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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Notes sur Mardin (1)

Publié par Etienne Copeaux avec contribution involontaire de Nilay Vardar sur 25 Octobre 2015, 14:41pm

Catégories : #La Turquie d'aujourd'hui, #Kurdistan

Februniye Akyol, 25 ans, co-présidente de la municipalité de Mardin. Photo publiée par bianet.org

Februniye Akyol, 25 ans, co-présidente de la municipalité de Mardin. Photo publiée par bianet.org

 

Je n'ai pas vu Mardin depuis près de trente ans. C'est un péché difficile à confesser, tant cette ville est belle, une des plus belles de Turquie, du monde peut-être. Une ville multi-culturelle, pluri-religieuse, une merveille d'architecture étagée sur un flanc de colline, comme pour mieux offrir au regard ses trésors de pierre. Une ville kurde, arabe, syriaque. Une ville qui, depuis 2004, est gérée par la gauche pro-kurde, un département qui, le 7 juin dernier, avait donné 73% de ses voix au parti HDP.

En 2009, le parti gouvernemental AKP l'avait largement emporté les élections municipales avec 45 % des suffrages ; le Demokratik Toplum Partisi (Parti de la société démocratique, pro-kurde) arrivait en seconde place avec 36 %. Mais le 30 mars 2014, la proportion s'est plus que renversée : 52 % pour les « indépendants » (pro-kurdes) et 37 % pour l'AKP.

La situation de la ville, par rapport au département dont elle est chef-lieu, est parfaitement étrange, comme l'est celle des municipalités qui ont reçu en 2012 le statut de « métropole » (büyüksehir belediyesi). Le territoire de la municipalité de Mardin, comme celui de Van, Urfa et de dix autres villes, a été étendu à l'ensemble du département. Autrement dit, toutes les municipalités des villes petites et moyennes, et celles des villages, ont perdu des compétences : environ 1500 communautés territoriales pour ces treize nouvelles « métropoles ». Aussi la population de la municipalité de Mardin est-elle brusquement passée de 86 000 habitants en 2012 à 779 000 en 2013 ! Cela ne change rien à la population de la ville proprement dite, qui reste inférieure à 100 000 habitants, mais cela induit une hausse brutale des responsabilités humaines, administratives, financières, techniques de l'équipe municipale, aux charges urbaines de laquelle s'ajoutent celles d'un conseil général en France (cf. l'article de J.F. Pérouse http://dipnot.hypotheses.org/37).

C'est dans ce contexte qui bouleverse la démocratie locale que les élections de mars 2014 ont eu lieu. Le 26 mars 2014, Nilay Vardar a fait pour bianet.org le portrait d'une candidate qui sort de l'ordinaire, Februniye Akyol, 25 ans, syriaque, membre du HDP, élue le 30 mars 2014 comme « co-présidente » de la municipalité. Car le HDP/BDP respecte strictement la parité des genres et toutes les villes qu'il a remportées sont dirigées par un couple de « co-présidents » (esbaskan) aux pouvoirs et compétences égales. Une initiative à la limite de la légalité qui a été sévèrement réprimée au cours de l'été : 18 de ces « co-présidents » ont été arrêtés et emprisonnés, un tiers des municipalités contrôlées par le BDP ont subi des pressions pénales ou administratives.

Februniye Akyol, membre du Parti de la paix et de la démocratie (BDP) a donc été élue comme co-présidente de la municipalité de Mardin. Agée de 25 ans, elle est née dans une famille syriaque à Midyat, localité située à 60 km à l'est du chef-lieu. Son vrai nom est Fabronia Benno, mais on sait qu'en Turquie tout citoyen est tenu d'avoir un patronyme « turc ». Son père, comme beaucoup de Syriaques, est bijoutier spécialiste en filigranes ; quelques-uns de ses huit enfants continuent le métier. [Sur les Syriaques voir Erol Su, « The Syriacs of Turkey: A Religious Community on the Path of Recognition », Archives de sciences sociales des religions, n° 171 juillet-septembre 2015 pp. 59-80].

Mais Februniye a choisi la politique. D'abord étudiante en droit à l'université de Marmara (Istanbul), elle a passé une licence en langue syriaque à l'université d'Artuklu (Mardin).

Toutefois, il faut souligner que la désignation de Februniye Akyol n'allait pas de soi. Selon le site mardinlife.com, le nom de Hafize Aymelek avait été proposé, puis retiré car elle n'est pas de Mardin. L'Union Démocratique des Syriaques a proposé alors la présidente de sa branche féminine, Şamiran İshak (İşmuni Dalmış), une femme également polyglotte, longtemps spécialiste de pédagogie sociale en Europe. Cette candidature avait été soutenue par les métropolites syriaques de Turquie et de l'étranger. En réalité, le choix de Februniye Akyol avait fortement contrarié le lobby des métropolites syriaques et une partie de la communauté.

La langue maternelle de Februniye Akyol est le syriaque et comme tous les enfants de Turquie elle a dû apprendre le turc à l'école primaire. Mais comme ses camarades de classe ignoraient également le turc, étant tous kurdes, elle a très tôt appris cette langue. Elle a ensuite appris l'arabe, l'anglais, et étudie désormais l'hébreu. C'est dire qu'elle peut communiquer avec tous les habitants de Mardin.

La pluralité linguistique étant une des caractéristiques de Mardin, la nouvelle co-présidente prévoit l'ouverture de centres d'apprentissage des langues pour le kurde, l'arabe, le zaza [la langue kurde parlée surtout dans la région de Dersim/Tunceli], syriaque, et mhallami [mıhellemi ou arabe nord-mésopotamien parlé dans la région de Mardin].

L'annonce de sa candidature pour les élections municipales avait soulevé l'enthousiasme dans la communauté syriaque de la région ; c'était en effet une première dans l'histoire du pays. « Les Syriaques ne demandent pas grand chose, à part de vivre tranquillement dans leur foi et leur culture ; c'est-à-dire vivre comme n'importe quel être humain, sans oppression ». Ceux qu'on a forcés à migrer, évidemment, veulent pouvoir rentrer chez eux : « Les retours ont commencé voici douze ans. Il y a eu quelques problèmes, les maisons étaient détruites ou squattées ; la sécurité des biens et des personnes n'était pas assurée (...). Je voulais pouvoir leur prodiguer de l'espoir et de la force, et c'est ce que l'annonce de ma candidature a produit. Ils ont repris confiance. C'est un peuple qui tient à ses monastères, ses maisons, ses associations. Lorsqu'ils auront recouvré une vie libre, ils retrouveront également leur identité. » [sur ces migrations forcées voir ma série « Villages fantômes » ].

Les problèmes, à Mardin, sont nombreux, en particulier à cause des années de gestion par l'AKP, et à cause du changement de statut de 2012. « Les principaux problèmes de la ville tiennent aux infrastructures, au réseau routier et aux atteintes à l'écologie. Dès qu'on arrive à Mardin on est frappé par la puanteur qui émane des canalisations à ciel ouvert. Les tas d'ordures, présents un peu partout, sont un grand problème. Il nous faudra créer une station d'épuration. Nous n'avons pas de réseau de gaz naturel, on utilise toujours le charbon : nous devons étudier le développement des énergies solaire et éolienne. Il s'agit d'une région agricole aux riches potentialités ; nous avons commencé d'étudier les possibilités de cultures, et nous créerons une banque de semences. »

« Une personnalité libre sous une administration libre » est la devise de Februniye Akyol. Sa politique envers les femmes ne se limitera certainement pas aux problèmes de la vie quotidienne. « Nous renverserons le système de domination masculine. Nous créerons des coopératives et des associations de femmes. Pour les femmes victimes de violences, les foyers, les refuges ne suffisent pas, nous construirons des maisons, pour qu'elles puissent y vivre. Enfin nous allons lancer des projets porteurs d'emplois pour les jeunes. »

Ahmet Türk, co-président de la municipalité métropolitaine de Mardin

Ahmet Türk, co-président de la municipalité métropolitaine de Mardin

L'autre co-président de la municipalité de Mardin est Ahmet Türk, un grand routier de la politique kurde (conformément au régime de non-vérité qui prévaut en Turquie beaucoup de porteurs de ce patronyme sont kurdes). Il est né en 1942 à Mardin dans la tribu Kanco. Son frère Abdürrahim, député lui aussi, a été assassiné en 1970 en raison de rivalités tribales. Ahmet a été élu député pour la première fois en 1973 comme candidat du Parti démocrate, puis il est passé au parti kémaliste CHP. En 1990 il est l'un des fondateurs du Halkın Emegi Partisi (HEP), l'un des partis pro-kurdes qui se sont succédé au fil des interdictions. Il a ainsi participé au DTP, HADEP, DEHAP...

Ahmet Türk a été député de Mardin de 1973 à 1980. De 1987 à 1995, il est à nouveau élu dans les rangs du Sosyal Demokrat Halkçı Partisi, enfin de 2007 à 2015, d'abord sous l'étiquette BDP puis "indépendant".

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