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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Petites leçons d'histoire sur Chypre (1)

Publié par Etienne Copeaux sur 7 Septembre 2017, 13:17pm

Catégories : #Chypre

Article inédit en français. Publié en langue turque sous la référence :

« Kıbrıs : Bugünü Anlamak Için Tarihçi Perspektifinden Bir Bakış » [Un point de vue historien pour comprendre le présent], in Çağla Cengiz, Gülalp Haldun (haz.), Semih Vaner Anısına. Avrupa Birligi Demokrasi ve Laiklik [En mémoire de Semih Vaner. L'Union européenne, la démocratie, la laïcité], Istanbul, Metis, 2010, pp. 166-185.

[Cet article, pensé en 2008-2009 et publié en 2010, tente une synthèse des problèmes historiques qui, depuis le milieu voire le début du XXe siècle, ont plongé l'île de Chypre dans une série de malheurs dont elle ne peut, jusqu'à présent (2017) s'extraire. En 2017, deux cycles de négociations se sont succédé, en janvier et en juillet, sans résultat. Le premier a été considérablement gêné par l'action de l'extrême droite chypriote (« grecque »), le second, comme presque toujours, par la mauvaise volonté de la Turquie, pour qui le retrait de ses forces armées est « inacceptable ».]

Peu de choses ont changé dans la situation de l'île depuis la rédaction de cet article, malgré les cycles de négociation. Comme en 2008, la période récente se présentait sous des auspices favorables avec, du côté sud, la présidence de Nikos Anastasiadis (élu en 2013), conservateur mais favorable à la recherche d'une solution négociée ; et du côté nord, la présidence de Mustafa Akıncı (élu en 2013), très favorable à la réunification et riche d'une pratique des liens inter-communautaires. Malheureusement, les négociations n'ont rien donné et la présidence d'Anastasiadis risque de prendre fin aux prochaines élections.

En 2014, R.T. Erdogan a remplacé Abdullah Gül à la tête de la république et, entre la gouvernance du parti islamiste AKP et les périodes précédents, la politique turque est inchangée : l'occupation militaire du nord de l'île est considérée comme vitale et non négociable et c'est l'armée turque, et non Mustafa Akıncı ou tout autre président, qui tient les rênes du pouvoir dans ce territoire de la « république turque de Chypre du nord » reconnue seulement par la Turquie.]

La plaine centrale de Chypre (Mesaoria) près d'Angastina (Aslanköy, partie nord). Photo E.C. 1998

La plaine centrale de Chypre (Mesaoria) près d'Angastina (Aslanköy, partie nord). Photo E.C. 1998

La plupart des études sur la question chypriote privilégient l’aspect diplomatique, géopolitique, stratégique du conflit. Elles font prévaloir un point de vue international, et produisent des récits dont les acteurs sont invariablement les chefs d’État ou de gouvernement des grandes puissances (britanniques, américains, soviétiques) ou régionaux (turcs, grecs, chypriotes), le plus bas niveau de compétence retenu étant celui des dirigeants communautaires de l’île. La population chypriote, ses aspirations, l’identité dans laquelle elle se reconnaît, est absente de telles études ; plus exactement, ses aspirations sont évoquées à travers le prisme déformant des discours nationalistes respectifs. L’île elle-même, dans la plupart de ces travaux, est un lieu incertain ; on n’en parle que pour signaler la proximité ou la distance qui la sépare des puissances voisines, et il est admis qu’on puisse s’exprimer sur la question sans avoir jamais séjourné à Chypre. Nicosie est pratiquement le seul lieu fréquenté et perçu par les auteurs. Les affrontements, les violences, les misères subies par les Chypriotes sont évoquées avant tout dans un but polémique de dénonciation de l’adversaire, car la plupart des récits prennent parti, consciemment ou non, pour l’un ou l’autre camp. En outre, seules les violences physiques sont prises en compte, comme si l’isolement dans un ghetto, le déplacement forcé, l’humiliation, la perte des biens et des repères sociaux ne produisaient pas des souffrances, souvent plus durables et plus insidieuses que les blessures physiques.

C’est pourquoi, dans le cadre de notre travail publié en 2005, nous avons choisi de concentrer notre attention sur la dimension humaine du conflit, de l’étudier à l’échelle de l’individu, du village, à la rigueur de l’île et du réseau de relations sociales dont elle est le cadre. C’est à cette échelle qu’on peut réellement étudier le conflit et la guerre. Par définition, le point de vue cynique des stratèges et des puissances s’abstient de tenir compte de la souffrance humaine, sauf lorsqu’elle fournit un commode casus belli. Nous pensons avec l’historienne française Arlette Farge que la douleur des gens non seulement fait partie de l’histoire des conflits, mais elle les fait durer. « La mémoire de la souffrance, écrit Arlette Farge, est facteur d’événements ultérieurs ». Ce jugement est d’autant plus vrai à Chypre que la justice n’a pas été dite : les responsables du désastre qui a frappé l’île à partir de 1955 sont considérés, dans chaque camp, comme des héros et, au moins jusqu’en 2008, il n’a guère été question, dans les discours officiels turc, grec, chypriote, de dénoncer les erreurs politiques commises depuis un demi-siècle (Copeaux et Mauss-Copeaux, 2005; cf. bibliographie et sources à la fin du dernier article de la série).

Selon les critères habituels de la polémologie, ce conflit interminable serait un « conflit de faible intensité ». Il a provoqué environ cinq mille morts violentes pendant les affrontements de 1958 et 1963-1964, puis pendant la guerre de 1974. Ce nombre est à peu près équivalent à celui des personnes massacrées à Srebrenica en une seule journée de 1995. Il est évidemment très inférieur à celui des victimes des conflits de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990, du conflit israélo-palestinien ou des combats opposant l’armée turque à la rébellion kurde depuis 1984, pour ne prendre que des exemples contemporains et géographiquement proches. Mais l’une des conclusions de notre enquête est qu’au niveau de l’individu il n’y a pas de petite guerre. Quelle que soit la dimension d’un conflit, la douleur des victimes ou de leurs proches est la même, et l’existence de malheurs plus grands ne les console pas.

En 2008, l’histoire de la question chypriote a peut-être connu un tournant grâce à l’élection de Dimitris Christofias au poste de président de la république de Chypre, un personnage plus conciliant que le très rigide Tassos Papadopoulos, ancien activiste de l’EOKA (Ethniki Organosi Kiprion Agoniston, Organisation nationale des combattants chypriotes, fondée le 1er avril 1955), président de 2003 à 2008. Les administrés de la partie sud, à Chypre, ont exprimé par ce suffrage une nouvelle volonté de sortir de l’impasse ; mais il est également permis de rester sceptique : depuis 1960, combien de fois n’a-t-on pas cru que le problème chypriote allait être résolu ?

Je n’ai pas l’intention ici de me comporter en politologue en dissertant sur le passé très récent, et encore moins de m’essayer à la prospective qui, dans le cas de Chypre comme ailleurs, est presque toujours démentie par les événements. Mon intention est de replonger le lecteur dans l’histoire du conflit pour montrer comment celle-ci peut éclairer le présent. Et pour ce faire, je m’appuierai sur deux déclarations officielles récentes concernant les visions turque et grecque du conflit.

Deux villages anciennement mixtes, comportant église et mosquée. A gauche, Agios Theodoros (Çayırova, Chypre du nord; photo E.C. 2002. A droite, Kalavassos (partie sud de Chypre, photo E.C. février 2000)Deux villages anciennement mixtes, comportant église et mosquée. A gauche, Agios Theodoros (Çayırova, Chypre du nord; photo E.C. 2002. A droite, Kalavassos (partie sud de Chypre, photo E.C. février 2000)

Deux villages anciennement mixtes, comportant église et mosquée. A gauche, Agios Theodoros (Çayırova, Chypre du nord; photo E.C. 2002. A droite, Kalavassos (partie sud de Chypre, photo E.C. février 2000)

1

Pour commencer, je vais évoquer un problème ancien qui obère le présent, et qui a brusquement émergé dans l’actualité chypriote sous la forme d’une déclaration du président de la république de Turquie, Abdullah Gül. Le 19 septembre 2007, celui-ci effectuait son premier voyage « à l’étranger » en tant que président et visitait la RTCN. Au cours d’une conférence de presse, il a déclaré : « Dans cette île existent deux réalités séparées, deux démocraties séparées, deux États, deux langues, deux religions séparées. » (Kıbrıs, 19 septembre 2007) Les autorités de la république de Chypre, feignant l’indignation, se sont emparées de ce jugement.

L’allusion à un partage de l’île en fonction de critères religieux a fait scandale parce qu’elle a été prononcée par un homme politique supposé « islamiste ». Le président de la république de Chypre de l’époque, Tassos Papadopoulos, a protesté auprès de l’ONU et de l’UE, puis a déclaré, dans une interview publiée dans la revue française Politique Internationale : « La religion n’a jamais été un problème, ni pour les Chypriotes grecs ni pour les Chypriotes turcs. Elle n’a jamais été un enjeu de discussion pour un règlement de la question chypriote » (Politique Internationale, n° 118, hiver 2007-2008, p. 331).

C’est possible – quoique à vérifier – si l’on s’en tient au plan formel. Mais si ce thème n’a jamais été avancé, si la religion n’a jamais été un enjeu explicite, c’est parce qu’il n’est même pas nécessaire de prononcer des mots tels que « religion », « islam », « orthodoxie », « musulman », « chrétien », car toutes ces notions sont contenues implicitement dans les mots « Turc » et « Grec ». Nous rejoignons ici la problématique du millet, qui est un des ressorts du problème chypriote comme de tous les conflits de l’aire post-ottomane notamment au Liban et en Yougoslavie.

Dans l’empire ottoman tardif, millet désignait une communauté religieuse structurée et organisée. En particulier, les communautés non musulmanes (juive, arménienne grégorienne, orthodoxe) avaient reçu le droit de s’administrer elles-mêmes, et se considéraient elles-mêmes jusqu’à un certain point comme étrangères à l’ottomanité. Le statut de la personne était donc lié à l’appartenance religieuse de chacun. Dans la pratique quotidienne d’alors, un orthodoxe se voyait qualifié de Rum (même si sa langue maternelle était le turc), tandis qu’un « Turc » était par définition un musulman, qu’il soit de langue turque, kurde, bosniaque, albanaise ou grecque.

Cette particularité a donné une coloration, une rémanence religieuse au mot millet lorsqu’il a été choisi à la fin du XIXe siècle pour traduire l’idée moderne de nation (Copeaux, 2002). D’un bout à l’autre de l’aire ottomane, la construction des nations n’a pu se faire indépendamment de l’identité religieuse. Ainsi, certains États nés de la dislocation de l’empire se sont constitués comme des « millet territorialisés », c’est-à-dire des territoires à population religieusement homogènes. Le royaume de Grèce a été pensé comme un État orthodoxe, et la Turquie, même si elle s’est constituée en tant que république laïque, a été formée comme un État musulman ; j’entends par là non pas un État « islamiste » mais un État presque entièrement débarrassé de sa population non musulmane. Ce processus s’est déroulé par étapes : le génocide des Arméniens (1915), le grand échange de populations de 1923 (puisque la religion a été le seul critère pour séparer les populations), l’expulsion des Rum orthodoxes d’Istanbul (pourtant citoyens de la république de Turquie) en 1955-1960. La division de Chypre en 1974 est l’aboutissement de ce processus.

En même temps que les États se constituaient, les mouvements nationalistes se sont eux-mêmes formés sur la base de l’identité religieuse, musulmane ou orthodoxe. « La nation turque est musulmane », tel est l’un des dogmes du nationalisme turc, même s’il n’est pas toujours exprimé sous cette forme.

Revenons-en à Chypre. A l’époque ottomane, l’Église orthodoxe exerçait un pouvoir politique, juridique et fiscal, en la personne de son patriarche qui avait le titre d’ethnarque (milletbası). Ainsi, le seul pouvoir proprement chypriote qui ait jamais existé avant 1960 était d’essence religieuse. C’est la suppression des privilèges de l’époque ottomane par les Britanniques qui est à l’origine de l’implication très forte de l’Église orthodoxe chypriote dans le combat anti-colonial.

Mais les Britanniques ont renforcé cette mentalité en divisant les Chypriotes en deux catégories administratives, « Turcs » et « Grecs », en réalité musulmans et orthodoxes. Jusqu’en 1960, les recensements étaient toujours établis sur cette distinction religieuse, sans aucune considération de langue, exactement comme ce fut le cas lors du grand échange de populations de 1923.

Ce phénomène a atteint son climax dans la constitution chypriote de 1960, toujours en vigueur au sud, par laquelle chaque communauté avait sa propre représentation, aucun élu, du maire de village (muhtar) au président de la république, n’étant jamais désigné par l’ensemble des citoyens de la république. En fait, il n’y avait pas de citoyenneté réelle : on était « turc » ou « grec » plutôt que chypriote. Chaque communauté avait sa propre justice, ses municipalités (deux municipalités dans les communes mixtes), ses écoles. Chypre a été, de 1960 à 1964, une sorte de fédération non territoriale, où le statut de la personne ne dépendait pas du lieu de résidence comme dans les États fédéraux modernes, mais de la religion déclarée. La constitution, l’organisation communautaire, le président-archevêque Makarios lui-même, étaient des anachronismes ottomans dans l’Europe du XXe siècle. Toutefois, le mot « religion » n’était pas employé, comme l’a souligné Tassos Papadopoulos dans l’interview susvisée.

Quelques signes, dans l’histoire récente de Chypre, peuvent appuyer mon propos :

1) En 1950, c’est l’Église orthodoxe qui a organisé le referendum sur l’indépendance ; le scrutin, réservé aux Chypriotes de confession orthodoxe, était organisé dans les églises. Les musulmans étaient considérés comme politiquement inexistants, et leur avis sur la question sans intérêt.

2) En 1960, il a semblé normal que Makarios III, ethnarque et patriarche de l’Église autocéphale orthodoxe, soit élu président de la république (il était d’ailleurs seul candidat), et surtout qu’à cette occasion il n’établisse aucune distance entre ses fonctions religieuses et son pouvoir politique, conservant ses fonctions, sa tenue vestimentaire, ses attributs et son nom sacerdotaux (pour l’état-civil, il s’appelait Mikhail Mouskos) lors de l’exercice de ses fonctions présidentielles.

3) A l’époque du conflit armé, et aujourd’hui encore dans leurs propos, les maronites grécophones de Chypre, n’étant pas des orthodoxes, se considéraient et ont été considérés comme non concernés par le conflit. D’ailleurs, en 1974, l’armée turque a expulsé les orthodoxes mais pas les maronites, dont les lieux de culte et les cimetières n’ont pas été profanés. Les maronites, bien que grécophones, ne sont d’ailleurs pas dénommés Rum par les Chypriotes turcs.

4) La question des profanations est cruciale. Il existe au sud de Chypre des cas disséminés de profanation de tombes musulmanes (parmi les cas observés se trouve notamment le cimetière de Tuzla, l’un des quartiers musulmans de Larnaka), mais le territoire du nord est marqué, caractérisé pourrait-on dire, par la destruction systématique de l’ensemble des tombes de tous les cimetières orthodoxes. Il ne peut s’agir d’une réaction de colère spontanée. Le caractère systématique, total, de l’entreprise sur l’ensemble du territoire du nord en fait un signe politique, un signe de souveraineté, un signe de victoire sur une entité adverse caractérisée par sa religion. Il est difficile d’enquêter sur la réalisation de cet acte mais la responsabilité de l’autorité qui s’exerce sur le nord ne peut être niée ; car même si la destruction n’a pas été ordonnée (ce qui reste à prouver), les autorités ont laissé faire, elles n’ont pas puni les auteurs et instigateurs, et n’ont pas restauré après destruction. Le cimetière détruit, dans le paysage chypriote, est l’exposition publique de l’altérité religieuse défaite, écrasée.

Ainsi, n’en déplaise à Tassos Papadopoulos, qu’on s’en félicite ou qu’on le regrette, c’est bien deux communautés religieuses qui ont été séparées à Chypre, et non pas deux communautés linguistiques, ethniques ou « raciales ». La phrase incriminée d’Abdullah Gül, quelles que soient les arrière-pensées de son auteur, décrit une situation effective, créée sciemment par les acteurs britanniques, grecs et turcs du conflit.

Agios Theodoros (Çayırova, Chypre du nord) : une chapelle près du village... et son cimetière profané comme tous ceux de la partie nord. Photos E.C. 1997Agios Theodoros (Çayırova, Chypre du nord) : une chapelle près du village... et son cimetière profané comme tous ceux de la partie nord. Photos E.C. 1997

Agios Theodoros (Çayırova, Chypre du nord) : une chapelle près du village... et son cimetière profané comme tous ceux de la partie nord. Photos E.C. 1997

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Venons-en à la seconde déclaration que je me propose de commenter. Les élections présidentielles de février 2008, au sud, semblaient répondre au souffle nouveau apporté, au nord, par le départ de Rauf Denktaş en 2005. L’élection de Christofias a provoqué de chaque côté de la Ligne verte un vif espoir de résolution du conflit. Le dirigeant de la République turque de Chypre du nord, Mehmet Ali Talat, a exprimé une réelle satisfaction, un grand espoir de paix et la volonté d’entamer immédiatement des négociations sérieuses sur la réunification de l’île.

Mais, quelques semaines plus tard, la réalité du pouvoir qui s’exerce dans la partie nord est clairement apparue. Dans les derniers jours de mars 2008, le général Büyükanıt, chef d’état-major des forces armées turques, rendait visite aux autorités du nord de l’île, dans le but de réaffirmer le pouvoir de l’armée turque après la manifestation des velléités conciliatrices de Mehmet Ali Talat et de Dimitris Christofias.

Dans ses déclarations, le général a beaucoup insisté sur l’histoire. Lors de la conférence de presse qui a conclu sa visite, il a même fait aux journalistes un véritable cours magistral sur l’histoire chypriote depuis le XIXe siècle. Mais – et c’est cela qui caractérise véritablement le point de vue officiel turc - son récit s’arrêtait en 1974. Depuis cette date, affirmait le général, « la question chypriote est résolue ».

Selon la leçon d’histoire du général Büyükanıt, le problème chypriote découle de quatre facteurs :

- le mouvement nationaliste chypriote grec EOKA ne voulait pas l’indépendance, mais l’union (enosis) avec la Grèce ; ce point était « inacceptable » pour la partie turque ;

- les violences commises par les activistes grecs à l’encontre des Chypriotes turcs en 1958 et 1963-1964 mettaient en danger l’existence même de la minorité turque ;

- ces violences ont provoqué ou nécessité un premier partage de l’île (taksim) en 1964 ; la majeure partie de la population « turque » (c'est-à-dire musulmane) a été regroupée dans 45 enclaves disséminées dans toute l’île, et qui ont été constituées en une première entité politique turque (Geçici Türk Yönetimi) en 1967 (Adalı, 1997 [1963]) ;

- enfin, en 1974, un nouveau danger considéré comme mortel tant pour les Chypriotes turcs que pour la démocratie chypriote a fourni à l’armée turque un casus belli, en vertu – ce point est juridiquement très contesté – des traités de Zurich et de Londres (1959) qui accordaient l'indépendance mais en reconnaissant un droit d'intervention à trois « puissances garantes », le Royaume-Uni, la Grèce et la Turquie. Depuis l'intervention de 1974, le problème chypriote, selon la partie turque, serait donc réglé.

Cette vision s’oppose à celle des officiels chypriotes grecs, selon lesquels le problème chypriote aurait commencé en 1974. La version grecque de l’histoire chypriote, d’ailleurs, a fourni la base d’une propagande très efficace puisque l’opinion publique européenne est généralement ignorante de ce qui s’est passé avant cette date. Cette version s’articule de la manière suivante : elle commence par le débarquement de l’armée turque, avant lequel il n’y aurait eu aucun problème ; elle évoque ensuite la guerre, qui a bouleversé l’île et provoqué, entre autres souffrances, la disparition de 1600 personnes et l’expulsion brutale de quelque deux cent mille Chypriotes orthodoxes qui peuplaient les villes et villages du nord ; elle présente la partition qui s’ensuit comme la première de l’histoire de l’île ; enfin, elle dénonce la création d’une entité politique « illégale » au nord, la République turque de Chypre du nord (RTCN) ainsi que le maintien d’une « armée d’occupation » d’environ 30 000 hommes.

En somme, le récit classique chypriote grec parle exclusivement de la souffrance des orthodoxes de Chypre, sans jamais évoquer les souffrances qu’ont également endurées les musulmans de 1958 à 1974. Le Cyprus Press and Information Office (PIO) fournit à qui le souhaite toutes les images nécessaires pour construire films ou reportages répondant à cette vision ; Chypre outragée, un « documentaire » de Serge Poljinsky (Jakaranda-Aqui TV, 2001), en est un exemple caractéristique.

Images du conflit chypriote, avant 1974, vu par un photographe chypriote turc. De gauche à droite, une famille chassée de chez elle part se réfugier dan sune enclave "turque"; à la suite des affrontements de l'hiver 1963-1964, des réfugiés dorment dans une salle de cinéma; les enclaves turques sont défendues par des membres des TMT, équivalent turc de l'EOKA. Photos Rekor, Nicosie; collection E.C. (cliquer pour agrandir)Images du conflit chypriote, avant 1974, vu par un photographe chypriote turc. De gauche à droite, une famille chassée de chez elle part se réfugier dan sune enclave "turque"; à la suite des affrontements de l'hiver 1963-1964, des réfugiés dorment dans une salle de cinéma; les enclaves turques sont défendues par des membres des TMT, équivalent turc de l'EOKA. Photos Rekor, Nicosie; collection E.C. (cliquer pour agrandir)Images du conflit chypriote, avant 1974, vu par un photographe chypriote turc. De gauche à droite, une famille chassée de chez elle part se réfugier dan sune enclave "turque"; à la suite des affrontements de l'hiver 1963-1964, des réfugiés dorment dans une salle de cinéma; les enclaves turques sont défendues par des membres des TMT, équivalent turc de l'EOKA. Photos Rekor, Nicosie; collection E.C. (cliquer pour agrandir)

Images du conflit chypriote, avant 1974, vu par un photographe chypriote turc. De gauche à droite, une famille chassée de chez elle part se réfugier dan sune enclave "turque"; à la suite des affrontements de l'hiver 1963-1964, des réfugiés dorment dans une salle de cinéma; les enclaves turques sont défendues par des membres des TMT, équivalent turc de l'EOKA. Photos Rekor, Nicosie; collection E.C. (cliquer pour agrandir)

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