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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Malazgirt 2017, un avenir fait de passé

Publié par Etienne Copeaux sur 10 Février 2019, 17:44pm

L'ensemble du discours historique ou pseudo-historique portant sur Malazgirt a été délivré à la population durant des décennies : d'abord résolument kémaliste, puis glissant progressivement vers la synthèse turco-islamique (voir les deux articles qui précèdent, 71 et 72). Il s'agit d'un discours imprégnant la société toute entière, à propos duquel existe un consensus national comme c'est le cas en France à propos de Vercingétorix, Clovis, Jeanne d'Arc, etc., même si ces héros et leurs mérites sont périodiquement « revisités » par l'histoire sérieuse. Nous connaissons l'usage politique de Jeanne d'Arc ou de Charles Martel. Il n'est pas étonnant que Malazgirt et son héros Alparslan soient également le support d'une récupération politique.

Image publiée par le quotidien Milliyet le 26 août 1971, à l'occasion du neuvième centenaire

Image publiée par le quotidien Milliyet le 26 août 1971, à l'occasion du neuvième centenaire

La préparation subie par la population durant des décennies, par l'entremise de l'école, de la mosquée, du discours politique, a fait du sultan Alparslan un héros porteur de valeurs nationales et humaines, une figure assez connue et puissante pour devenir un « idéal du moi ». L'aspiration profonde de chacun, surtout dans l'enfance, est que son moi rejoigne un tel idéal, se fusionne avec lui. Telle est l'immense part d'affect contenue par ce genre de mythe historique, d'autant que ce récit aura été reçu « à l'âge de l'audition émerveillée » (Ramnoux 1971).

Lorsqu'un politicien fait appel au savoir partagé des connaissances scolaires, il est immédiatement compris ; aucune explication n'est nécessaire. Destinateur et destinataires sont en phase, le discours est phatique, c'est-à-dire qu'il n'énonce rien de nouveau, sa seule utilité (mais combien importante) est de maintenir le contact. En l'occurrence, il établit et prolonge l'accord entre le président et la nation, un président annoncé, à Malazgirt en 2017, comme étant l' « homme de la nation, la forte voix des opprimés, la libre voix des sans-voix, l'espoir des millions de personnes qui tire sa force de notre nation, le garant de notre unité, de notre concorde, de notre fraternité ». Ainsi celui qui vient à Malazgirt célébrer l'idéal-du-moi Alparslan se pose lui-même en idéal du moi.

Autant que phatique, son discours est pertinent (Sperber, Wilson, 1989), au sens où il s'adresse à un public connaissant parfaitement son contenu, ses valeurs, qui les a faites siennes et qui le font émotionnellement vibrer, avec le supplément d'aide apportée par la scénographie qui redouble le discours par le son et l'image, et lui donne de l'emphase : l'efficacité politique du discours est alors maximale.

Concours de confection de drapeaux à Elaziğ. Photo Milliyet 30 octobre 2016

Concours de confection de drapeaux à Elaziğ. Photo Milliyet 30 octobre 2016

Bünyamin et les portes de l'Anatolie

C'est au tréfonds de chacun qu'on peut mesurer les effets durables du discours scolaire. Mais les enseignants sont bien placés pour cela, à condition qu'ils soient capables de la distance critique nécessaire – critique du discours historique, critique de leur propre enseignement. En 2017 m'est parvenu un témoignage amusant et touchant d'une professeure enseignant l' « histoire nationale » en première année de collège à des enfants de dix-onze ans, dans une petite ville de province. « Ne me demandez pas ce que l'histoire peut avoir de national, écrit-elle, ironique. Du moment que notre grand Etat trouve cela bien, allons-y ».

Au dernier rang de sa classe se trouve Bünyamin, qui s'ennuie à mourir et dort le plus souvent. Ses parents vendent des légumes au marché, et lui-même, lorsqu'il n'est pas à l'école, vend des oranges et des citrons dans la rue.

L'institutrice raconte : « Chacun sait qu'un des sujets les plus importants de l''histoire est : quelle est la plus importante conséquence de la bataille de Malazgirt ? Vous connaissez la réponse, évidemment : la bataille a ouvert les portes de l'Anatolie aux Turcs. C'est du moins ce que nous apprend cette histoire nationale. La réponse de Bünyamin a été l'une des plus marrantes que j'aie pu entendre dans ma vie de prof. Je pensais que Bünyamin dormait sans arrêt mais en réalité, il écoutait la leçon en cachette, il mêlait le contenu à son monde de rêves d'enfant. Sinon comment aurait-il pu écrire cela ? Voilà ce qu'il a répondu :

A l'époque nous les Turcs nous n'étions pas ici, je ne sais pas où nous étions mais nous étions à cheval quelque part, et on se déplaçait ici ou là. Ici [en Anatolie], il y avait quelques habitants, des Rum, des Arméniens mais je ne sais pas ce que c'était. On me l'a dit mais j'ai oublié. A ce moment les Byzantins n'étaient pas tellement unis et ils avaient mis partout des portes. Mais alors de grandes, graaaaandes portes. Comme les Turcs n'avaient nulle part où aller, ils jetaient un coup d'oeil chaque fois qu'ils le pouvaient quand des portes étaient ouvertes : Ça a l'air pas mal ici, si on s'installait ? Mais bien sûr les Byzantins n'ont pas voulu. Les Turcs sont venus et ils ont frappé à la porte, comme des gens bien éduqués. Mais personne n'a ouvert. Alors, eh ! Alparslan a rassemblé les Turcs, Allez mes braves, il les a menés devant les graaaandes portes et ils les ont défoncées, je crois bien qu'ils avaient même des béliers. Et voilà, depuis ce jour nous sommes là. On est devenus voisins avec ceux qui fermaient les portes”.

Evidemment j'ai donné le maximum, 100 points, à la copie de Bünyamin. Il n'y avait qu'un gamin comme lui qui pouvait expliquer si joliment comment les portes se sont ouvertes ».

Le monument commémoratif de Malazgirt, symbolisant "les portes de l'Anatolie". Au fond, le mont Süphan. Photo publiée sur le site http://www.30nisan.com le 25 août 2017

Le monument commémoratif de Malazgirt, symbolisant "les portes de l'Anatolie". Au fond, le mont Süphan. Photo publiée sur le site http://www.30nisan.com le 25 août 2017

Malazgirt, réponse au centenaire de 2015 ?

L'histoire de la redécouverte de Malazgirt par le nationalisme a été étudiée par Doğan Gürpınar (2012, disponible en ligne) qui voit un lien, dès le début du XXe siècle, entre cette redécouverte et la perte des territoires de Roumélie en 1912. Il analyse patiemment comment le mythe de Malazgirt s'est façonné, à la fois dans les milieux nationalistes et parmi les historiens, jusqu'à la vision kémaliste, puis ce qu'il appelle la « réconciliation entre le nationalisme et l'islam », c'est-à-dire l'idéologie de la synthèse turco-islamique, au cours des années 1970.

Gürpınar estime toutefois que l'idéologie de la synthèse, qui avait été forgée dans les conditions de la guerre froide, est devenue obsolète avec la fin de celle-ci, et la célébration de la conquête de Constantinople aurait effacé le souvenir de Malazgirt. C'est sans doute vrai au moment où écrit Gürpınar, mais il semble qu'Erdoğan et ses conseillers soient décidés à modifier la perspective. En effet, si l'anniversaire de la Fetih a atteint une solennité extraordinaire, Erdoğan a trouvé dans la bataille de Malazgirt une occasion d'insister sur l'idée de la possession pleine et entière de l'Anatolie par les Turcs, et de réaffirmer la légitimité de la « nouvelle patrie turque » par l'islam. La synthèse turco-islamique en réalité n'est pas morte, et Erdogan en est un pur produit. Le centenaire du génocide de 1915 et le malaise éprouvé par les Turcs n'est peut-être pas étranger au renouveau du souvenir de Malazgirt.

L'historien Mehmet Alkan revient également sur l'histoire de la célébration dans un article publié le 26 août 2017. Du vivant de Mustafa Kemal, écrit-il, la date du 26 août n'évoquait que la Grande offensive (Büyük Taarruz) contre l'armée grecque en 1922 ; de même, la Fetih de Constantinople (1453) était délaissée au profit de la date de l'évacuation d'Istanbul par les armées d'occupation (6 novembre 1923). L'intérêt pour Malazgirt aurait été revivifié dans les années cinquante, tant dans les cercles nationalistes qu'islamistes. Mais c'est surtout après le coup d'Etat militaire de 1971, et à l'occasion du 900e centenaire de la bataille, que l'intérêt est allé croissant. Cette année-là, les fondations d'un monument à Alparslan sont posées à Malazgirt, et le 26 août s'y rendent le président Cevdet Sunay, une partie du conseil des ministres, et de hauts dirigeants de l'armée. Le discours du président est essentiellement « turquiste » ; la victoire, affirme-t-il, est la consécration du caractère « éternellement turc » de l'Anatolie (Anadolu Türklüğünü ebedileştirmesi).

Par la suite, l'événement est progressivement oublié, jusqu'à sa célébration, dans un caractère musulman cette fois, par le premier ministre islamiste Necmettin Erbakan en 1996. En 2017, Erdoğan préside la première grande célébration, qui, promet-il, sera suivie par un événement régulier, chaque année, jusqu'à une commémoration grandiose lors du millénaire en 2071. Jusqu'à présent, en 2017 et 2018, Erdoğan a tenu parole.

La foule lors du meeting pour la commémoration de Malazgirt, 26 août 2017

La foule lors du meeting pour la commémoration de Malazgirt, 26 août 2017

Malazgirt 2017, la scénographie

La fête de Malazgirt se déroule en plein air dans un espace assez vaste pour accueillir plusieurs dizaines de milliers de personnes. Le public fait face à une profonde scène où peuvent prendre place, durant le discours du président, des dizaines de personnages costumés en soldats de toutes les époques, représentant les « seize Etats turcs de l'histoire ». Ces figurants moustachus, casqués et armés, immobiles, font également partie de la scénographie des réceptions du palais présidentiel. Le fond de scène est tendu de portraits géants d'Alparslan et de Mehmet II le Conquérant (Mehmet Fatih), le vainqueur de Constantinople.

A gauche du public, une rangée de tentes abrite les hôtes d'honneur : une dizaine de ministres, le président de l'Assemblée, les chefs d'état-major des quatre armées, le chef d'état-major général, et bien sûr le président Erdoğan. Une telle présence, en terre kurde, pose des problèmes de sécurité. Les agents en civil sont partout, très nombreux, et le président est accompagné par une garde rapprochée et un garde du corps qui le suit comme son ombre.

La cérémonie commence par un show de mehter, la clique de musique militaire ottomane très en vogue dans les manifestations conservatrices depuis un demi-siècle. Ils entonnent la Marche de Malazgirt, dont le refrain est simplement « Ya Allah ! Bismillah ! Allahüekber ! ». D'emblée, la manifestation est placée sous un signe religieux autant que militaire. Un maître de cérémonie appelle à la tribune, un par un les invités : ministres, généraux, et président du BBP (Parti de la grande union), le plus raciste des partis, Mustafa Destici, l'homme qui préconise en février 2019 l'expulsion de tous les Arméniens de Turquie. Il n'est pas là par hasard, car cette cérémonie participe de l'entreprise négationniste. Erdogan entre en scène en dernier, salue la foule, se laisse acclamer, avant que tous quittent l'estrade pour se rendre à l'abri des tentes. On observe un instant de silence « en l'honneur de Gazi Mustafa Kemal et des martyrs ». Ainsi sont préservées les apparences : Atatürk (ce nom n'étant jamais prononcé) est toujours là, toujours honoré, mais au cours des allocutions, il sera remis à sa place, parmi les autres héros et seulement parmi eux. Puis, comme il se doit, le président, les invités, la foule chantent ensemble l'hymne national dont le premier mot est « Korkma ! N'aie pas peur ! ».

On projette ensuite un film qui relate le mythe grandiose de l'avancée des Turcs vers l'Anatolie, vers l'Ouest, vers Istanbul, leur résistance face aux envahisseurs de 1912-1922, enfin la résistance d'une partie de la population à la tentative de coup d'Etat du « 15-Juillet » [2016], désormais ligne de fuite de l'horizon historique proposé par Erdogan et son parti.

La cérémonie ne peut commencer sans une lecture du Coran, qui dure dix longues minutes, précédant encore un ennuyeux documentaire sur l'Association des archers (Okçular Vakfı) qui est l'une des organisatrices de l'événement.

Après trente minutes de patience, le premier orateur est Haydar Ali Yıldız, député (AKP) d'Istanbul, président de l'Okçular Vakfı, devenu ensuite (2018), conseiller principal du président. Il est suivi par le vali (préfet) de Muş (Mouch) Aziz Yıldırım, le ministre de la jeunesse et des sports Osman Aşkın Bak, enfin le chef d'état-major général Hulusi Akar, vedettes américaines de la prestation présidentielle.

Ces quatre interventions sont extrêmement stéréotypées et pourraient être fondues en une seule. Les quatre orateurs, et le cinquième, Erdoğan, sont en fait des instituteurs. Chaque auditeur et chaque Turc sait d'avance ce qui va être dit. Chacun peut les comprendre, même le petit Bünyamin.

Les orateurs s'inscrivent dans une « géographie », comme ils le disent eux-mêmes. « La Turquie » est vue comme une entité politique et historique dont l'assise est « l'Anatolie ». Mais, comme dit le général Akar, « Nous avons changé la géographie de l'Anatolie ! ». Car l'Anatolie est désormais musulmane, elle n'est plus « l'Orient » (c'est le sens du mot Anatolie en grec) de l'empire byzantin : elle est au centre d'une nouvelle carte mentale, d'un monde ottoman à venir, s'étendant « de la Mecque à l'Asie centrale, de Jérusalem à l'Andalousie ». Ce dernier trait, surprenant, est un relent de la « thèse d'histoire » atatürkiste, selon laquelle Tarık, le conquérant de l'Espagne, étant un Berbère, « était donc turc », comme l'affirme le manuel d'histoire de 1931. Haydar Ali Yıldız, qui a dû être un bon élève, laisse échapper également que « nous sommes ici depuis des millénaires », autre relent de la thèse atatürkiste selon laquelle les Hittites étaient des Turcs.

La vision de l'histoire est une marche des Turcs vers l'ouest, « courant de victoire en victoire » ; victoires non seulement militaires (zafer) mais également et surtout religieuses. Ce sont des pays que les Turcs « ouvrent à l'islam », sens premier du mot Fetih qui désigne en particulier la prise de Constantinople (1453). L'inclusion de la bataille des Dardanelles (1915) dans cette série peut surprendre, mais cette longue résistance des Ottomans contre les Alliés (tous gavur, « infidèles ») prend couramment un sens musulman en Turquie. La fin de cette histoire n'est plus la guerre de libération (1919-1922) menée par Mustafa Kemal contre les armées d'occupation, mais l' « épopée » du 15 juillet 2016, la résistance de la foule contre la tentative de coup d'Etat. Tous ces événements, y compris le 15-Juillet, sont des fetih, des victoires de l'islam. Aussi, affirme Yıldız, « nous sommes une civilisation de Fetih et de combat ». Tous les « martyrs » tombés lors de ces batailles, y compris en 2016, étaient, assure le général Akar, animés par « l'esprit de Malazgirt ».

Malazgirt est le lieu et moment de rencontre entre une terre, un peuple, une foi. Sans les Turcs, l'Anatolie n'est rien. Elle ne vaut aujourd'hui que parce que « [les Turcs] y ont apporté la justice, la bonté, l'amour, la morale, la paix, la fraternité, la science, le savoir, la sagesse, l'esprit d'unité » (H.A. Yıldız). Le général Akar, dans son allocution, y ajoute « la tolérance ». Les non-musulmans et les musulmans non sunnites de Turquie apprécieront.

Malazgirt 2017, un avenir fait de passé
Malazgirt 2017, un avenir fait de passé
Malazgirt 2017, un avenir fait de passé
Malazgirt 2017, un avenir fait de passé

Les mots et les images

Le caractère répétitif des allocutions n'est pas le produit d'une négligence dans la communication présidentielle. Il faut marteler, asséner avec des mots du quotidien, des idées simples. Theodor Adorno, dans son pamphlet Le Jargon de l'authenticité (1965), met l'accent sur ce procédé, qu'il abhorre, celui du jargon, du boniment, qui « élève au ciel le mot de tous les jours », « comme si la bénédiction était immédiatement composée d'en haut dans le mot lui-même ». Ainsi « le non-vrai se convertit de lui-même dans l'enflure ». Pour reprendre ses termes, Erdoğan et les autres orateurs profèrent « des messages qui veulent faire savoir que tout ce qui est dit vient du tréfonds du sujet parlant et que cela est soustrait à la malédiction de la communication superficielle ».

Ces mots en état d' « ascension céleste » sont prononcés avec emphase, détachés du sens ordinaire par tous les procédés oratoires disponibles : le ton du sacré, l'accentuation, la répétition, les pauses, la gestuelle et l'attitude corporelle. Les plus forts sont « esprit » et « conscience », l'esprit de Malazgirt et la conscience turque, qui, au long des siècles, tissent un lien, unissent, rendent identiques les événements et en font des jalons d'un processus unique. C'est pourquoi les mots « même, identique, éternel, continu, permanent, durer, rester », exprimant la continuité de cet esprit et de cette conscience, reviennent sans cesse, semblant prouver leur existence. Par l'énoncé de ces mots, « le Turc » n'aurait pas changé au cours des siècles, il transporterait avec lui, éternellement, les mêmes valeurs : c'est aussi ce que ressassent les manuels d'histoire.

Alors, peut-il exister des éléments de nouveau, de renouveau, dans l'histoire turque, malgré la force de ces éléments de permanence ? Oui, car à chaque confrontation, « l'esprit turc » doit se renforcer, relever un défi, se renouveler pour vaincre. Une image fréquente est celle du cheval qui se cabre (şahlandırma), associée à des mots-outils comme « à nouveau, renouveau » (yeniden), « renaissance, retour à la vie » (diriliş). Ce thème donne plus de valeur aux héros, qui font accéder leur peuple à une nouvelle vie : Alparslan, Mehmet II, Mustafa Kemal, et bien sûr, implicitement, Erdoğan.

Pour que l'esprit et la conscience turques puissent rester permanentes et fortes, des vertus sont nécessaires, en premier lieu l'unité, la puissance, la force vitale, exprimées par le vieux slogan datant des années 1980 « Unité et concorde » (birlik ve beraberlik) et les mots qu'Erdoğan fait répéter par la foule : « Bir, iri, diri ! ». Ces deux slogans sont de bons exemples du recours aux assonances et rimes, auxquelles la langue turque, caractérisée par l'harmonie vocalique, se prête à merveille : diri/iri (vivants et forts) ; istiklâl/istikbal (la libération et l'avenir) ; ilim/bilim (la connaissance théologique et la science) ; soydaş/dindaş (frère de race et de religion) ; dönmek/ölmek (abandonner ou mourir) ; adalet/merhamet (justice et bonté), etc. Le tout a des résonances soit scolaires, soit religieuses, soit patriotiques, le plus souvent les trois à la fois, tant les discours s'interpénètrent et se nourrissent l'un l'autre.

Ces termes caractérisent, idéalisent les Turcs, et d'autres décrivent l'action : essentiellement « ouvrir les portes », image très forte qui reste même dans la tête des cancres, comme on l'a vu ; et l'image du levain (maya) fécondant la terre d'Anatolie qui ne serait rien sans les Turcs. Le tout est sanctifié par les mots qui font gonfler la poitrine, « drapeau, patrie, nation, Etat », assortis du mot tek, « un seul, unique », sans quoi ils ne vaudraient rien. Et sanctifié bien sûr par les éléments du religieux, des images (le drapeau vert d'Alparslan), des mots, des formules (bismillah), un slogan associé à un geste (rabia). « Celui qui se tient derrière ses mots, à la manière de mimiques, est assuré contre toute suspicion sur ce qu'il fait au moment même : qu'il parle pour les autres et pour les embobiner sur quelque chose » (Adorno).

Un drapeau géant circule sur la foule des auditeurs

Un drapeau géant circule sur la foule des auditeurs

L'irrépressible besoin de légitimation

 

Ces mots définissent les thèmes, ils constituent la charpente des discours, et dressent les contours de la signification de cet événement du XIe siècle dans l'esprit des tenants du pouvoir.

J'ignore si le petit Bünyamin est représentatif, mais son témoignage montre que le thème des portes de l'Anatolie est très frappant dans un esprit enfantin, et peut laisser des traces dans celui des adultes. Introduisant et confirmant l'idée (historiquement juste) que les Turcs, en tant que puissance militaire et politique, sont arrivés au onzième siècle, le discours sur Malazgirt crée une tension avec le discours historique kémaliste antérieur, pour lequel les Turcs sont arrivés en Anatolie (et dans le monde entier) à l'époque néolithique. Or ce récit kémaliste n'a jamais été réfuté ouvertement, sacralisé qu'il est par l'aura d'Atatürk. Cette tension est reflétée, comme on l'a vu, par des « lapsus » commis par certains orateurs qui précèdent Erdoğan.

On pourrait penser qu'il s'agit d'un recul du narcissisme turc, car, pour légitimer l'existence de la Turquie, le pouvoir ne cherche plus à arguer d'une présence en Anatolie antérieure à celle des Arméniens et des Grecs. Admettre l'arrivée au onzième siècle détruit cet argumentaire, qu'il faut remplacer par un autre.

Il faut donc que le franchissement des « portes » soit accompagné d'un apport censé profiter à l'Anatolie pour le coup idéalisée, presque divinisée. Le récit historique doit faire une pirouette et plier le temps, se faire, si j'ose dire, anté-rétroactif. Car Alparslan à cette occasion « offre une patrie aux Turcs », « nous offre notre patrie éternelle ». Les Turcs créent l'Anatolie, dont l'origine grecque du nom est d’ailleurs oubliée. La légitimité de la création de cette « nouvelle patrie » n'est pas la vacuité du territoire, elle est dans ce que les Turcs y apportent, de façon qu'ils surpassent évidemment les autochtones. La supériorité militaire ne fonde pas la légitimité. Si les Turcs défont les Grecs, c'est pour le bien de ceux-ci, et celui des Arméniens (non nommés), puisqu'ils sont sensés apporter la civilisation, la justice, la paix et la tolérance ! C'est un raisonnement proprement renversant si l'on a en tête 1915. Mais il est certain que les orateurs, et les Turcs, ont eux aussi en tête 1915, ce que prouve ce constant et irrépressible besoin de se légitimer.

D'où le thème du levain (maya) et de l'esprit (ruh, suur) apportés à l'Anatolie par les Turcs : « L'Anatolie a bénéficié de notre esprit, de notre héritage culturel, civilisateur, spirituel » (H.A. Yıldız) ; « Depuis ce jour [1071], l'Anatolie est devenue la patrie de notre nation qui bénéficie pour toujours d'un bien-être grâce à notre amour, notre fraternité, notre unité, notre indivisibilité » (général Akar). Si le chef d'état-major reconnaît que « de tout temps l'Anatolie a été berceau de civilisations », désormais, grâce aux Turcs, elle voit naître une civilisation supérieure encore, « une civilisation turque qui a apporté à tous la paix, la tolérance, la justice ».

Mais c'est l'ouverture de l'Anatolie à l'islam qui procure la justification suprême, la légitimation la plus valide de la conquête militaire. Si le mot djihad n'est pas prononcé, c'en est bien un, et le djihad est l'un des piliers de l'islam. Et la prise est si importante que H.A. Yıldırım parle de « renaissance de l'islam » en employant le terme très fort de milad (commencement). En 1071, « l'Anatolie rencontre l'islam », pour le plus grand bien des deux. C'est dire que la synthèse turco-islamique, qui voit dans les Turcs les sauveurs de l'islam, n'est pas morte. En recourant à la justification religieuse, il n'est même plus nécessaire d'invoquer l'histoire, la civilisation, la morale, les vertus turques : la religion se suffit à elle-même.

La nouvelle « patrie paradisiaque » est qualifiée d' « éternelle » ; les Turcs sont là « pour toujours ». Le thème de la pérennité, de la durabilité de la présence parcourt le discours. A cela deux raisons.

Tout d'abord, Erdoğan cherche à enraciner son pouvoir dans un lointain passé, comme l'avait fait Atatürk. La chaîne temporelle inclut les Seldjoukides, les Ottomans, la république kémaliste, et le régime issu du 15-Juillet.

La seconde raison est la peur, toujours présente négativement dans l'hymne national : « N'aie pas peur ! ». La grande peur du début du XXe siècle a marqué les esprits, la peur de disparaître en tant que nation, la peur du traité de Sèvres, la peur de l'occupation militaire... et la peur, plus intime, résultant du sentiment de culpabilité engendré par le génocide et toutes les violences ultérieures : entre 1915 et 1923, les Turcs ont détruit leur propre société. D'où la réaffirmation obsédante de l'éternelle patrie « d’où nous ne serons jamais expulsés », de la présence « pour toujours ». La peur est même entretenue sous la forme de la fièvre obsidionale, qui fait resserrer les rangs : « Même si le monde entier nous est contre nous, la nation est là, et Dieu est à nos côtés » (Osman A. Bak, ministre de la jeunesse).

L'estrade des orateurs

L'estrade des orateurs

Anatolie ! Ô Anatolie ! La leçon d'histoire d'Erdogan

 

Le discours d'Erdoğan n'est pas très différent de celui des autres orateurs. Il ne mentionne pas l'ennemi vaincu, ni le peuplement arménien de la région à cette époque, de sorte que l'impression donnée est celle d'une vacuité du pays avant l'arrivée des Turcs : « Anatolie ! Ô Anatolie ! Depuis 946 ans tu es avec nous ! Ton sol est pétri de sang et de souffrances, Anatolie, notre passé ! Anatolie, le plus bel héritage que nous laisserons à nos enfants ! ». Derrière le président, les portraits d'Alparslan et de Mehmet le Conquérant représentent le départ et l'aboutissement de la conquête de l'Anatolie. Le lien qui unit les héros et unifie le territoire est l'islam turc. Des populations qui vivaient là, qui ont continué d'y vivre jusqu'au XXe siècle, il n'en est pas question. Erdoğan évoque bien « la diversité », « nos différences », énumère des peuples d'Anatolie, mais sans Grecs ni Arméniens.

Il n'y a pas d'autre souffrance que celles des Turcs, pas d'autre sang versé que celui des Turcs, censé sacraliser la terre. A l'invocation du sol est associée celle de la nation et celle de l'islam ; le sang évoque implicitement le drapeau ; l'association sang-sol-islam est un classique rabâché, qui est un écho de la Kriegsideologie allemande du début du XXe siècle (Losurdo 1998).

Comme les orateurs précédents, Erdogan évoque à plusieurs reprises la chaîne d'événements glorieux menant au présent (et qui passe, toujours, par Mustafa Kemal), illustrant l'idée d'immuabilité de l' « esprit turc ». Mais plus que les autres, le président mêle les époques, et plus qu'une succession de temps, il s'agit d'un seul et même temps mythifié que les Turcs revivraient, en particulier lors du fameux 15-Juillet (2016). En effet : « Ce 15 juillet, les ennemis étaient les mêmes que ceux qu'ont combattus Alparslan et Kılıçarslan [son successeur, 1092-1107], le sultan Fatih [Mehmet II], le sultan Abdülhamit [dernier grand sultan ottoman, 1976-1909], et le Gazi Mustafa Kemal [Atatürk]. Eh bien nous sommes les petits-fils de tels ancêtres ! ». Les mêmes ennemis : entendons « les Grecs » et leurs suppôts, l'Occident. Il manque cependant le dernier maillon de la chaîne, les ennemis vaincus le 15-Juillet.

Alors, le cours de l'histoire se renverse ; au lieu d'une évocation de Malazgirt transmettant des vertus aux Turcs du XXIe siècle, Erdoğan se met à parler du présent en l'identifiant au passé. Les époques s'entremêlent, les ennemis renaissent sans cesse, la Turquie, comme dit Erdogan, rejoue sans cesse « la même pièce » : « Une fois encore [le 15-Juillet], nous nous sommes débarrassés d'occupants, grâce à notre fidélité au drapeau, à l'ezan [l'appel à la prière] et à notre destinée. Ce jour, nous avons combattu aux côtés du sultan Alparslan, du sultan Kılıçarslan. La pièce était la même mais les figurants étaient nouveaux : FETÖ [l'organisation censée avoir préparé le coup d'Etat de 2016], le PKK, le PYD [l'organisation kurde syrienne], DAECH, tous sont des pions. Car c'est à nouveau une coalition mondiale qui s'attaque à nous. (...) Nous allons continuer le combat commencé par le sultan Alparslan à Malazgirt ! »

Erdoğan demande à la foule de clamer le slogan "Rabia!"

Erdoğan demande à la foule de clamer le slogan "Rabia!"

Confiance en soi, narcissisme, supériorité

Cela nous renvoie à l'injonction « Korkma ! N'aie pas peur ! » de l'hymne national. C'est bien le syndrome de Sèvres, la peur de la disparition, qui ressurgit. Mais, sous-jacente, l'autre disparition, bien réelle, celle des Arméniens, agit également : il faut se prémunir contre la peur des fantômes de ceux qui vivaient ici, à Malazgirt et ailleurs, et sans cesse se justifier. C'est un discours qui va au-delà de la volonté négationniste, il n'y a rien à nier puisqu'il n'y a pas d'Arméniens.

Ainsi, en négatif, les commémorations de Malazgirt achèvent l'entreprise de déculpabilisation menée par l'Etat turc : l'évocation des « forces d'occupation » renvoie en effet à l'époque du génocide (laissé dans un trou noir), et celle des « souffrances des Turcs » réitère le procédé rhétorique de relativisation comparative des maux (« si d'autres prétendent avoir souffert, nous avons souffert également et nous sommes quittes »). Tout cela cache mal des sentiments d'illégitimité et de culpabilité sans cesse refoulés. Les allocutions prononcées ce 26 août 2017 sont toutes destinées à alimenter le narcissisme turc, la certitude pour chacun d'avoir raison, la certitude d'être bon, vertueux et supérieur, comme l'enseigne l'école turque depuis 1931.

Le kémalisme a été longtemps le cadenas qui maintenait fermé le couvercle du refoulement du génocide. Désormais, la religion mêlée de nationalisme joue ce rôle, en assurant au croyant la sûreté et l'estime de soi, et le sentiment de supériorité sur tous les Autres. C'est pourquoi Erdoğan termine sa prestation dans le registre religieux : « La Turquie toujours se lèvera. Le Turc ne s'incline que devant Dieu, il ne demande de l'aide qu'à Dieu. Grâce à Dieu et à la nation, aucune attaque, aucun piège ne peut réussir ». Alors, Erdoğan fatigué et hésitant se ressaisit pour le point final du rassemblement, la profération, avec la foule, du slogan islamiste « Rabia ! » associé du geste des quatre doigts.

Mustafa Kemal n'est nullement absent, il n'y a pas de rupture comme on le prétend souvent. Mais Erdoğan opère un glissement vers une certaine banalisation de la figure d'Atatürk qui avait été fait demi-dieu à la fin du XXe siècle. Il est un simple continuateur, qui a défendu victorieusement l'héritage du Conquérant contre les puissances adverses, toutes chrétiennes, en 1912-1922. L'idéal du moi représenté par Mustafa Kemal est en passe d'être remplacé non par un seul héros, mais une chaîne commençant par Mahomet (toujours invoqué lors de ces célébrations), continuant par Alparslan et Mehmet le Conquérant, s'achevant avec Mustafa Kemal... mué en défenseur d'une Anatolie musulmane.

En 2018, Erdoğan revient sur les lieux, accompagné cette fois de Devlet Bahçeli, président du parti ultra-nationaliste MHP. Tous les thèmes de 2017, les « mythèmes » comme dirait Yves Chalas (1985), sont présents l'année suivante : celui de la « renaissance » de la nation turque, le thème de l'étendue géographique, « de La Mecque aux Balkans », de la centralité de l'Anatolie, clé des Balkans et du Proche-Orient ; celui de l' « esprit de Malazgirt » sans lequel « nous perdons notre passé et notre avenir », l'ennemi éternel grec fustigé surtout par Bahçeli, enfin la permanence de l'hommage discret à Mustafa Kemal sous la forme de l'idée de « semaine des victoires » incluant sa victoire de 1922 et la fondation de la république. La chaîne des victoires incluant le 15-Juillet est bien sûr préservée.

Aussi, Erdoğan réitère la scansion de dates futures, miroir des événements du passé (1071, 1453, 1923), qui émaille également le discours : lors des deux commémorations, 2023, 2053, 2071 sont proposés aux Turcs comme leur futur, un futur fait de passé, jalonné par des commémorations. Décidément, la Turquie est éternelle.

 

Références :

Adorno (Theodor W.), Jargon de l'authenticité. De l'idéologie allemande, Traduction et préface d'Eliane Escoubas, postface de Guy Petitdemange, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2009 [Suhrkamp, 1964], 267 p.

Alkan (Mehmet), « Malazgirt'in asıl kesfi 1960 darbesi sonrası oldu », interview par Haluk Kalafat, bianet.org, 26 août 2017. En ligne : https://bianet.org/bianet/toplum/189425-malazgirt-in-asil-kesfi-1960-darbesi-sonrasi-oldu

Chalas (Yves), Vichy et l'imaginaire totalitaire. Essai préfacé par Pierre Sansot, Arles, Actes Sud, 1985, 162 p.

Gürpınar (Doğan), « Anatolia’s eternal destiny was sealed: Seljuks of Rum in the Turkish national(ist) imagination from the late Ottoman Empire to the Republican era », European Journal of Turkish Studies, mis en ligne le 2 mai 2012. URL : http://journals.openedition.org/ejts/4547

Losurdo Domenico, Heidegger et l'idéologie de la guerre, Paris, PUF, 1998, 236 p.

Ramnoux (Clémence), « Mythologiques du temps présent », Esprit, n° 402 (avril 1971), pp. 618-630.

Sperber (Dan), Wilson (Deirdre), La Pertinence. Communication et cognition, Paris, Minuit, 1989, 397 p.

 

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