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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Un voyage de Hadjine à Saimbeyli

Publié par Etienne Copeaux sur 4 Mars 2016, 09:03am

Catégories : #Sous la Turquie - l'Anatolie, #La Turquie d'aujourd'hui, #Génocide

Une mémoire se maintient ou s'élabore difficilement parmi les populations turques qui vivent en ces lieux parmi des fantômes. Ils savent qu'il ne vivent pas dans un nulle part, que les terres qu'ils cultivent appartenaient à d'autres que leurs ancêtres. C e passé continue de façonner le présent, et la Turquie ne pourra se démocratiser que lorsqu'elle aura réglé ce problème de mémoire.

 

Hadjine avant le génocide. Photo publiée sur le site hadjin.com

Hadjine avant le génocide. Photo publiée sur le site hadjin.com

 

 

C'est en lisant, sur le site houshamadyan.org, le récent article de Varty Keshishian sur le commerce et les commerçants à Hadjine (orthographié selon les auteurs Hadjin, Hadschin, Hadjn et selon la graphie turque Hacin) avant le génocide, que j'ai eu envie de m'intéresser à cette petite ville et à son devenir. La modeste localité montagnarde de Cilicie (l'ancienne Petite Arménie des XIIe-XIIIe s.), sur la route d'Adana à Kayseri, dont le nom actuel est Saimbeyli, occupe une position clé, ce qui lui a valu un sort particulièrement tragique.

Selon l'ouvrage de R. Kévorkian et P. Paboudjian, Les Arméniens dans l’Empire ottoman à la veille du génocide, c'était avant 1915 une ville presque exclusivement arménienne, chef-lieu de caza, qui comptait 13 500 habitants selon le recensement de 1914 ; mais, précisent les auteurs, selon les chiffres diocésains, la ville à elle seule aurait compté plus de 26 000 « nationaux » - c'est le terme qu'ils utilisent pour désigner les Arméniens. Cet ordre de grandeur est admis par Paul du Véou, dans sa Passion de la Cilicie (p. 148) : 3000 maisons, 30 000 habitants tous arméniens en 1914.

Il est vrai que les photographies d'époque présentent une agglomération impressionnante, s'étageant sur les flancs de l'étroite vallée. Selon la description de Kévorkian et Paboudjian, elle comptait une cathédrale Notre-Dame située dans l'enceinte de la citadelle, deux églises, Saint-Georges et Saint-T'oros, deux temples protestants, une mission américaine, un collège où étudiaient 1200 élèves en 1914, un autre collège Saint-Mesrop, un couvent, Saint-Jacques, situé à l'écart et abritant lui aussi un collège ainsi qu'un orphelinat. Les ressources de la localité étaient maigres, en raison du relief et de l'altitude (plus de 1000 m) : mûriers, vignes, élevage, mais surtout artisanat (production de manisa, un tissu de coton très prisé) et commerce caravanier.

Selon l'Histoire du génocide arménien de Vahakn Dadrian, la Cilicie était l'une des rares régions qui ait échappé aux massacres perpétrés sous Abdülhamit II en 1894-1896. Mais en 1909 la répression d'un mouvement politique fournit le prétexte à ce qui fut « l'un des plus cruels et plus sauvages massacres enregistrés dans l'histoire humaine » et le prélude au génocide de 1915 : le massacre de la majorité des Arméniens d'Adana (Dadrian, pp. 305-308). La ville de Hadjine, bien qu'assiégée pendant deux semaines, en fut épargnée, selon le Rapport sur les massacres arméniens d’Adana du député d’Andrinople, Hagop Babiguian, en date du 7 juin 1909.

La confrontation des photographies du passé avec l'aspect actuel de la petite ville révèle une extraordinaire discontinuité. Seule la topographie de la vallée, en effet, n'a pas changé. De l'ancienne époque, il ne reste que quelques traces : les ruines de la cathédrale-forteresse dominant la ville, et celles de l'ancien couvent, sur l'autre versant. Faut-il le dire, la rupture est plus radicale encore dans la composition de la population. Autrefois presque entièrement arménienne, même si les récits turcs font état d'un quartier musulman et d'une vie commune pendant plusieurs siècles, la ville est aujourd'hui totalement musulmane.

De gauche à droite : Vue générale de Saimbeyli (entourées d'un cercle, les ruines de la forteresse); photo publiée sur le site saimbeyli.bel.tr. Les ruines de la forteresse, état actuel. Les ruines du couvent Saint-Jacques (cliquer pour agrandir)De gauche à droite : Vue générale de Saimbeyli (entourées d'un cercle, les ruines de la forteresse); photo publiée sur le site saimbeyli.bel.tr. Les ruines de la forteresse, état actuel. Les ruines du couvent Saint-Jacques (cliquer pour agrandir)De gauche à droite : Vue générale de Saimbeyli (entourées d'un cercle, les ruines de la forteresse); photo publiée sur le site saimbeyli.bel.tr. Les ruines de la forteresse, état actuel. Les ruines du couvent Saint-Jacques (cliquer pour agrandir)

De gauche à droite : Vue générale de Saimbeyli (entourées d'un cercle, les ruines de la forteresse); photo publiée sur le site saimbeyli.bel.tr. Les ruines de la forteresse, état actuel. Les ruines du couvent Saint-Jacques (cliquer pour agrandir)

La rupture s'est produite en 1915 comme pour toutes les communautés arméniennes, mais dans le cas de Hadjine, le drame s'est poursuivi jusqu'en octobre 1920. Depuis le « réveil de la mémoire » arménien, dans les années 1970, les Turcs ont élaboré un contre-discours sur les événements de 1915, prétendant qu'il y a eu au contraire un « génocide des Turcs » par les Arméniens, et désormais le mot « génocide » (soykırım), s'il reste tabou pour ce qui concerne le sort des Arméniens de l'Empire, est employé sans discernement lorsqu'il est question des victimes turques. Il y en a eu, évidemment, dont le souvenir imprégné de nationalisme nourrit à Saimbeyli un contre-discours et un fort ressentiment.

 

Les événements de 1915-1920 à Hadjine

 

En 1915, le vilayet d'Adana, incluant le sandjak de Sis (Kozan) et, à ses confins nord, le caza de Hadjine, a été vidé de sa population arménienne. Adana avait déjà subi le terrible massacre de 1909 ; les Arméniens de Sis, Hadjine, Karsbazar (Kadirli), Shehr ou Char (Tufanbeyli), Roumlou (ou Ouroumlou, aujourd'hui Doganbeyli) furent tous déportés vers la Syrie – vers la mort, pour la plupart. Lepsius évalue leur nombre à environ 100 000. Selon les données très précises de Raymond Kévorkian, le 23 mai 1915, « des escadrons de cavalerie et d’infanterie venus de Zeytoun investissent [Hadjine]. Le 27 mai, ils procèdent à l’arrestation de 250 notables arméniens qui sont internés au konak et dans un monastère réquisitionné, où ils sont torturés puis exécutés ». Le 10 juin, « la déportation de 5 000 Arméniens commence sous la supervision du colonel Hüseyin Avni. Le premier convoi comprend 150 familles expédiées à pied vers Osmaniye et Alep, par la route de montagne de Kiraz. Les 5 000 Arméniens du kaza voisin de Feke sont déportés un peu plus tard » (Le Génocide des Arméniens, 2006, pp. 743-744).

A la fin de la guerre, environ 200 000 survivants se trouvaient en Syrie, dans des camps de réfugiés, notamment dans la région d'Alep, et en janvier 1919 le commandement allié décidait d'organiser leur rapatriement. Le colonel Brémond fut chargé de superviser le retour de quelque 120 000 personnes en Cilicie et notamment à Marache, Zeytoun, Antep, et Hadjine ; pour des raisons de sécurité, même les Arméniens originaires d'autres régions devaient provisoirement être installés en Cilicie, en principe sous protection française. Le résultat fut, selon les mots de Vahé Tachjian, un « entassement […] dans des conditions de vie lamentables » (La France en Cilicie..., p. 62). Comme l'explique cet historien, la France avait au moment de l'armistice, un « projet impérialiste » : la création d'une zone d'influence, sinon d'une colonie, qui procurerait de vastes ressources agricoles, notamment en coton. Une forte population arménienne en Cilicie « protégée » par la France devait en être l'instrument.

La Légion d'Orient, créée en 1916 avec les combattants arméniens du Musa Dag, devenue au début de 1919 la Légion arménienne, devait appuyer cette politique. Sous commandement et drapeau français, elle devait remettre de l'ordre dans la Cilicie dévastée. Ce fut une erreur magistrale. Peu aguerris, indisciplinés, manipulés dans divers sens par les organisations nationalistes arméniennes, mus essentiellement par un désir de vengeance, ces combattants furent inefficaces et se livrèrent souvent au brigandage et à des exactions sur la population turque. L'administration locale était restée turque, et de multiples incidents ont ponctué leurs tentatives de désarmer la population musulmane, et de libérer les femmes arméniennes « retenues » par des familles turques. L’inefficacité de la Légion a été aggravée par les incohérences du commandement et du gouvernement français, qui a progressivement abandonné son soutien aux Arméniens au profit de compositions avec le mouvement kémaliste, jusqu'à la reconnaissance du nouveau régime républicain par le traité d'Ankara conclu en octobre 1921.

Des éléments de la légion arménienne à Mersine, 1916. Carte postale d'époque

Des éléments de la légion arménienne à Mersine, 1916. Carte postale d'époque

Mais les déportés survivants, eux, revenaient quand ils le pouvaient. Selon Paul du Véou, ils furent huit mille à retourner à Hadjine, dont la population aurait atteint environ 12 000 habitants en 1920. Du Véou, auteur militariste et colonialiste qui exprime ouvertement dans son livre sa haine et son mépris des Turcs (« la Horde », « les Barbares »), reconnait que « tout Arménien avait des représailles à exercer ». La préoccupation majeure des Arméniens, hormis celle de rester en vie, était la récupération de leurs biens, de leurs terres, de leur maison, qui avaient été très souvent confisqués, occupés à l'issue de la guerre par des démobilisés et des déserteurs turcs, ou par des mouhadjir, les déplacés venus des Balkans ou du Caucase. Les autorités françaises étaient trop peu présentes pour assurer ces restitutions dans l'ordre et la sûreté. En outre, la Cilicie était infestée de brigands de tous bords, y compris déserteurs de la Légion arménienne. Il était fatal que des troubles surviennent.

Selon le témoignage de l'Américain Stanley Kerr, qui a vécu le siège de Marache en 1920, les Arméniens estimaient les Français, en particulier le Colonel Brémond, « trop impartiaux » car ils auraient dû agir plus nettement en leur faveur. L'existence de la Légion arménienne, sous drapeau français, semblait confirmer aux yeux des Turcs que les Arméniens étaient des traîtres.

En février 1920, les Français abandonnent Marache et reportent leur ligne de défense au niveau de Sis (Kozan), entre Hadjine et Adana. Mais les habitants de Hadjine, tout juste précairement installés, refusent de quitter à nouveau leur ville : à partir d'avril 1920, les forces nationalistes turques en font le siège. La petite ville, défendue par l'avocat Tchalian, tient six mois. Les nouvelles parviennent très peu au monde extérieur ; une « République arménienne de l'Amanus » y aurait été proclamée en août. Mais le 15 octobre 1920, elle cède sous un intense bombardement et la plus grande partie de la population périt.

Le revirement des Français était complet. En septembre, la Légion arménienne avait été dissoute ; du Véou insinue, et c'est plausible, que Hadjine aurait été sacrifiée aux Turcs dans le cadre d'un marchandage en vue de l'armistice.

Telle est, très simplifiée, l'histoire de Hadjine au cours de ces années sombres. La déportation, le génocide, les massacres et violences endémiques entre 1918 et 1920, enfin le siège de la ville, font qu'à la fin de 1920 il ne restait vraisemblablement presque plus de témoins de cette histoire, ni du côté turc, ni évidemment du côté arménien.

Extrait de carte ancienne publié sur le site hadjin.com

Extrait de carte ancienne publié sur le site hadjin.com

Visions turques du passé

 

Hadjine est donc redevenue turque à la fin de 1920. Cette localité imposante avant la guerre était maintenant complètement détruite. Comme dans toute l’Anatolie de l'est, durant les décennies suivant le génocide, l'activité économique était déstructurée voire inexistante. Il n'y avait plus d'artisans, plus d'agriculture, plus de capitaux, plus de services. Les Turcs ont dû réinventer un pays qu'ils avaient eux-mêmes détruit, et cela a pris du temps. La population ayant été « turquifiée », « nettoyée » des Arméniens, l'Etat a parachevé la tâche en effaçant les anciens noms, et Hadjine, en décembre 1923, est devenue « Saimbeyli », du nom du vainqueur de 1920, le chef de milice Saim Bey ; l'empreinte victorieuse fut encore accentuée par le nom donné à deux des trois quartiers : « Islam » et « Fetih » (terme qui désigne la victoire sur les « mécréants »). Sur ce modèle, le bourg de Rumlu est devenu « Doganbeyli », et celui de Sar (Char, Shehr), « Tufanbeyli ». A Saimbeyli donc, les Turcs n'allaient s'installer que lentement. Quinze ans après les événements, la ville n'abritait que 800 habitants, et ce chiffre a progressé d'autant plus lentement (1500 habitants en 1950) que la fin d'activités minières dans les environs poussait une partie de la population à migrer vers Adana.

Aujourd'hui encore, la population de Saimbeyli stagne autour de 5000 habitants, bien loin de sa situation démographique antérieure. Elle a depuis 2012 le statut de « municipalité » (belediye) dont dépendent 28 villages des environs. Au total, la municipalité élargie (villages compris) englobe 15 à 16 000 habitants. C'est un petit centre administratif, avec un lycée, une prison, un « cimetière des martyrs » créé en 1951 pour les victimes turques de cette histoire. Le drapeau turc flotte sur les restes de la forteresse, et sur l'autre versant, à proximité des ruines du couvent, un drapeau géant a été peint, comme c'est la coutume en Turquie. Ainsi la population, les noms, les monuments ou ce qu'il en reste, et le sol lui-même ont reçu l'empreinte de la turcité, et Saimbeyli est devenu un lieu idéal pour le parti ultra-nationaliste MHP.

Capture d'écran Google Earth montrant à gauche le drapeau paysager, à droite la ruine du couvent Saint-Jacques. Photo de droite: cérémonie d'inauguration d'une rue à Saimbeyli en 2014, avec la bannière  aux trois croissants du MHPCapture d'écran Google Earth montrant à gauche le drapeau paysager, à droite la ruine du couvent Saint-Jacques. Photo de droite: cérémonie d'inauguration d'une rue à Saimbeyli en 2014, avec la bannière  aux trois croissants du MHP

Capture d'écran Google Earth montrant à gauche le drapeau paysager, à droite la ruine du couvent Saint-Jacques. Photo de droite: cérémonie d'inauguration d'une rue à Saimbeyli en 2014, avec la bannière aux trois croissants du MHP

C'est en effet une population conservatrice, réactionnaire. Aux élections municipales de 2014, le MHP a obtenu 51 % des voix, et l'AKP islamiste 34 %. Lors des récentes élections générales (juin et novembre 2015) le MHP a obtenu chaque fois plus d'un tiers des voix, et l'AKP environ la moitié. Les proportions sont les mêmes à Kozan (anciennement Sis) ; le MHP l'emportait largement à Tufanbeyli (anciennement Char) en juin 2015, et à Adana ce parti règne sur la mairie.

Faut-il s'en étonner ? Les Turcs de la région ont subi des violences de la part des Arméniens en 1919 et 1920 ; elles sont sans commune mesure avec le génocide, mais pour une victime, la moindre ampleur d'un massacre n'est pas une consolation. Le ressentiment, renforcé par le nationalisme, s'est transmis aux générations suivantes. En outre, la perpétration d'un génocide ne peut laisser une société dans un état de paix, celle-ci ne pouvant s'installer, lentement, que si les faits sont reconnus.

Or l'ultra-nationalisme du MHP tranquillise les âmes, et légitime les actes du passé en proclamant sans cesse la supériorité du Turc et du musulman sur toutes les altérités, en martelant un récit historique qui voit dans l'Arménien avant tout un traître. Le discours du MHP déculpabilise, si nécessaire : la victime, dans les affaires de 1915-1920, c'est le Turc, le musulman. Le vote MHP semble aux Turcs installés en lieu et place des Arméniens une garantie de stabilité et de non-retour à la situation antérieure ; l'électeur MHP est sûr de lui, de son droit, de sa supériorité, il n'a pas d'état d'âme. L'AKP islamiste a adopté la même interprétation de l'histoire, il a la même vision de supériorité du Turc et de l'islam. AKP et MHP, ensemble, rassurent, continuent de rassurer, comme l'avait fait Atatürk en son temps, un pays qui a eu peur de disparaître.

Le discours historique légitimant et rassurant de ces partis est issu d'un discours sur la question arménienne élaboré dans les années cinquante, qui s'est diffusé dans les universités puis dans les écoles au cours des années 1970. Tout Turc sait donc utiliser une rhétorique qui est exactement l'inverse de celle des « détracteurs » de la Turquie. A l'époque (1998) où le débat sur la reconnaissance du génocide par la France scandalisait la Turquie, les journaux publiaient des pages entières sur les massacres d'Adana en 1909 - massacres de Turcs par les Arméniens ! - et trouvaient encore des témoins pour raconter ce « génocide ».

Ce discours infuse la société jusque dans ses extrémités. Dans un lieu comme Saimbeyli/Hadjine, il faut que la population, qui dans sa grande majorité vient d'ailleurs, dispose d'un récit légitimant.

La municipalité en fournit un, non signé, sur son site Internet ; il est basé sur le récit général des manuels scolaires tel que je l'ai analysé dans mes travaux. Comme souvent, il commence par une évocation de la présence hittite dans la région, ce qui est une manière de légitimer la présence des Turcs, l'ascendance prétendument hittite de ceux-ci étant parfaitement intégrée depuis les années trente. Le récit admet que la région a connu une période arménienne, responsable d'ailleurs du retard dans la conquête arabe de l'Asie mineure ; cela explique les nombreuses forteresses arméniennes, dont la forteresse-cathédrale qui domine la ville. Le couvent, les nombreuses églises sont évoquées également. Le site Internet de la municipalité reconnaît que la plus grande part de la population était chrétienne, et que les musulmans vivaient en bonne entente avec eux.

Si l'amitié a cessé, ce serait parce que « les puissances occidentales ont poussé les Arméniens à se révolter. Durant la Première guerre mondiale, ils se sont mis du côté des ennemis ». Aussi, « par précaution, l'Etat a adopté des mesures de déplacement de population qui ont été mises en application le 28 mai 1915 ». Les Arméniens ont été conduits dans la région de Deir ez-Zor, en Syrie. « Après la guerre, ils sont revenus sains et saufs ». Mais le déplacement a provoqué des « remous » (çalkantı) jusqu'en Europe, où des « allégations mensongères » (dedikodu) ont circulé. Or, « à Saimbeyli, à part les morts naturelles, il n'y a pas eu de victimes parmi les Arméniens ». Et même, on peut dire qu' « ils ont été privilégiés puisque, sur dix mille déplacés, dix mille sont revenus, alors que chaque famille musulmane de Saimbeyli déplorait des enfants tués au front ».

Tout allait bien donc, mais « les occupants français ont poussé les Arméniens à la révolte ». Les Arméniens de Hadjine ont formé des bandes de brigands, les Hacin gavuru, qui attaquaient les voyageurs et combattaient les kémalistes. C'est ainsi qu' « ils ont perpétré un génocide à l'encontre des musulmans, prenant l'Inquisition pour modèle. 217 Turcs ont été assassinés. »

Toujours selon le même récit, cette affaire a provoqué l'intervention des Kuvay-ı Milliye, les forces kémalistes, qui prennent la ville le 18 octobre 1920. Hadjine est détruite à un point tel que l'administration est déplacée temporairement à Gürlesen, un village proche, puis Rumlu. Le massacre des 217 musulmans aurait eu lieu dans l'église-forteresse, détruite lorsque les Arméniens sont « partis ».

Dans ses grandes lignes, ce récit est repris fréquemment. Par exemple, en 2009, une géographe de l'université de Nigde, Tülay Öcal, fait précéder un article sur les fonctions économiques de la ville par une introduction historique, qui fait silence sur tout la période comprise entre l'antiquité et 1920, mais n'oublie pas de mentionner « le massacre des Turcs par les Arméniens ».

Un autre universitaire, Serdar Girginer (2005), archéologue d'Adana, renchérit sur le récit de la municipalité : les Arméniens ont été déplacés entre Alep et Deir ez-Zor, « où ils se sont établis temporairement. (…) C'était une décision normale en temps de guerre, et toutes les précautions avaient été prises sur le plan humanitaire. (…) A part ceux qui avaient trahi, les Arméniens n'ont pas subi de mauvais traitements ; et les fonctionnaires qui ne respectaient pas ces dispositions étaient sévèrement punis. (…) Les Arméniens ont été autorisés à rentrer chez eux », ce qu'ils ont fait au nombre de 8 à 10 000 pour Hadjine, aidés par les Français. C'est à partir de 1920 qu' « ils ont massacré les Turcs de toute la région, le pire épisode s'étant produit à Hadjine ». Lors du siège, « pas un seul des musulmans de la ville n'a été épargné par les Arméniens ».

Le plus frappant dans les récits d'Öcal et Girginer, c'est qu'ils sont hors-sujet, introduisant respectivement un travail de géographie économique et un compte-rendu de fouilles archéologiques. La présence même des récits, hors de propos, dans de tels contextes, dénote un souci de justification ; ils répondent implicitement à une polémique dont la partie adverse est physiquement absente mais présente dans l'implicite, dans le discours, dans l'esprit des auteurs et des destinataires des récits.

 

 

Le « bruit de fond » anti-Arménien

J'ignore si l'on incite les universitaires à écrire de tels récits hors de propos. C'est un signe de conformisme, qui garantit peut-être à l'auteur des facilités de carrière. D'autres historiens locaux pratiquent une dénégation plus frontale, plus militante. Un enseignant d'Adana, Cezmi Yurtsever (ce patronyme signifie « patriote »), publie des ouvrages en série sur les « génocides » de Turcs : Le génocide de Yesiloba (1990), Le génocide de Zeytinli (1991), Le génocide de Karakilise à Hadjine (1995), en tout une vingtaine de livres de la même veine, tous portant sur l'histoire de la Cilicie. C'est un de ces personnages qui cultivent, entretiennent et diffusent le ressentiment, pourchassant le moindre élément arménien de l'histoire locale pour dénoncer. Par exemple, en 2002, alors qu'un haut responsable du parti CHP rend visite à l'ancien ministre des finances Domingo Carvallo en Argentine, il fait publier dans Milliyet une enquête de son cru sur l'épouse du ministre, d'origine arménienne, dont les grands-parents auraient été « responsables du massacre de 10 000 personnes durant le siège de Hadjine » (Milliyet, 15 janvier 2002).

Le discours d'Etat est donc largement relayé : par les instances locales, par les universitaires, les historiens amateurs, puis par la population elle-même. Ainsi dans la rubrique « Saimbeyli » du dictionnaire participatif en ligne Eksi Sözlük, les contributeurs continuent de victimiser les Turcs et seulement eux : « Les Arméniens ont été déportés pendant la guerre parce qu'ils se soulevaient contre les Ottomans. Ils sont revenus à Hadjine, profitant du vide politique. Appuyés par les Français, ils ont massacré les Turcs ». Pourtant d'autres contributeurs évoquent la richesse passée de la ville, son couvent, son « Robert College » (sic), ses vins, ses orfèvres renommés, « ce qui attire aujourd'hui de nombreux chasseurs de trésors ». On sent que certains des jeunes internautes sont troublés par cette histoire : « C'est une ancienne ville arménienne mais il n'en reste pas un seul, à moins que certains des habitants aient eu un grand-père ou une grand-mère [arméniens] mais je n'en sais rien », écrit l'un d'eux en 2006.

Il faut songer que ce discours sur Hadjine/Saimbeyli est démultiplié dans tout le pays, en autant de petits récits locaux, de petits historiens locaux, de sites Internet locaux. L'ensemble forme un bruit de fond anti-arménien greffé sur le discours ultra-nationaliste, lui-même en prise avec celui de l’État. L'Arménien reste l'Ennemi par excellence, car il endosse des caractères d'altérité familière (voisin mais chrétien) et radicale (traitre et tueur sanguinaire). C'est pourquoi son nom, sa figure sont évoqués également dans un autre contexte, à propos et au cours du conflit kurde, car que peut être un homme qui résiste à l'Etat turc sinon un « bâtard d'Arménien » ? C'est une insulte qui est taguée sur les murs des villes kurdes après leur évacuation par les forces de l'ordre, c'est ce qui est proclamé parfois sur des banderoles de manifestants ultra-nationalistes : toute résistance à l'Etat tend à être assimilée à une provocation d'origine « arménienne ».

Je parlais au début d'une extraordinaire discontinuité dans l'histoire de Hadjine et de ces lieux anciennement arméniens. Elle est peut-être renforcée par une partie de l'historiographie arménienne moderne, qui s'abstient de préciser les toponymes turcs actuels, ce qui ne facilite pas l'identification des localités, alors que de nombreux Arméniens font le pèlerinage sur les lieux. Ces ouvrages n'évoquent pas, même brièvement, leur devenir après le génocide. La discontinuité n'est certes pas une impression : pour les Arméniens, l'histoire s'arrête effectivement en 1915, par la fin de centaines de milliers de vies qui étaient uniques, et pour les survivants, par une rupture totale, la plongée dans un autre monde, celui du deuil et d'une difficile résilience dans l'exil.

Pourtant la continuité existe, et pas seulement parce que les versants des montagnes et le cours des fleuves n'ont pas changé. Elle existe par une mémoire qui se maintient ou s'élabore difficilement parmi les populations turques qui vivent en ces lieux parmi des fantômes. Même si ces gens viennent d'ailleurs, ils savent qu'il ne vivent pas dans un nulle part, que les terres qu'ils cultivent appartenaient à d'autres que leurs ancêtres, que ces derniers n'ont pas construit l'imposante forteresse. Ils sont préoccupés par le passé, ils vivent difficilement dans cette conscience et leur préoccupation s'exprime souvent par le vote ultra-nationaliste. Mais elle pourrait un jour s'exprimer autrement. C'est là qu'est la continuité, c'est là qu'est l'Histoire car malgré les efforts de l'Etat turc, le passé n'est pas passé, son empreinte reste forte, dans les esprits bien plus que dans le paysage. Il induit des attitudes, des mentalités, des manières de penser qui, en retour, agissent sur la Turquie. Je ne suis pas certain que ce soit « une autre histoire » car le passé de Hadjine, multiplié par des centaines de cas semblables, continue de façonner le présent, négativement ici, positivement ailleurs, et c'est ce qui explique que la Turquie ne pourra se démocratiser que lorsqu'elle aura réglé ce problème de mémoire, ainsi que la question kurde.

 

Localisation de Saimbeyli. Extrait de Google Maps

Localisation de Saimbeyli. Extrait de Google Maps

 

Sources et bibliographie :

 

COPEAUX Etienne, Espaces et temps de la nation turque, Paris, CNRS Editions, 1997 (le chapitre concernant la vision des Arméniens est en ligne)

GOTIKIAN Guévork, « La Légion d'Orient et le mandat français en Cilicie (1916-1921) », Revue d'Histoire Arménienne Contemporaine, tome III, 1999, (imprescriptible.fr, en ligne).

KERR Stanley E., The Lions of Marash. Personnal Experiences With American Near East Relief 1919-1922, Albany, State University of New-York Press, 1973, 318 p.

KESHISHIAN Varty, « Hadjin – Trades », 19 février 2016 (houshamadyan.org, en ligne).

KÉVORKIAN Raymond H., PABOUDJIAN Paul B., Les Arméniens dans l’Empire ottoman à la veille du génocide, Paris, Les Editions d’Art et d’Histoire, 1992, 603 p.

KÉVORKIAN Raymond H., Le Génocide des Arméniens, Paris, Odile Jacob, 2006, 1007 p.

KÉVORKIAN Raymond H., MINASSIAN Mihran, NORDIGUIAN Lévon, PABOUDJIAN Michel, TACHJIAN Vahé, Les Arméniens de Cilicie : Habitat, mémoire et identité, Beyrouth, Presses de l'Université Saint-Joseph, 2012, 167 p.

KÉVORKIAN Raymond H., « L’extermination des Arméniens par le régime jeune-turc (1915-1916) », Encyclopédie en ligne des violences de masse, [en ligne], publié le 22 mars 2010.

LAMBERT Rose, Hadjine et les massacres des Arméniens, Le Cercle d'Editions Caucasien, 2009 [première publication aux Etats-Unis, 1911].

LEPSIUS Johannes, Rapport secret sur les massacres d'Arménie (1915-1916), Paris, Payot, 1987 [première édition Payot 1918], 332 p.

PERRIER Guillaume, MARCHAND Laure, La Turquie et le  fantôme arménien: Sur les traces du génocide, Paris, Actes Sud - Solin, 2013, 256 p.

TACHJIAN Vahé, La France en Cilicie et en haute Mésopotamie. Aux confins de la Turquie, de la Syrie et de l'Irak (1919-1933), Paris, Karthala, 2004, 465 p.

TACHJIAN Vahé, « Le sort des minorités de Cilicie et de ses environs sous le régime kémaliste dans les années 1920 », Revue d'histoire arménienne contemporaine, tome III, partie II (imprescriptible.fr, en ligne).

Du VÉOU Paul, La passion de la Cilicie 1919-1922, Paris, Paul Geuthner, 1954, 448 p.

ZARIFIAN Julien, « La montée du kémalisme en Cilicie. 1919-1920: l'administration française au sandjak de Kozan face au nationalisme turc », CEMOTI, n° 38, juillet-décembre 2004, pp. 235-260.

 

En turc :

GIRGINER Serdar, Arkeolojik Bir Araştırmanın Ardından: Saimbeyli [A propos d'une recherche archéologique: Saimbeyli], Adana, Adana Valiligi Yayını, 2005, 52 p. (en ligne)

ÖCAL Tülay, « Kurulusu, Gelismesi ve Fonksiyonları Açısından Saimbeyli Sehri » [La ville de Saimbeyli, sa fondation, son développement, ses fonctions], TÜBAR (Türklük Bilim Arastırmaları), n° 26, automne 2009, pp. 161-189 (en ligne)

YURTSEVER Cezmi, Kalekilise : Hacin (Saimbeyli) Soykırımın Dehset Yeri, Adana, 1995.

 

Sites consultés :

 

Houshamadyan, « A Project to Reconstruct Ottoman Armenian Town and Village Life » http://www.houshamadyan.org/en/mapottomanempire/vilayet-of-adana/hadjin/economy/trades.html

Site mémoriel de la famille Keshishian, de Hadjine ; biographies, précisions historiques, nombreuses photos anciennes : www.hadjin.com

Site officiel de statistiques démographiques et électorales yerelnet.org.tr : http://www.yerelnet.org.tr/belediyeler/belediye.php?belediyeid=129774

Site officiel de la municipalité de Saimbeyli : www.saimbeyli.bel.tr

« Elie-Cilicie » : intéressant site créé par une française en mémoire de son grand-père, soldat français durant la campagne de Cilicie; nombreux documents et photographies : http://www.eliecilicie.net/index.htm

Online Encyclopedia of Mass violence : http://www.massviolence.org/L-extermination-des-Armeniens-par-le-regime-jeune-turc-1915 (par Raymond Kévorkian).

EkÒi Sözlük, dictionnaire participatif, entrée « Saimbeyli » https://eksisozluk.com/saimbeyli—689227.

 

Vidéos :

Une chaîne de vidéos en ligne, Türk soykırımı (« Le génocide des Turcs ») propose une série de témoignages sur le massacre de Turcs par des Arméniens. Même si de tels actes se sont produits, l'intention n'est pas historique mais polémique et négationniste puisque le site s'ouvre sur une photo de manifestants dont la banderole proclame : « Armenian genocide is an imperialist lie ». Quelques vidéos concernent Saimbeyli ; l'un des témoignages est précédé de la mention « Comment clouer le bec à un Arménien » :

https://www. youtube.com/watch?v=gyB8hcwmliY

https://www.youtube.com/watch?v=ZE42EgOMZB4

https://www.youtube.com/watch?v=lMP5GEa8uqU

https://www.youtube.com/watch?v=WV0GlTDMJjk

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