Refah. Depuis 2002, et en particulier depuis 2010, c’est la revanche. Les humiliations subies en 1996-1998 permettent de comprendre la hargne avec laquelle le gouvernement de l'AKP cherche à limiter le pouvoir de l’armée et de l’establishment.

En 1994, le parti Refah avait été le grand vainqueur des élections municipales, remportant de nombreuses villes et notamment Istanbul et Ankara. Ce pouvoir local lui donnait une assise et une pratique politique, bien qu'usées maladroitement. Puis, en décembre 1995, le RP remportait les élections générales mais avec une très faible majorité relative (21 %). Il était toutefois légitime qu'il obtienne le pouvoir, au moins sous forme d'une coalition, ce qui ne fut accompli qu'après six mois de marchandages.

 

Alors, entre islamistes et kémalistes laïcistes, une guerre a fait rage : durant la période d'exercice du gouvernement par le Refahyol, celui-ci fut harcelé, provoqué, intimidé par l'establishment, malgré la légalité du processus qui l'avait porté au pouvoir. Dans une telle situation, que les laïcistes n'ont jamais admise, les provocations réciproques étaient inévitables. Une partie de l’affrontement s'est déroulée sous la forme d'une guerre des signes : signes vestimentaires, urbains, symboles, attitudes, paroles...

 

Il est caractéristique que deux des trois affaires que je veux relater se produisent autour du 10 novembre 1996. Chaque 10 novembre, l'anniversaire de la mort d'Atatürk est une journée de deuil, non chômée ; mais en tout point du territoire national, une cérémonie protocolaire réunit les autorités autour du monument local à la mémoire du Guide. En tout point du territoire, à neuf heures cinq, heure de son décès, les sirènes hurlent et toute personne se trouvant dans l'espace public est tenue de s'immobiliser et de garder le silence. C'est un rituel qui marque profondément le calendrier de la Turquie républicaine.

 

Ce 10 novembre 1996 a été la seule commémoration du décès du Guide au cours de la période Refahyol. La journée revêtait une signification particulière pour les kémalistes, elle était l'occasion d'une immense « prière à Atatürk », d’une invocation, d’une action de grâce, d’une retrempe dans la foi kémaliste pour débuter un combat sans merci contre les islamistes. La Société pour la pensée d'Atatürk (ADD, Atatürkçü Düsünce Dernegi) avait lancé une campagne « Tous au Mausolée ! » (Anıtkabir'e bulusalım), qui a réussi : on a estimé que, ce jour-là, un million de personnes se sont rendues en pèlerinage au Mausolée d'Atatürk.

Photo Rıza Ezer, Radikal, 12 novembre 1996

Photo Rıza Ezer, Radikal, 12 novembre 1996

Une marée humaine (insan seli), une « marée d'amour » même (sevgi seli), selon les manchettes de la presse kémaliste. Le lendemain, le très kémaliste Cumhuriyet proclamait en manchette, triomphant : « Tu n’es pas mort, tu ne mourras pas ! ». En réplique, le premier ministre Necmettin Erbakan menaçait, le même jour, de saisir la justice contre l'ADD, invoquant la loi sur les réunions et manifestations. Un premier ministre qui s’en prend à une manifestation kémaliste ! La guérilla avait commencé, d'escarmouche en escarmouche, on allait doucement vers la démonstration de force de Sincan et le coup d'Etat du 28 février 1997.

 

Sükrü Karatepe, un maire qui en dit trop

 

Le 10 novembre 1996, le cérémonial connaît plusieurs accrocs. C'est chose courante, mais généralement traitée avec discrétion par la presse, tant est grande la volonté de présenter une société turque unanime dans le culte kémaliste. Il faut chercher attentivement dans Yeni Yüzyıl et Sabah, le 12 novembre 1996, pour apprendre qu'à Kartal, dans la grande banlieue est d'Istanbul, un buste d'Atatürk a été renversé ; sur le socle, peint en vert par provocation, on a inscrit : « Nous vous demanderons des comptes » (hesap soracagız). L'acte est signé de l'IBDA-C, une organisation islamiste clandestine. Dans la même localité, les vitres du local de l'ADD ont été brisées.

 

A Kayseri, le même jour, a lieu un incident qui, relaté dès le soir par les télévisions, a fait beaucoup de bruit, car son auteur est le maire RP de la ville, Sükrü Karatepe. Le matin, il a participé, comme il se doit, aux cérémonies commémoratives. Puis, il s'est rendu au congrès départemental du Refah partisi (car ce 10 novembre tombait un dimanche).

 Photo publiée par Yeni Yüzyıl, 12 novembre 1998

Photo publiée par Yeni Yüzyıl, 12 novembre 1998

Là, s'adressant aux notables et aux délégués, il se félicite de la croissance et des succès récents du parti, et presque aussitôt se plaint de la situation en porte-à-faux, par rapport à l'Etat, des municipalités dirigées par le Refah. Voici des extraits du verbatim publié à sa demande par le quotidien islamiste Yeni Safak le 15 novembre 1996 :

 

« Revenons sur les cérémonies de ce jour ; les forces qui, d'une façon ou d'une autre, dirigent la Turquie, exigent de nous certaines choses. On nous dit : “Soit vous nous ressemblez, vous vivez comme nous, et nous vous accordons [une place dans] l'Etat. Soit vous refusez, et dans ce cas c'est impossible ; dans ce cas nous sèmerons la zizanie, le trouble, l'intrigue“. Il arrive que, par obligation, nous devons nous rendre à tel ou tel endroit [pour une cérémonie officielle], mais nous nous sentons alors en état d'impiété à l'égard de notre foi, de notre nation [millet], de toutes nos valeurs. Nous le faisons à contre-coeur, mais nous y sommes bien obligés. »

 

Karatepe se livre ensuite à des considérations sur la nature du régime en Turquie : « Il existe dans le pays d’importants reliquats de l'époque du parti unique, des reliquats anachroniques, qui doivent disparaître. La situation doit changer. […] Le régime de la Turquie n'est pas démocratique. La république de Turquie est encore une dictature, elle n'est absolument pas une république démocratique. […] On la qualifie de république. Et alors ? Quelle différence ? Il y a mille et une sortes de républiques. L'URSS était une république. L'ancienne Yougoslavie, la Syrie, la Chine également. […] Il faut que cette république [de Turquie] se démocratise rapidement. En voici la condition : la volonté de la nation [millet] telle qu'elle s'exprime dans les urnes doit se refléter dans le gouvernement, dans le pouvoir central, dans la bureaucratie. Or la bureaucratie actuelle est coupée de la nation. Fréquenter les bals mondains, se retrouver à des réceptions sur les terrasses des grands hôtels, ce n'est pas refléter la volonté de la nation. »

 

Dans ce texte très intéressant sur le plan politique, Karatepe – qui est à l'origine professeur de droit constitutionnel - distingue nettement le gouvernement, qui est en principe islamiste, de l'Etat, qui est encore aux mains de la bureaucratie kémaliste, de l'armée, de l'establishment. Mais ce gouvernement est une coalition, il n'est même pas entièrement aux mains des islamistes ; c'est pourquoi Karatepe se permet d’accuser le gouvernement lui-même de ne pas refléter « la volonté de la nation ». Le mot qui désigne la « nation », d’ailleurs, dans ses propos, est millet, un mot connoté religieusement, qui dans ce genre de contexte, désigne plutôt la communauté des musulmans que la nation au sens moderne. Aussi, ce qu'il appelle de ses vœux, c'est un gouvernement totalement islamiste, qui contrôlerait également « l'Etat » et « la bureaucratie ». Sans vouloir comparer les âges historiques, n'est-ce pas ce qu'a plus ou moins réussi l'AKP, de nos jours, sachant tout de même que l'AKP n'est pas le Refah ?

 

Karatepe s'est exprimé devant ses partisans, il s'agissait d'un discours interne. Mais toute réunion politique a ses dénonciateurs, sinon ses indicateurs. Le soir même, les propos du maire de Kayseri sont rapportés par la télévision, le lendemain par la presse laïciste. Non seulement Karatepe a avoué participer aux cérémonies kémalistes à contre-coeur, non seulement il a critiqué la nature du régime, mais il a déclaré : « Musulmans, ne renoncez pas à ce qui est en vous : la hargne, le ressentiment, la haine, et la foi. C'est le devoir qui nous incombe. Cette situation doit changer, et, si Dieu le veut, elle changera légalement. Ce n'est qu'alors que la volonté de la nation se reflétera dans l'Etat et dans le gouvernement. »

 

Aux yeux des laïcistes, ce sont « des paroles incroyables » (Emin Çölasan, Hürriyet) ; c'est un appel à la charia, à la guerre civile ; c'est l'avis de Radikal, qui titre le 12 novembre : « Karatepe, idéologue de l' « Ordre juste' (Adil Düzen) » - c'est le nom de l'idéologie islamiste pronée par N. Erbakan. Dans ce quotidien, Türker Alkan joue des mots, kara signifiant « noir » : « Karatepe, Karamollaoglu, Kara Ses, c'est l'armée de l'ombre de Çiller [vice-première ministre], ce sont les sombres relations entre le sombre monde souterrain et les forces souterraines de l'Etat 1. » Rappelons que le scandale de Susurluk, qui a mis en lumière ce « monde souterrain », avait éclaté une semaine plus tôt. L’incident Karatepe se déroule alors que la tribu des Bucak campe devant l’hôpital de Cerrahpasa à Istanbul (cf. l’article précédent « Istanbul découvre les tribus »).

 

Bülent Ecevit, qui préside alors le Parti de la gauche démocratique (DSP), s'insurge dans Yeni Yüzyıl (12 novembre) : « Comment cet homme peut-il parler d’absence de démocratie alors que son parti est au pouvoir avec 21 % des voix ? » Il réclame la déposition immédiate du maire ; promptement, une instruction est ouverte à son encontre par la Cour de sureté de l'Etat de Kayseri. Mais le ministre de la Justice Sevket Kazan refuse d'intervenir.

 

Le 12 novembre, Cumhuriyet présente de larges citations du discours de Karatepe, et rappelle qu'à Kayseri, depuis 1994, il a fait fermer les gazino (débits de boissons) du site de la Foire de l'Anatolie, puis fait fermer celle-ci, qui avait été créée en 1967. Il s'était arrangé pour être à l'étranger pour ne pas participer, le 29 octobre 1995, à la fête nationale, qu’il avait à son retour qualifiée de « charlatanisme ». Le centre-droite, y compris le DYP membre de la coalition au pouvoir, réagit vigoureusement contre Karatepe ; l'ANAP accuse le Refah de « dissimuler [takkiyye] un projet de charia sous des apparences légalistes » et le président du groupe ANAP accuse Karatepe de propos anticonstitutionnels (Yeni Yüzyıl, 12 novembre).

 

Le Refah tente de contre-attaquer : selon le député de ce parti Yasin Hatipoglu, « [l'adulation pour Atatürk est telle qu'elle] navre ceux qui aiment vraiment Mustafa Kemal ; c'est cela qu'a voulu dire Karatepe », tandis que le président du groupe parlementaire Refah invoque la liberté de pensée pour défendre le maire de Kayseri (Cumhuriyet, 12 novembre). Quant à Karatepe lui-même, il s'entête ; à la mairie de Kayseri s'amoncellent les messages de soutien et se bousculent les avocats, selon Yeni Safak.

 

C'est dans ce quotidien islamiste que Karatepe fait publier, le 15 novembre, le texte intégral de son discours ; les commentateurs de Yeni Safak viennent à son secours : « Un mouvement de colère citoyenne [sivil öfke] est désormais nécessaire », écrit Ömer Çelik, qui accuse les laïcistes d'utiliser les paroles de Mustafa Kemal comme des armes pour dresser les gens les uns contre les autres : « Karatepe n’est pas à l’origine de la crise, et nous devons répondre à ceux qui essaient de créer une crise. » Pourtant, pour ceux qui contestent le culte de la personnalité, la riposte est difficile, car tout propos de ce genre tombe sous le coup de la loi sur la protection d’Atatürk, qui, le 16 novembre, est analysée dans Yeni Safak et qualifiée d’épée de Damoclès pour les opposants, rappelant que le premier ministre Menderes (destitué en 1960 et exécuté en 1961) avait déjà soulevé le problème en son temps. Selon Yeni Safak, ce jugement de Menderes : « Il existe aujourd'hui un problème avec Atatürk [Bugün bir Atatürk meselesi vardır] », resterait d’actualité. Au cours d'une interview donnée le 17 novembre à ce quotidien, puis d'une conférence de presse reprise également par Radikal, Karatepe assure ne pas vouloir retirer une virgule de ce qu'il a dit.

 

Par la suite, lors du congrès du Refah, en 1997, il se fait encore remarquer. Alors que le Refah se proclame, par opportunisme, « laïque et kémaliste », Karatepe se place lui-même en porte-à-faux et déclare : « Erbakan n'est ni laïque ni kémaliste. Moi non plus. L'atatürkisme n'est qu'un accessoire qui autorise la pratique de la politique » (Radikal, 22 août 1997).

 

Le 28 février 1997, le Conseil de sécurité nationale (MGK, c'est-à-dire l'armée) prononce son fameux ultimatum, véritable coup d'Etat. En juin, le gouvernement Refahyol est contraint à la démission. La répression ouverte peut commencer : le 9 octobre 1997, la section d'Ankara de la Cour de sûreté de l'Etat condamne Karatepe à un an de prison ferme, et cinq ans d’interdiction de vie politique, pour « provocation du peuple à la haine par la voie de la discrimination religieuse ». Le 10 décembre 1997, à Ankara, la huitième chambre de la Cour de cassation confirme le jugement, mais la peine effective est réduite à 4 mois et 26 jours de détention (Cumhuriyet, 11 décembre 1997).

 

Le dimanche 21 décembre 1997, Karatepe fait encore une apparition au congrès départemental du Refah à Kayseri. Treize mois après la fameuse incartade, c'est un baroud d'honneur pour tout le monde, puisque le Refah, à ce moment, est en passe d'être interdit. A son arrivée, Karatepe est acclamé debout, accueilli par des slogans : « Mücahit [combattant] Karatepe, Kayseri est fière de toi ! » et par la lecture d'un poème du poète islamiste Necip Fazıl Kısakürek, « De ma prison, lettre à Mehmet ». Dans son allocution, rapportée le lendemain 22 par Akit, Karatepe profère des phrases fortes : « La laïcité ne durera pas éternellement » et « Le problème de la Turquie d'aujourd'hui, c'est le kémalisme ».

 

Enfin, la peine est à nouveau confirmée à l'issue du « Procès du parti Refah » instruit par la Cour constitutionnelle (Anayasa mahkemesi), le 22 février 1998, par lequel le parti islamiste est dissout. Karatepe est incarcéré le 24 avril suivant. Il n'est revenu à la vie politique qu'en 2007 et, depuis 2016, il est conseiller du président Erdogan.

 

 

 

1 Temel Karamollaoglu était le maire de Sıvas au moment de l'incendie criminel de l'hôtel Madımak, le 2 juillet 1993, dans lequel périrent 35 personnes ; il haranguait la foule islamiste contre la présence à Sıvas d'intellectuels venus fêter le poète alevi Pir Sultan Abdal. « Kara Ses » (La Voix noire) était le pseudonyme de Metin Kaplan, un imam extrémiste qui prêchait depuis l'Allemagne.

Photo Davut Güleç, Milliyet, 25 avril 1998

Photo Davut Güleç, Milliyet, 25 avril 1998

A Sultanbeyli, une simple affaire de statue...

Une atmosphère de crise se développe. Peu de temps auparavant, fin septembre, Yeni Yüzyıl avait attiré l’attention sur le décorum ottomanisant de la ville de Sincan, près d’Ankara. Voici qu’un autre scandale touchant aux symboles éclate à Sultanbeyli, municipalité de la banlieue est d’Istanbul, voisine de Kartal. Par le biais des médias, les deux scandales s'alimentent l'un l'autre.

 

En 1994, cette municipalité d'arrondissement, qui fait partie de la métropole d'Istanbul, est passée sous contrôle du Refah, et dirigée par le maire Ali Nabi Koçak. En 1996, elle comptait environ 100 000 habitants (et près de 300 000 en 2010 !). C'était une de ces villes-champignons peuplée de migrants d’Anatolie, fuyant la guerre ou la pauvreté, pris dans un réseau de clientélisme grâce auquel ils ont pu trouver un logement ou du travail. A l'époque du Refah, Sultanbeyli, selon Cumhuriyet, ressemblait à ces « zones libérées » des années 1970, une « zone islamiste » en l’occurrence, une « citadelle du Refah ». L’état des infrastructures sociales y était caractéristique : pour 16 000 enfants scolarisés, il n’y avait que neuf écoles primaires et 352 instituteurs, mais treize mosquées, 96 mosquées en chantier, et des écoles coraniques pourvues d'internats accueillant 1800 élèves. A force d’intimidation, la vente d’alcool avait été bannie de la ville ; l’opposition démocratique gardait le silence et l’État s'était désengagé.

 

Dans ces lieux, comme à Kartal tout proche, pouvaient être commis des actes « sacrilèges » à l'encontre du culte d'Atatürk. A Sultanbeyli, la municipalité avait négligé de faire installer une statue d’Atatürk. La chose fut dénoncée et rapportée par Cumhuriyet. Acte grave car, en s’abstenant, les édiles marquent leur opposition au kémalisme, et à tout ce culte, par simple omission. Le rejet du signifiant, l’appareil d’images, n’est pas un détail ; il est un rejet du signifié, le régime dans son entier qui se réclame d'Atatürk. En imposant au pays un système d’images uniforme, le pouvoir (« l’État turc » tel qu’il a été désigné par Karatepe dans ses déclarations) imagine consolider le consensus et abolir l’opposition. Et le système d’images n’est pas non plus une accumulation de détails : il établit la sacralité et donc le contrôle et la répression des écarts.

Le système de contrôle et de vigilance qui veille au respect de la sacralité kémaliste est fait d'institutions, de personnes particulièrement zélées, et d'associations comme l’ADD, qui a signalé à Cumhuriyet l'absence de monument, absence « contraire à la législation » (hukuka saygısız), et non conforme à la loi sur la protection d’Atatürk (loi n° 5716). C'est une étonnante interprétation du droit : ainsi ce n'est pas la ferveur kémaliste, mais la loi qui contraindrait chaque collectivité turque à ériger un monument à Atatürk ! Cumhuriyet a lancé une campagne de presse sur ce « scandale ». Et c’est l’armée, carrément, qui a pris l’affaire en mains. Le général Silahçıoglu, commandant de la 2e brigade de blindés, a fait installer en huit jours une statue par ses soldats sans même recourir aux employés de la municipalité islamiste. La méthode prouve l’importance du signe pour le pouvoir. Un autre détail confirme que les dégradations sont plus fréquentes qu’on ne pense, et toujours à craindre : une faction militaire et des rondes de police sont organisées, vite supprimées toutefois à la suite de tractations entre le général et le maire.

Lors de la cérémonie d’inauguration, le 10 novembre 1996, le général aurait reçu « d’innombrables messages de félicitations et de remerciements ». Dans Hürriyet, le chroniqueur Emin Çölasan, qui qualifie Sultanbeyli de fief des « marchands de religion » (din tüccarları), félicite le général par deux fois. Yeni Yüzyıl, le 12 novembre, a procédé à une savante mise en image de l'événement. La photographie a été prise après l’inauguration ; au pied du socle subsistent les inévitables gerbes (çelenk).

Photo Cem Yorulmaz, Yeni Yüzyıl, 12 novembre 1996

Photo Cem Yorulmaz, Yeni Yüzyıl, 12 novembre 1996

Avant de déclencher, le photographe Cem Yorulmaz a attendu le passage d’un adulte et de deux adolescents devant la statue, tous trois en djellaba (cübbe), tchalvar et turban, à l’évidence islamistes, visiblement mécontents de l’installation du monument et/ou de la présence du photographe. Seule leur présence dans le champ de l’image lui donne du sens ; le cliché représente à la fois le mal et le remède, le poison et le contre-poison.

 

Dès le 12 novembre, alors que l'affaire Karatepe emplit les journaux, l’islamiste Yeni Safak réagit également à l’affaire de Sultanbeyli. En réalité, dit-il, il y aurait eu « un dialogue de sourds » entre le maire et le « maréchal » Silahçıoglu à propos de l’emplacement de la statue, une maladresse qui aurait seulement retardé l’installation du monument ; c'est une fausse crise, artificiellement provoquée. Le commentateur rappelle que la Fetih Meydanı (« place de la prise de Constantinople ») avait été renommée, sans que la municipalité ne soit consultée, en « boulevard Atatürk ». Aussi Yeni Safak pose une question pertinente : si la mairie restaure à nouveau le nom de Fetih Meydanı, doit-on s'attendre à une intervention militaire sur le district ?

 

Le 15 novembre, toujours dans Yeni Safak, Hakan Albayrak continue dans le genre ironique, dans un commentaire intitulé : « La voici, la victoire que nous attendions ! » :

 

« Depuis le débarquement [de l'armée turque] à Chypre en 1974, nous attendions une victoire. Pendant des années nous avons braillé des slogans : ‘L’armée à Bakou ! L’armée en Bosnie ! L’armée en Tchétchénie !’ Rien de tout cela ne s’est produit. Certes, nous avons fait d’innombrables incursions par-delà la frontière irakienne, qui nous ont coûté des milliards de dollars et accéléré l’inflation, mais nous n’avons pas pu prendre un seul camp du PKK. […] Eh bien un jour, un de nous chers commandants décidera de remporter une magnifique victoire sur l’ennemi : il ira investir Sultanbeyli, il vaincra l'armée des femmes voilées, l’armée des journalistes « réactionnaires », pour détruire les produits Ülker, le Kristal Kola 1 ! [...] Ô ma nation blessée, affamée, la voilà, la victoire tant attendue ! [...] Admirez la nouvelle statue d’Atatürk, et le boulevard Atatürk qui défie Mehmet le Conquérant ! Et maintenant, peuple, réjouis-toi, danse le halay ! ».

 

Yeni Safak anticipe sur la réalité. Cette « victoire sur l'ennemi » a bien eu lieu, victoire sur une autre banlieue islamiste, à Sincan, précédant de peu la mise au pas générale du 28 février 1997.

 

D’ailleurs, au lendemain de ce coup d'Etat « en douceur » du 28 février, toute la presse revient sur les provocations islamistes des mois précédents ; l'affaire Karatepe et celle de Sultanbeyli y figurent en bonne place. Par la suite, Sultanbeyli reste un lieu très sensible. Après la grande manifestation islamiste du 11 mai 1997 sur la place de Sultanahmet (Istanbul), des descentes de police ont lieu à Sultanbeyli, entre autres villes (Radikal, 14 mai 1997). Au cours de l'été de la même année, alors que le Refah a été exclu du pouvoir, les manifestants pour la défense de l'enseignement religieux sont nombreux à Sultanbeyli, où, le 23 août, la foule marche sur le siège du parti ANAP, désormais au pouvoir.

 

La tension est vive également lors de la fête de la victoire du 30 août 1997, qui est en quelque sorte la fête de l'armée. La veille, des islamistes radicaux, selon Hürriyet, font une manifestation non autorisée. Le fameux général Silahçıoglu dispose alors d'un nouveau prétexte pour resserrer le contrôle sur la ville. Il participe en personne aux cérémonies du 30 août à Sultanbeyli, devant la statue qu'il a fait lui-même poser un an plus tôt.

 

 

1 Il s'agit de marques de confiserie et de boisson sucrée qui appartiennent à des capitaux « islamistes ».

Photo Hüsnü Savas, Hürriyet, 31 aout 1997

Photo Hüsnü Savas, Hürriyet, 31 aout 1997

Les photographies publiées par Hürriyet sont comiques : sur le cliché signé Hüsnü Savas, le maire, barbu comme il se doit, en costume croisé bleu ciel, cravate blanche, a l'air embarrassé aux côtés du général et du représentant du préfet. Tous trois font face au monument, invisible sur le cliché. Le maire est gêné par la vive lumière du soleil, sa posture est gauche, il cligne des yeux, tandis que le général, élégant, droit, distingué, protégé par la visière de sa casquette, peut fixer Atatürk. Derrière ces trois notables, les seconds couteaux de la mairie semblent ne pas savoir comment se comporter. L'un d'eux a laissé sa veste entr'ouverte, grave incorrection. Derrière eux encore, on devine le détachement militaire.

Photo Oktay Apaydın, Hürriyet, 31 août 1997

Photo Oktay Apaydın, Hürriyet, 31 août 1997

L'embarras du maire est encore plus patent sur le cliché d'Oktay Apaydın (Hürriyet, 3 août 1997). Les mains derrière le dos, il regarde ses pieds, attitude qui contraste avec la rectitude et l'élégance rigide des militaires, en tenue de parade, l'épée au côté, gantés de blanc. Ce sont des images d'humiliation.

 

Les jours suivants, Sultanbeyli semble sous occupation militaire. Le vendredi 5 septembre, une nouvelle fois, une manifestation a eu lieu pour la défense de l'éducation religieuse. Les manifestants tentent de bloquer l'autoroute TEM, qui traverse Sultanbeyli, mais ils en sont empêchés par des policiers lourdement équipés, appuyés par des chiens, des blindés... et un dispositif militaire mis en place par le général Silahçıoglu lui-même, à la tête de sa division blindée (Milliyet, 6 septembre 1997). La répression judiciaire ne tarde pas : à la fin du mois d'octobre, on n'est pas étonné d'apprendre qu'Ali Nabi Koçak a été condamné d'une interdiction de vie politique pendant un an et trois mois.

 

Un « canard » ?

 

La pression militaire n'est pas terminée, et chaque commémoration officielle, avec son protocole réglé au millimètre, est l’occasion d’une crise. Mais l'épisode suivant me place dans un grand embarras. Deux quotidiens en date du 29 octobre 1997, jour de la fête de la république, rapportent un nouvel « incident » survenu à Sultanbeyli. Hürriyet, d'abord, sous le titre « Un classique de Sultanbeyli », explique que la place où a été érigée la fameuse statue serait en travaux pour remise en état des canalisations ; le chantier n’ayant pas été achevé à temps pour la fête, il y aurait là matière à scandale. Ce désordre aurait été « remarqué par des unités militaires » au moment où elles se mettaient en place pour la répétition. Alerté, le kaymakam aurait, d'urgence, fait vider les tranchées par les équipes municipales réquisitionnées, et fait mettre en place l'asphalte, quinze minutes avant la cérémonie. La mise en scène musicale de la fête aurait été promptement modifiée : au lieu de musique ottomane, les haut-parleurs se sont mis tout-à-coup à diffuser la Marche du Xe anniversaire, la marche de Harbiye et diverses autres marches militaires au moment même où les militaires se mettaient en place. Enfin, au cours de la cérémonie protocolaire, le général n'aurait pas adressé un seul regard au maire, et ce dernier aurait laissé sa veste déboutonnée. Une telle relation, très détaillée, circonstanciée, passe pour vraie, d'autant qu'elle est dans le ton des événements précédents et dans les manières des acteurs (« Sultanbeyli Klasigi », Hürriyet ;, et « Sultanbeyli'de Bayram », Milliyet, 29 octobre 1997).

 

Or Milliyet, le même jour, rapporte le déroulement de la fête à Sultanbeyli, mais ne fait pas mention des travaux. Simplement, le commandant de la place, inspectant préalablement les lieux, se serait plaint d'un manque de propreté et aurait fait ramasser les papiers qui traînaient. L'article est illustré d'une photo, qui peut dater de n’importe quand, d'un militaire hissant le drapeau derrière le socle de la statue. Comme dans d’autres cas, c’est une scène de reconquête d’un territoire qui aurait temporairement échappé à l’État (cf. l'article « D'Iwo Jima à Gaziosmanpasa, images de drapeaux »).

 

La fête nationale est le 29 octobre. Les cérémonies protocolaires ne sauraient avoir lieu la veille. Généralement, quelques jours auparavant, a lieu une prova, une répétition du défilé militaire, à laquelle il serait étonnant que le maire assiste. Les journaux, vendus le matin du 29 octobre, ne peuvent faire état d'un événement survenu le jour même. J'ai d'abord cru à une erreur de date de ma part. Mais l'article de Hürriyet est dans les archives du journal sur Internet, effectivement daté du 29 octobre 1997. Avons-nous affaire ici à un « canard », un fait inventé pour la circonstance par deux quotidiens apoletli, comme on dit en Turquie, « aux ordres » ? Hürriyet et Milliyet, avec Sabah, à cette époque, s'en sont pris au Refah avec une hargne particulière. Avons-nous ici un exemple de nouvelle fabriquée sur ordre du bureau de presse de l'armée ? Pour l'instant il m'est impossible de trancher.

 

L'incident du 29 octobre, authentique ou non, révèle la capacité de l'armée et de la presse à créer un événement à partir de presque rien. Tout est pris en compte pour faire scandale : l'état de propreté du lieu, qui, sacralisé par le monument, doit être parfait ; la tenue et le maintien des acteurs, qui doivent prendre modèle sur la rectitude militaire ; l'environnement sonore, qui doit être républicain sans ambiguïté (sur le langage politique de la musique cf. « Beethoven kémaliste ». Le moindre écart par rapport aux règles du cérémonial fait scandale, car ces cérémonies sont à proprement parler religieuses, et, comme le montrent de tels « incidents », elles sont normatives. Elles servent à détecter les attitudes politiques non conforme, et sont prétextes à répression 1. Mais commettre de tels écarts, qui semblent parfaitement bénins aux yeux des étrangers, s'abstenir de participer à une cérémonie sous divers prétextes, ou encore omettre de citer Atatürk dans une allocution sont autant d'actes d'opposition, de critiques obliques du kémalisme et des kémalistes. Ce sont des actes politiques signifiants et sérieux.

 

Aujourd'hui, ce langage politique évolue en même temps que les rapports entre le gouvernement et l'armée. Seul le temps nous dira si l'évolution est sans retour.

 

J'ai évoqué deux cas de mise au pas municipale sur trois annoncés. Le troisième sera le sujet d'un prochain article. Il est différent, par la personnalité et le devenir du principal acteur, Recep Tayyip Erdogan ; par l’époque, car il se situe après la chute du gouvernement Refahyol ; et par la circonstance, qui n'est pas liée à une commémoration kémaliste.

 

 

 

1 Par exemple le 10 novembre 1996 Necmettin Erbakan a fait scandale en allant inaugurer, en ce jour sacré, une fabrique de soda à Beyazpazar, près d'Ankara. Il aurait déclaré : « On ne fête pas Atatürk en palabrant et en braillant (bagırarak) dans les rues, mais en créant des entreprises et en développant le pays. » (Cumhuriyet, 11 novembre 1996).

Références et articles connexes :

 

 

Verbatim des propos tenus par Sükrü Karatepe, Yeni Safak, 15 novembre 1996.

 

Copeaux (Etienne), Esquisse n° 4 - « Beethoven kémaliste » http://www.susam-sokak.fr/article-esquisses-sur-la-turquie-des-annees-1990-beethoven-kemaliste-53657755.html

 

id, Esquisse n°16 « Istanbul découvre les tribus » http://www.susam-sokak.fr/article-esquisses-16-istanbul-redecouvre-les-tribus-80513457.html

 

id, Esquisse n° 19 - « Erdogan destitué et incarcéré » http://www.susam-sokak.fr/article-esquisse-n-19-erdogan-destitue-et-incarcere-1998-1999-86268686.html

 

Marcou (Jean), « Turquie, l'autre 'victoire' de la fête de la Victoire », ovipot.org, 30 août 2011, http://ovipot.hypotheses.org/6522.

 

Martin (Cilia), Girardot (Clément), Chauvel (Brian), « Sultanbeyli, terre sainte de l'AKP ? », Observatoire Urbain d'Istanbul, http://oui.hypotheses.org/358 (juin 2011).

 

Massicard (Elise), « Sultanbeyli, une périphérie politique ? », http://ovipot.hypotheses.org/5682 (10 juin 2011).

 

Pınarcıoglu (Melih), Isik (Oguz), « Not Only Helpless but also Hopeless : Changing Dynamics of Urban Poverty in Turkey, the Case of Sultanbeyli, Istanbul », European Planning Studies, vol. 16, n° 10, pp. 1353-1370, 2008.

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