Alors que trois journalistes, à nouveau, ont été condamnés la semaine dernière à la prison à vie (cf. Le Monde), le "procès KCK" a repris à Silivri pour une audience qui durera du 7 au 18 novembre. A titre de documentation, voici de larges extraits de la réponse d'Ayse Berktay à l'acte d'accusation, lors de l'audience de mars 2013 de ce procès-fleuve.
Rappel: Le "Collectif Van" a mis en place un Blog en français dédié à ce combat :
http://comitesoutiencollectifvan.blogspot.fr/
Page consacrée à Ayse Berktay :
http://comitesoutiencollectifvan.blogspot.fr/2013/11/biographie-dayse-berktay.html
Ayse Berktay
« Honorables membres de la Cour,
« J'ai adhéré au Parti de la paix et de la démocratie (BDP) en décembre 2009. En mars 2010, j'ai été élue dans son administration provinciale pour Istanbul et, en octobre 2010, dans le Conseil central féminin de ce parti. Pendant mon mandat, j'ai été responsable de la Commission de la presse et collaboré à la Commission des affaires étrangères du parti. »
« Durant mon enfance, on m'a appris que le refus de l'injustice et de l'inégalité était une vertu. »
« On m'a engagée à étudier et rechercher ; surtout, à ne jamais apprendre par cœur, sans jamais cesser d'apprendre. Mes parents m'ont appris que tous sont égaux ; ils m'ont appris combien la discrimination, la vanité, le mensonge sont choses détestables, et que le travail et la liberté sont les plus hautes valeurs, auxquelles, toute ma vie, je me suis efforcée de rester fidèle. Je suis devenue socialiste. »
« J'ai toujours été convaincue que l'injustice ne frappe pas seulement certaines personnes en particulier, mais qu'elle s'exerce indistinctement contre nous tous ; je ne pouvais accepter de vivre une vie soumise à de telles injustices. Je ne pouvais me résigner à vivre dans une société basée sur l'inégalité et l'injustice et où les actes répréhensibles sont la règle. Ma conscience s'est aiguisée en apprenant des autres, et faisant mienne l'idée que toute situation victimaire doit être partagée par nous tous. J'ai voulu contribuer à changer la situation actuelle, et c'est pourquoi je suis maintenant, à 58 ans, membre du BDP. »
« J'ai toujours eu une relation forte avec la langue, les mots, avec la compréhension et l'explication. Ce lien fort avec ma langue maternelle et mon amour des langues m'a poussée à devenir traductrice. Dans la mesure de mes moyens, je voulais être une passerelle, pour partager et faire partager l'expression. Je connais très bien ce que toute personne ressent vis-à-vis de sa propre langue maternelle. Je sais que la langue maternelle, c'est l'identité de chacun, c'est son existence même ; je sais combien vitale est la relation à la langue maternelle, vitale la place de la langue dans la vie de chacun, je connais la force qu'on peut en tirer, et je sais combien ce lien croît et s'enrichit. »
« Je sais aussi combien l'interdiction d'éduquer quelqu'un dans sa langue maternelle, et d'user de sa propre langue dans l'espace public signifie la mort de cette langue ; et détruire la langue maternelle, c'est détruire la mémoire, l'identité et la culture d'un peuple, c'est détruire une partie du monde où nous vivons. Ce n'est pas une simple question de politique ethnique. »
« Les langues sont la mémoire de l'humanité et du monde. Oeuvrer à maintenir vivante une langue maternelle c'est oeuvrer à maintenir en vie tout un peuple mais aussi l'humanité et le monde. C'est pourquoi il est juste de revendiquer la liberté de témoigner en justice dans sa langue maternelle. Elle procède de la volonté de protéger l'humanité. Il ne s'agit pas, comme le prétend l'acte d'accusation, de la revendication d'une organisation, qui ne procéderait pas d'une nécessité humaine. La position du BDP à cet égard est fondamentalement juste. »
« Depuis dix à quinze ans, j'ai été active dans la Fondation d'Histoire, la Fondation pour les droits des femmes, dans l’Initiative citoyenne pour la paix, la Commission pour la justice et la vérité sur la prison de Diyarbakır, et l'Initiative des femmes pour la paix. Au sein de la Fondation d'Histoire, j'ai contribué au travail de mise en critique de l'histoire officielle confrontée à l'histoire réelle, et au travail de réconciliation avec le passé. »
« Dans le cadre de la Fondation pour les droits des femmes, j'ai voulu contribuer aux recherches sur les droits des femmes, j'ai me suis engagée dans le combat des femmes, j'ai fait la connaissance des milieux féministes, et j'ai préparé des publications. En tant que représentante de la Fondation, j'ai participé au Comité consultatif sur les droits humains, organisé à l'initiative du Premier ministre. »
« Au sein de l'Initiative pour la paix, mouvement né à la suite du 11-septembre, mon action a porté sur les problèmes relatifs à la paix dans notre pays, dans notre région et dans le monde : la question kurde, la question arménienne, le problème chypriote, les relations avec la Grèce, le problème palestinien, le siège de Gaza, l'occupation militaire de l’Afghanistan et de l'Irak, etc. Nous avons remis en question les préjugés, le militarisme, le nationalisme, et les politiques militaristes, nous avons cherché à élaborer un langage qui offrirait une alternative à la politique belliciste dominante, à créer un dialogue qui puisse mener à des solutions pacifiques, et à élaborer un espace où ce dialogue puisse s'instaurer sous forme de rencontres, de colloques. »
« J'ai participé au mouvement contre la guerre tant au niveau national que mondial, dans des forums sociaux européens et mondiaux ; à des rencontres d'opposants à la guerre, à des comités s'opposant aux politiques bellicistes et hégémoniques. J'ai combattu la mentalité qu'on a cherché à nous imposer après le 11-septembre, la mentalité du "Vous devez choisir : être avec nous ou contre nous". Nous avons organisé des campagnes contre le vote du 1er mars au Parlement qui devait autoriser les Américains à pénétrer en Irak depuis la Turquie. Je suis l'une des fondatrices et coordinatrices du Tribunal mondial sur l'Irak (WTI), qui s'est créé dans le cadre du mouvement mondial contre la guerre en Irak, pour mettre en accusation les occupants de ce pays et remettre en cause les institutions internationales et le système qui ont rendu cette occupation possible. »
« En trois ans, ce réseau mondial a mené des campagnes et réalisé un travail qui a forcé le respect, dans le monde entier. »
« Malheureusement, je n'ai pas pu achever mon travail au sein de la Commission justice et vérité sur la prison de Diyarbakır, au cours duquel j'ai rencontré des personnes qui avaient été incarcérées dans la prison de Diyarbakır entre 1980 et 1984, écouté et enregistré leurs témoignages pour révéler la vérité sur ce qui est arrivé, pour mettre la société en face de la vérité sur cette prison, et pour débattre de la manière dont la justice pourrait être réformée. Durant la première phase de ce travail, nous avons interviewé d'anciens prisonniers, à Diyarbakır, Urfa, Batman. Cela m'a aidée à concevoir vraiment la réalité de la vie kurde dans notre pays. Je n'oublierai jamais les mots de ces gens qui ont accepté de nous confier le récit de leur vie, des mots tels que : " Nous sommes heureux de votre présence ici, mais c'est tard, n'est-ce pas ? Pourquoi êtes-vous venus si tard ? ", " Nous n'aurions jamais autant souffert si vous, à l'ouest, vous nous aviez simplement écoutés, si vous aviez élevé la voix par une protestation véhémente ", " Pourquoi n'avons-nous pas été entendus, pourquoi personne n'est-il venu nous écouter sur ce qui nous est arrivé, pour écouter ce que nous avions à dire, comment se fait-il qu'aucune colère n'est montée contre ces atrocités ? "
« Ces mots resteront toujours en moi. J'étais à Diyarbakır à l'occasion de Newroz en 2008. J'ai pu voir le raz-de-marée d'un peuple envahissant les places de la ville, un peuple qui sait ce qu'il veut, qui ne se laisse pas intimider par la menace, parce qu'il a confiance en ses droits, un peuple qui a dépassé le seuil de la peur, un peuple fier, déterminé, calme, dont la sérénité a atteint des proportions impressionnantes. »
« J'ai rejoint l'Initiative des femmes pour la paix, un groupe composé de femmes kurdes et turques qui se sont rassemblées sous la bannière " Nous avons à nous exprimer sur la paix et sur la force qui y fera parvenir ".
« Ensemble, nous avons voulu comprendre et analyser ce que la guerre et la politique belliciste signifient pour les femmes. Nous avons voulu créer un langage de paix qui aille au-delà des slogans et nous avons voulu étudier comment les politiques de guerre, nourries du nationalisme, du racisme et du militarisme, signifiaient sexisme illimité, violences et viols pour toutes les femmes de Turquie, qu'elles soient kurdes, turques, arméniennes ou arabes, et nous avons voulu propager la revendication d'une solution pacifique et démocratique. Femmes féministes, femmes socialistes, femmes kurdes révolutionnaires engagées dans la lutte pour la libération des femmes, toutes ensemble, nous avons voulu apprendre à connaître l'autre, à comprendre l'autre, à déterminer ce que serait la lutte que nous devions absolument entreprendre ensemble. »
(…)
« Le BDP milite pour une solution pacifique et démocratique du problème kurde ; il est fermement déterminé et croit en sa cause, tout en étant largement ouvert aux suggestions et aux critiques. Ses décisions ne reposent pas sur des ordres et directives, mais sont débattues entre ses membres et ses dirigeants, solidairement, pour parvenir au consensus. »
« Mais la vérité est que la presque totalité – sauf quatre - des soixante responsables départementaux du parti ont été arrêtés, y compris le co-président pour notre département, qui fait partie du comité exécutif du département, ainsi que la plupart de nos amis de la Direction de l'assemblée du parti pour Istanbul, et tous les directeurs de district. »
(...)
« Lorsque les problèmes deviennent, en apparence, irrémédiablement bloqués, et lorsque la volonté même de parvenir à un règlement semble s'épuiser, ou lorsque aucune solution ne semble plus possible, je crois qu'il faut oublier l'ensemble des préjugés, stéréotypes, clichés et mentalités, et reconsidérer les problèmes pour les appréhender calmement dans leur ensemble. Il faut faire effort sur soi pour se rendre capable d'entendre, de lire, de comprendre et d'écouter, sans recourir à quelque catégorisation du genre " c'est comme ça et pas autrement ", sans idées préconçues ni exclusion aucune. »
« Chaque fois qu'un mot ou une expression voit son usage interdit ou censuré, chaque fois qu'un créateur potentiel, activement engagé, est empêché de participer au débat, les possibilités de parvenir à une solution rapide et satisfaisante sont réduites. »
« Une politique – ou la recherche d'une solution - basée seulement sur la notion de sécurité revient à tenter d'effacer ce que nous appelons la question kurde. Or il s'agit essentiellement d'un problème de démocratie, provenant du refus d'accorder à ce peuple le droit d'exister, alors que la revendication du peuple kurde pour l'égalité, la démocratie et la liberté doit maintenant être garantie par la constitution. Se limiter à une politique de sécurité signifie également l'oblitération de cette question de la démocratie, néglige la revendication démocratique et la voix de ceux qui veulent la démocratie.
« C'est le choix qui a été fait dans cet acte d'accusation. »
« Pourtant, il existe une alternative, c'est la résolution pacifique du problème. Une approche selon laquelle les injustices et les inégalités qui ont causé cette crise et ces conflits seraient définis et résolus. C'est la voie qu'a choisie le BDP. Et c'est celle que j'ai choisie. »
« J'ai mis en accord ma propre vie avec les choix définis pour vous, ici même. Les accusations formulées par cet acte d'accusation remettent en question ma vie, mon existence sur cette terre autant qu'elles questionnent le BDP. Je ne peux l'accepter. Je dénonce ces accusations et demande mon acquittement. »
Le 14 mars 2013,
Ayşe (Berktay) Hacımirzaoğlu
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