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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Citoyenneté turque, territoire anatolien (2008)

Publié par Etienne Copeaux

 

« Citoyenneté turque, territoire anatolien »

[dernières corrections: 25 janvier 2013]

Ce texte a été présenté à l’ENS de Paris en 2008 et révisé en mars 2011. On y trouvera des idées exposées antérieurement et déjà publiées, mais sous une forme plus synthétique, avec toutefois quelques idées et références nouvelles.

Vous pouvez citer ce texte sous la référence suivante : "Etienne Copeaux, exposé à l’ENS, Paris, 19 février 2008, dans le cadre du séminaire d’Emmanuel Szurek sur l’Anatolie – texte disponible sur susam-sokak.fr"

 

Pour répondre à la problématique du séminaire, j’ai choisi de réexaminer mes travaux sur l’historiographie turque en concentrant mon attention sur le problème du rapport entre le citoyen et le territoire de la nation.

Si j’emploie le mot « problème », c’est parce que, même en tant qu’étranger, on peut ressentir une tension entre le lieu où a été créée la république de Turquie, son cadre géographique (l’Anatolie) et les territoires de référence de l’histoire qui y est enseignée. Ces deux topographies – la république et son récit historique – ne coïncident pas entièrement, il s’en faut de beaucoup.

C’est un phénomène frappant pour les Français de ma génération, formés dans une école où l’on enseignait l’histoire de France, l’histoire d’un territoire : un récit qui n’était évidemment pas exempt d’erreurs logiques, puisqu’on cherchait à présenter les habitants antiques de ce coin d’Europe comme des Français en devenir, ce qui est historiquement absurde. Mon intention n’est donc pas de poser le récit français en modèle face au récit de type turc.

Pour illustrer le caractère problématique de la tension qui existe entre les deux topographies (Anatolie/Turquie d’une part, « monde turc » de l’autre), je voudrais pour commencer évoquer deux types de discours.

Le premier type est fourni par certains historiens généralement proches de la droite ou de l’extrême-droite, eux-mêmes repris dans des publications officielles, voire par le discours de l’armée turque. En 1998, lors d’une exposition organisée à Beyoglu par l’armée pour justifier la répression contre les Kurdes, on distribuait un dépliant intitulé « Comment l’organisation séparatiste terroriste trompe-t-elle notre peuple ? » 1. Y figurait une carte de l’Eurasie conçue pour prouver que les Kurdes étaient en fait des Turcs venus d’Asie centrale.

carte TSK

A titre de second exemple, en 2004 la revue Türk Yurdu publiait un article de Reza Oguz Türkkan, qui expliquait entre autres que les Kurdes n’étaient pas autre chose que des « Turkmènes kurdifiés » 2. Ces deux exemples illustrent une tendance profonde depuis les années trente, à vouloir légitimer la présence d’un peuple en Anatolie par son ascendance centre-asiatique. C’est un renversement vertigineux de la logique habituelle : le plus souvent les « légitimes » sont les autochtones. Ici les légitimes sont les immigrants, et les autochtones ne peuvent être reconnus comme partie de la communauté nationale que s’ils renoncent à leur qualité d’autochtones.

L’autre type de discours provient du courant de pensée dit « anatolien » qui cherche depuis les années cinquante à développer une identité anatolienne riche des cultures locales. Les pionniers en sont Sebahattin Eyüboglu et Halikarnas Balıkçısı. Leurs textes ont été repris, imités, plagiés par tous ceux qui tentent de résister au discours officiel, notamment les alevis. Dans un beau texte intitulé « Notre Anatolie » (1956), Sebahattin Eyüboglu écrivait : « Ce pays est à nous, non parce que nous l’avons conquis, mais parce qu’il est à nous. » De tels propos tautologiques dénotent un extraordinaire malaise dans l’identité turque, une tension entre le local et l’originel, largement alimentée par le problème kurde.

Je vais donc revenir sur l’histoire de cette tension, en me consacrant principalement au premier type de discours, son histoire et ses fonctions passées et actuelles.

A la fin du XIXe siècle, la naissance du nationalisme turc a coïncidé avec une période de découverte de l’ancien monde turc grâce aux travaux historiques et archéologiques : la turcologie scientifique a nourri le nationalisme. C’est alors qu’est née une nouvelle historiographie. Les premiers ouvrages traitant de l’histoire turque ou de l’histoire des Turcs sont apparu, en Europe d’abord, bientôt traduits en turc par Necip Asım ou Rıza Nur. Le caractère plutôt asiatique de l’identité turque telle qu’elle émerge à cette époque fut encore renforcé par l’origine azérie, comme Hüseyinzade Ali, ou tatare comme Yusuf Akçura.

Le nationalisme turc et son discours sont alors fortement déterminés par la nouvelle historiographie. Désormais, la nouvelle histoire des Turcs se confond pratiquement avec l’histoire de l’Eurasie, alors qu’elle se confondait auparavant avec l’histoire de l’islam ou avec l’histoire ottomane. Ces nouveautés dans la vie intellectuelle turque tombent à point pour alimenter le sentiment de gloire, de grandeur, grâce à l’immensité de la scène où se déroule l’histoire des Turcs, et à la force de l’identité turque révélée notamment par les textes de l’Orkhon. Aussi, le territoire de référence du nationalisme turc sera désormais l’Asie.

Le nationalisme turc s’est doté des outils nécessaires pour relever le défi du « miracle grec » (idée exprimée par Ernest Renan en 1876) et répondre aux accusations de barbarie proférées par l’occident philhellène : il existerait un « miracle turc ». Une première source de tension apparaît alors : pendant que se développe ce discours de grandeur, le domaine turc ottoman se resserre tout au long du XIXe siècle ; en 1912, sa limite occidentale est toute proche de Constantinople. Puis l’Etat ottoman et toute forme d’Etat turc sont menacés par le traité de Sèvres en 1919.

Le sursaut de résistance s’organise alors pour défendre un territoire réduit, et définit son champ d’action par le Pacte national (Mısak-ı millî) de 1920 : la nouvelle Turquie sera l’Anatolie. Mais cette définition réduite est elle-même mise à mal par les revendications grecque, kurde et arménienne, encouragées par les quatorze points de Wilson. De ces défis, des ces dangers mortels procède la volonté et la nécessité d’asseoir la légitimité de la présence turque en Anatolie sur un discours nouveau.

Mais qu’est-ce que la Turquie, qu’est-ce qu’un Turc ?

La Turquie sera-t-elle la patrie de tous ceux qui vivent en Anatolie ? La réponse est dans le génocide des Arméniens en 1915, et dans le grand « échange » de population de 1923, qui fut en fait une double expulsion de masse : les orthodoxes d’Anatolie furent expulsés en Grèce, et les musulmans des Balkans expulsés en Anatolie. Je dis bien « orthodoxes » et « musulmans » car le seul critère retenu fut celui de la religion, quelle que soit la langue pratiquée par les intéressés.

Ainsi en 1923, lors de la naissance de la république, la population anatolienne a été préalablement « nettoyée » ; elle est plus ou moins homogène, non pas sur le plan ethnique ni même linguistique, mais, sur le plan religieux, elle est devenue presque entièrement musulmane. Un manuel de géographie publié en 1929 définit le pays dans un raccourci extraordinaire : « La Turquie est actuellement composée de terres où se sont établis (yerlesmis) uniquement des Turcs. Les non Turcs, les étrangers à la turcité, sont restés en dehors de la patrie ou en ont été retirés (çekilmis), et c’est ainsi que s’est construite l’unité nationale 3. »

Mais comment comprendre le mot « turc » ? Selon le contexte historique, selon les critères qui ont été appliqués pour l’échange de 1923, uniquement religieux, « turc » signifie bien évidemment « musulman » ! On peut ainsi considérer la nouvelle Turquie comme le millet (communauté) turco-musulman territorialisé. Le mot « turc » et le mot « nation » (millet) ont conservé leur sens religieux, quoique la république soit laïque 4.

Mais ceci n’est pas avouable dans le discours d’un Etat qui se construit comme laïque. L’une des implications de ce processus est que les musulmans non turcophones intégrés dans la population de la Turquie doivent accepter de se dire « turcs ». Autrement dit, la population est religieusement homogène ou presque (si l’on ne considère pas les hétérodoxes alévis comme une altérité religieuse) mais il faut, dans le discours de l’Etat, définir « le Turc » sur une base autre que religieuse. C’est pourquoi l’identité musulmane a été recouverte par un vernis plus acceptable, un vernis ethnique ou racial.

Ainsi deux tâches s’imposent aux théoriciens de la nouvelle Turquie : créer, au moins dans le discours, une « race turque » ; et prouver que cette « race » est présente en Anatolie avant tous les autres peuples (Grecs, Arméniens) pour légitimer l’existence de la Turquie anatolienne face aux revendications adverses. L’histoire, l’archéologie, l’anthropologie, la linguistique sont alors mobilisées par l’Etat. Le récit « asiatique » qui existe déjà est alors dévoyé : il doit servir à légitimer la présence turque en Anatolie ; il prend dès lors une fonction anatolienne.

C’est le sens de la « thèse turque d’histoire » voulue par Mustafa Kemal en personne. Elle consiste en un nouveau récit historique, selon lequel les Turcs d’Asie centrale auraient développé la première civilisation mondiale. En raison d’une crise climatique, ils auraient migré vers les périphéries de l’Eurasie vers 7000 avant Jésus-Christ, et auraient provoqué partout la « révolution néolithique » et la naissance des civilisations. La culture hittite, qui avait prospéré en Anatolie au IIe millénaire avant J.C., venait d’être mise au jour. Dans la logique de la « thèse » d’Atatürk, cette civilisation brillante ne pouvait qu’être d’origine turque. Les Turcs, par l’intermédiaire des Hittites auraient donc été les maîtres des Grecs.

Cette « thèse » est érigée en histoire officielle en 1931-1932, sous la forme de nouveaux manuels d’histoire dont le contenu inspire toujours l’enseignement actuel 5. C’est le récit d’un « miracle turc ». La supériorité et l’antécédence des Turcs sont absolues. La Turquie anatolienne est légitimée : les Turcs ne sont pas venus en 1071, avec les Seldjoukides, mais au septième millénaire avant Jésus-Christ !

Trois sciences doivent confirmer ces hypothèses.

Le but assigné à la nouvelle archéologie turque est de développer les connaissances sur les Hittites et de prouver leur turcité. Mais l’archéologie prend son autonomie et réalise des coups de maîtres comme l’invention des sites d’Alacahöyük et de Çatalköy sous la direction de Hamit Zübeyir Kosay.

L’anthropologie sous la direction de Sevket Aziz Kansu doit prouver une continuité raciale en Anatolie depuis les Hittites, et l’existence d’une race turque autochtone. Il faut absolument établir que les Turcs sont de race blanche, européenne, de manière à prouver que les Européens descendent des Turcs et proviennent eux aussi d’Asie. Pour ce faire, S.A. Kansu puis Afet Inan (qui est l’une des filles adoptives d’Atatürk) multiplient les mensurations de squelettes anciens et récents. Cette anthropologie alimente ensuite le racisme des années quarante.

Afetinan-anatolie-copie.jpg

Le sommet de cette « recherche » est la thèse d’Afet Inan, menée sous la direction d’Eugène Pittard, soutenue en 1939 à Genève et publiée en 1941, en français, sous le titre L’Anatolie, pays de la ‘race’ turque, livre illisible basé sur les mensurations de 64 000 individus, qui ne parvient à prouver quoi que ce soit mais dont le titre frappe comme un slogan 6.

Enfin la linguistique turque, par l’extravagante « théorie de la langue solaire », a cherché à prouver que la langue turque serait la première langue parlée par les humains, et qu’elle serait donc à l’origine de tous les langages de l’humanité.

La fonction ultime de ces théories est toujours anatolienne et se précise au fil des décennies : il faut prouver l’homogénéité de la population anatolienne et donc la turcité des Kurdes. Dès les années trente, les thèses d’histoire sont orientées dans ce but, elles trouvent leur fonction, jusqu’à aujourd’hui. C’est Ismail Besikçi qui a attiré l’attention sur cette fonction « anatolienne » des thèses d’histoire, et il l’a payé très cher 7. Rappelons la vision officielle de l’Anatolie du manuel de 1929 : « La Turquie est composée de terres où sont établis uniquement des Turcs. » La politique postérieure consiste à le réaffirmer, en niant l’existence du fait kurde.

Une longue lignée d’auteurs s’y est employée. L’un des premiers, sinon le premier, est Kadri Kemal Kop (né en 1900 à Bitlis). Ce haut fonctionnaire a publié deux opuscules : en 1933, L’Anatolie orientale et sud-orientale, qui est un exercice d’application de la thèse turque d’histoire dans le sud-est, « pays turc depuis dix mille ans » ; en 1938, Mes recherches sur les facteurs d’influence sur la langue turque de l’est et du sud-est de l’Anatolie, exercice d’application de la théorie de la langue solaire, où l’auteur expose des similitudes entre les vocabulaires hittite et kurde, d’où il déduit que les Kurdes descendent des Hittites, donc des Turcs 8. Afet Inan elle-même écrit et publie de tels textes au moins jusqu’en 1952 9.

Puis cette littérature très spéciale est prise en charge par le Türk Kültürü Arastırma Enstitüsü (TKAE), institut fondé en 1961, lors du mouvement de re-kémalisation, institut officieux mais reconnu d’utilité publique et financé par l’Etat, composé d’universitaires complaisants. Le TKAE a notamment publié le mensuel Türk Kültürü, organe de diffusion de la pensée kémaliste et nationaliste dans les différentes branches des sciences humaines. L’institut a également publié depuis 1961 plus de cent ouvrages dont le principal objet était la négation de la pluralité culturelle de l’Anatolie. La plus grande densité de parutions d’ouvrages de ce genre se situe après le coup d’État de 1980, seconde période de re-kémalisation de la Turquie.

Voici quelques titres révélateurs :

La Vérité sur l’Anatolie orientale (Ahmet Arvasi) ;

Recherches sur les dialectes turcs zaza et kurmanç (Tuncer Gülensoy) ;

Du proto-turc au kurde d’aujourd’hui (Kazım Mirsan) ;

Le sud-est anatolien dans l’unité nationale turque (Hakkı Dursun Yıldız) ;

Les Turcs kurdes et les Turkmènes dans l’histoire (Ismet Parmaksızoglu) ;

Les Kurdes, une tribu turkestanaise ( Aydın Taneri) ;

Etc.

Outre la réédition d’ouvrages anciens comme ceux de Kadri Kemal Kop, le TKAE a publié une nouvelle génération d’auteurs, comme Hayri Basbug qui a relayé Kop dans la démonstration du caractère turc des dialectes kurdes zaza et kurmanç ; Abdullah Çay pour qui la fête de Newroz est originaire des forêts d’Ergenekon – et peut donc être officialisée sans dommage politique (ce qui fut fait entre 1995 et 1998) ; Sükrü Kaya Seferoglu qui croit établir l’équivalence entre kurde et turc au point de forger le mot Kürttürk.

Des ouvrages du même genre ont été édités par d’autres institutions comme le Türk Ikibin Vakfı ou l’Aydınlar Ocagı. Un auteur comme Reza Oguz Türkkan a longtemps continué d’écrire sur les populations américaines « d’origine turque », sur l’origine sumérienne (donc turque !) des Kurdes, etc. Ainsi la « thèse turque d’histoire », loin d’avoir été un caprice passager, une erreur temporaire d’Atatürk, vit encore, sert encore. En ne décourageant pas ces exercices, en les encourageant au contraire puisque l’armée reprend leurs conclusions 10, le pouvoir culturel turc à la fin du vingtième siècle cherchait à faire coïncider le millet turc (au sens religieux - c'est-à-dire la "nation" musulmane) avec un territoire (l’Anatolie), et une langue, puisque le Kurde n’est pas censé exister.

Ainsi a-t-on cherché à résoudre la tension entre l’Anatolie, lieu de la république, lieu de production du discours, d’une part, et les territoires de référence asiatiques, lieu de déroulement de l’histoire enseignée, d’autre part. D’où le renversement vertigineux signalé en début d’exposé : ce qui vient d’Asie intérieure est turc, et donc se trouve à sa place en Anatolie.

Mais l’évolution historiographique ne s’arrête pas là. Après des hésitations dans un sens plus classique ou au contraire plus « turquiste » encore qu’à l’époque de Mustafa Kemal, un nouveau récit historique scolaire a fait son apparition vers 1985, très influencé par l’idéologie de la « synthèse turco-islamique » et qui complique encore la perception de l’Anatolie.

Cette idéologie est basée sur une vision de l’histoire déjà en germe chez Ziya Gökalp, qui nourrit un nationalisme visant à renforcer l’identité musulmane des Turcs et à établir une synthèse entre la culture musulmane et la vieille culture turque des steppes. L’ensemble de ces perceptions est qualifié de « culture nationale » à partir de 1982. Elle est officialisée par la constitution et devient le fondement de la politique culturelle de la fin du XXe siècle.

Elle porte une nouvelle fois l’attention sur l’Asie, et doublement : par l’évocation de la culture des steppes ; par l’accent qui est porté sur les premiers sultanats turco-musulmans, lieu de conversion des Turcs à l’islam et donc sur le lieu de naissance de la « synthèse » (IXe-XIe siècles). Mais ce n’est pas la même Asie que celle, mythique, de la « thèse d’histoire ». Il s’agit de deux épisodes bien réels de l’histoire de l’Asie et de l’histoire des Turcs, l’un se situant au VIIIe siècle avec la culture des « Turcs célestes », immortalisée par les stèles de l’Orkhon, l’autre en Transoxiane, sur les plateaux irano-afghans, contemporain du cœur du Moyen-Age occidental.

Pourtant, l’Anatolie occupe une place de choix dans cette vision, car elle est le lieu d’accomplissement, de l’aboutissement de la culture turco-musulmane. En effet, la présence turque en Anatolie est légitimée non plus par l’antériorité mais par l’entrée du pays dans l’islam, le dar-ül Islâm, une conquête que les Arabes n’avaient eux-mêmes jamais pu accomplir. Cette justification religieuse suffit, car elle constitue un absolu. Avant de s’exprimer dans les manuels scolaires, ces idées avaient été émises par un autre groupe d’universitaires turcs. En tête, Ibrahim Kafesoglu, ainsi que Zekeriya Kitapçı, Hakkı Dursun Yıldız.

L’Anatolie prend un autre sens, une autre valeur. Elle est au croisement, à l’intersection de trois passés : asiatique/ethnique, proche-oriental/musulman, et anatolien/balkanique/ottoman. A ce carrefour naît la république, « éternelle patrie des Turcs » 11. Elle est l’objet d’une nouvelle saga, personnalisée par trois héros purement anatoliens qui correspondent aussi à des lieux : à l’est, le sultan Alparslan, qui ouvre l’Anatolie aux Turcs en 1071 en défaisant les Byzantins 12 ; à l’ouest, le sultan Mehmet le Conquérant, qui accomplit la saga en prenant Constantinople, surpassant les rivaux Arabes (1453). Mais le héros suprême qui défend, garantit, sauve et scelle la présence turque en Anatolie, c’est Mustafa Kemal, dont les lieux de bravoure sont une description de l’Anatolie profonde : les Dardanelles, le débarquement à Samsun, les congrès de Sıvas et d’Erzurum et bien sûr le nouveau siège du pouvoir, Ankara.

Une nouvelle contradiction surgit alors : qu’on définisse la turcité par l’ethnie, la langue ou la religion, il est impossible de faire de l’histoire de l’Anatolie une « histoire nationale ». D’ailleurs, les livres d’histoire qui portent ce titre (Millî Tarih) étendent leur récit sur les trois aires définies précédemment : asiatique, proche-orientale, anatolienne. Cette extraordinaire dispersion du récit historique se reflète dans les cartes des manuels qui définissent la topographie du discours.

Si l’enseignement est efficace, la conscience géographique turque devrait s’étendre sur un espace euro-asiatique dont ne sont exclus que le Japon et l’Indochine. Cette représentation contraste avec la cartographie historique des pays voisins, solidement amarrés au territoire national : Arménie, Azerbaïdjan, Iran, Grèce.

Dans le corpus des cartes historiques turques, un bon quart des cartes concerne les espaces asiatiques périphériques (y compris le Proche-Orient) ; 15 % représentent l’Eurasie entière ou dans sa partie centrale, « foyer originel » (anayurt) des Turcs ; 21 % représentent l’Europe ; enfin un tiers des cartes seulement est centré sur l’Anatolie et sa périphérie : l’espace ottoman (qui s’étend de l’Italie à Bagdad), le couple balkano-anatolien, enfin l’Anatolie, cadre utilisé pour représenter trois âges historiques seulement. Le cadre proprement anatolien est le plus fréquent (10 % des cartes dans l’ensemble), ce qui est tout de même très peu pour l’image du pays dans lequel est prodigué ce récit.

J’estime que les cartes présentent aux Turcs l’image d’une identité hypertrophiée, une enveloppe identitaire, qui place la Turquie dans un ensemble caractérisé seulement par son histoire et, en théorie, par son empreinte plus ou moins turque. Pour le citoyen, cela peut être à la fois une source de confusion, ou de fierté. Mais en tout cas l’Anatolie n’est que le lieu d’aboutissement d’un long processus, illustré par la grande confusion des mots de la nation :

Vatan (la patrie) – millet (la nation, au sens ambigu, national et religieux) – ulus (la nation, un mot d’origine mongole sans connotation religieuse) – yurt (le foyer) – anavatan (la mère-patrie) – anayurt (le foyer originel : l’Asie centrale) – yavruvatan (la petite patrie : Chypre) – atayurt (le foyer d’origine : les républiques d’Asie centrale) - atavatan (la patrie asiatique)…

Et pour ce qui est des mots de l’appartenance à la nation :

Vatandas (citoyen) – soydas (frère de race) – Türkler (les Turcs, en général) – dıs Türkler (les Turcs de l’extérieur, ceux des pays turcophones d’Asie) - et le très controversé Türkiyeliler (les habitants de la Turquie, quelle que soit leur appartenance ethnique ou religieuse).

Enfin pour ce qui est de la désignation du pays :

Türkiye Cumhuriyeti (la république de Turquie)– Türk cumhuriyetleri (les républiques turques ou turcophones) – Türkistan (le Turkestan) – Türk dünyası (le monde turc).

Et tout cela est recouvert par l’expression « histoire nationale », millî tarih !

Il existe pourtant des correctifs à dette dispersion.

On peut croiser les résultats de mon analyse cartographique avec ceux d’une autre approche. Dans un manuel de « sciences sociales » des années 1990, je me suis amusé à relever tous les mots utilisés à la forme possessive (suffixes en –miz, -mız, -müz, -muz13.

Il en existe 196, dont un groupe désigne des notions banales, comme l’environnement immédiat (« notre classe, notre village »…), les éléments naturels, économiques, administratifs de la géographie turque (« nos fleuves, notre commerce, nos départements »…).

42 notions employées au possessif désignent la communauté : « nos camarades », « notre vie », « nos voisins », « nos ancêtres » (arkadaslarımız, hayatımız, komsularımız, atalarımız… )

Trois désignent des valeurs : « notre culture nationale » (millî kültürümüz (6), « notre histoire » (tarihimiz (12), « nos devoirs (görevlerimiz (14) ;

Enfin vingt-trois mots désignent la nation, la patrie : « notre État » - devletimiz (5), « notre combat national » - millî mücadelemiz (7), « notre nation » - milletimiz (7), « notre patrie » - vatanımız (14), « notre constitution » - anayasamız (29), « notre pays » - ülkemiz (50), « notre foyer » - yurdumuz (232).

L’énorme prééminence de ce dernier terme est problématique ; yurt a un sens vague, c’est le foyer, le refuge qui peut se déplacer (puisque anayurt est l’Asie centrale…). Mais l’analyse révèle que yurt n’est employé que sous cette forme possessive yurdumuz ; et au contraire jamais l'expression "Asie intérieure" (anayurt) n’est employée au possessif. Ainsi yurt ne peut être que l’Anatolie : il n’y a pas d’autre foyer. L’Anayurt centre-asiatique est peuplée d’autres "Turcs" qui ne sont pas englobés dans le nous national, même s’il est fait état d’un nous ethnique. Il existe en tout cas une altérité turque.

Tel est le premier signe compensatoire à la dispersion.

Autres signes

La carte de la Turquie a été transformée en image puis en symbole national, comme l’est notre Marianne en France. Cette image est très fréquemment associée au drapeau pour former un symbole quasi officiel. Elle apparaît dans les manuels de lecture vers 1985. C’est l’association sol (patrie)/nation.

Türk çocuguyum détail

D’autre part, le sol anatolien est sacralisé par le sang. Dans les récits scolaires de batailles, on n’évoque pas le sang qui coule lors des conquêtes (Malazgirt, Fetih). Seul est évoqué le sang qui a coulé à Çanakkale (les Dardanelles), où les morts ont été très nombreux. Le montant élevé des pertes n’est pas honteux : il est clairement évoqué, peut-être même exagéré 14. Ces très nombreux morts se sont sacrifiés ; leur sang est le prix payé pour conserver la patrie. Ce prix élevé implique un devoir de reconnaissance du sacrifice des ancêtres, et la conscience de la responsabilité de devoir préserver ce pays de certains dangers.

Sur le plan symbolique, le sang imprègne le sol, le sol en est sacralisé, le sang a donné sa couleur au drapeau. D’ailleurs, le mot martyr est réservé aux morts de deux batailles seulement, dont l’une est Çanakkale : la hiérarchie ne fait pas de doute. L’Anatolie est le seul territoire sacré, le seul qui vaille le sacrifice, c’est le territoire exclusif de la citoyenneté.

Mais pas toute l’Anatolie ! L’Anatolie dans toute son étendue géographique certes, mais pas l’ensemble de l’héritage historique du passé anatolien. En effet, les périodes chrétiennes de l’histoire de l’Anatolie ne sont pas enseignées : Byzance, l’Arménie, les royaumes francs. Cette occultation renforce une perception de l’identité turque comme musulmane.

D’ailleurs, l’autre occurrence du mot « martyr » est la bataille de Bedir, livrée par les musulmans médinois, commandés par Mahomet, contre les Mecquois ; ainsi les guerriers sacralisés, tombés en martyrs, sont ceux qui ont défendu l’islam, et ceux qui ont défendu l’Anatolie. C’est conforme à la vision de la synthèse turco-islamique, et à la notion de millet : à la fois nation et communauté religieuse.

Ainsi l’Anatolie n’est pas « le pays de la race turque », c’est le territoire du millet turco-musulman au sein duquel on se sert encore de la politique culturelle des années trente pour essayer de gommer l’altérité kurde.

Conclusion

Tout ce que je viens d'exposer est purement imaginaire. Ce sont littéralement des histoires qu’on raconte aux enfants. Cela ne correspond ni à l’histoire ni à la mémoire réelles de la population anatolienne. Je viens de passer mon temps à enfoncer des portes ouvertes puisque bien évidemment les citoyens turcs naissent, vivent, travaillent, meurent en Anatolie. C’est leur pays sacré, c’est leur memleket, kutsal Anadolumuz, « notre Anatolie sacrée », même si ce n’est pas le pays de la « race turque ». Les lieux dont ils rêvent sont les lieux de l’enfance, les plateaux herbeux, à la rigueur l’Allemagne, mais pas les forêts d’Ergenekon.

L’Ergenekon, l’Asie centrale, l’anayurt, est seulement une image, une métaphore de l’identité turque idéalisée. L’Ergenekon, c’est l’Anatolie. C’est seulement pour affirmer la force de cette appartenance à l’Anatolie que la politique culturelle kémaliste a voulu procéder à cet extravagant détour asiatique. Cette politique n’a fait que jeter le trouble.

C’est pourquoi Eyüboglu commence son texte « Notre Anatolie » par l’étrange question : « Pourquoi ce pays est-il nôtre ? », à laquelle il répond tout aussi étrangement : « Ce pays est à nous, non parce que nous l’avons conquis, mais parce qu’il est à nous. »

C’est bien ce constant besoin de se justifier, fréquemment observable en Turquie, qui révèle le trouble jeté par le kémalisme culturel, qui n’a pas su construire une identité anatolienne.

 

Notes

 

1 « Bölücü terör örgütü halkımızı nasıl kandırıyor ? [Comment l’organisation séparatiste terroriste trompe-t-elle notre peuple ?] », dépliant distribué par l’armée à Istanbul, ne comportant aucune mention d’éditeur, d’imprimeur, ni de date. J’ai analysé cette carte in « La carte, l’armée, l’histoire », Diplomatie, n° 36, janvier-février 2009, p. 60.

2 Türkkan Reza Oguz, « Tarih ve Nüfus Sayısı Tahrifatları », Türk Yurdu, n° 198, février 2004, pp. 41-44. Cet article est disponible sur le Web.

3 Faik Sabri [Duran], Türkiye Cografyası, Lise Kitapları III. sınıf, Istanbul, Devlet Matbaası, 1929, pp. 177-178.

4 Cf. à ce sujet mes articles « ” La nation turque est musulmane ” : Histoire, islam et nationalisme », in Groc Gérard (dir.), Formes nouvelles de l’islam en Turquie. Les Annales de l’autre islam, n° 6, Inalco-Erism, Paris, 1999, pp. 327-342 ; et « Le nationalisme d’Etat en Turquie : ambiguïté des mots, enracinement dans le passé », in Dieckhoff A., Kastoryano R. (dir.), Nationalismes en mutation en Méditerranée orientale, Paris, CNRS-Editions, 2002, pp. 23-40.

5 Voir mon livre Espaces et temps de la nation turque, Paris, CNRS Editions, 1997.

6 Afet Inan, L’Anatolie, le pays de la “race” turque. Recherches sur les caractères anthropologiques des populations de la Turquie (enquête sur 64 000 individus). Préface d’Eugène Pittard, Genève, Georg & Cie, 1941,176 p., tableaux h.t.

7 Besikçi Ismail, “Türk Tarih Tezi”, “Günes-Dil Teorisi” ve Kürt sorunu [Les "Thèses d'histoire", la "Théorie langue-soleil" et le problème kurde], Ankara, Caglar Matbaası, 1977, 257 p. [réédité par Yurt Kitap-Yayın, Ankara, 1991]. Ismail Besikçi a été emprisonné à huit reprises (17 ans au total à ce jour) pour ses écrits.

8 Kop [Sevengil] Kadri Kemal, Anadolu’nun Dogu ve Güneydogu [Le sud et le sud-est anatolien], Ankara, Ayyıldız Matbaası, 1982, xiv-69 p. (publication du TKAE n° 60) ; et AraStırma ve düSüncelerim. Dogu ve Güneydogu Anadolu türkçesini etkileyen faktörler [Recherches et réflexions. Les facteurs d’influence sur le turc dans le sud et le sud-est], Ankara, Ayyıldız Matbaası, 1982, x-70 p. (publication du TKAE n° 58).

9 Afet Inan, « Dogu Illermizin Tarih öncesi Devirleri ile, Eski ve Orta Çaglardaki Durumu », rapport présenté à Ankara Üniversitesi Dil ve Tarih Cografya Fakültesi, 1951, publié sous forme de brochure par Maarif Vekaleti (1952), puis dans Afetinan, Tarih üzerine Inceleme ve Makaleler, Ankara, Akın Matbaası, 1960, pp. 203-222.

10 Ce qui suffit à expliquer que dans le cadre du Türk Kültür Planlama Teskilatı Raporu (Rapport sur l’organisation de la planification de la culture turque), « Le secrétariat général du comité de la Sécurité nationale (...) doit faire en sorte que la culture et les arts turcs fassent l’objet de recherches, de valorisation, et soient diffusées dans la société sur tout le territoire; en particulier, l’art et la musique turcs doivent être développés dans un esprit national. (...) La politique culturelle est considérée comme partie intégrante de la politique de sécurité nationale de l’Etat. » Rapport publié par l’Atatürk Yüksek Kurul en 1987, ainsi que par la revue 2000’e Dogru, 25-31 janvier 1987. Cf. mon livre Espaces et temps de la nation turque, Paris, CNRS Editions, 1997, pp. 81-84.

11 Cette expression est très fréquente concernant l’Anatolie. Cf. par exemple la conférence de Mehmet Altan Köymen publiée dans Belleten, 206, 1989, pp. 375-379. J’en ai traduit de larges extraits dans mon Espaces et temps de la nation turque, 1997, pp. 207-210.

12 Cf. mon article « Les prédécesseurs médiévaux d’Atatürk. Bilge kaghan et le sultan Alp Arslan », Revue d’Etude de la Méditerranée et du Monde Musulman, n° 89-90, 2000, pp. 217-243.

13 [Anonyme], Ilkokullar Için Sosyal Bilgiler 4-5, Istanbul, Millî Egitim Basımevi, 1992, 254-318 p.

14 Cf. E. Copeaux, « Les mots de la mort dans les manuels d’histoire turcs », in Veinstein Gilles (dir.), Les Ottomans et la mort. Permanences et mutations, Leiden, New-York, Köln, Brill, 1996, pp. 303-324.

 

 

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