Des célébrations de Newroz endeuillées par des dizaines de morts, la destruction par les forces étatiques de Sırnak et plusieurs bourgades, l'assassinat de l'intellectuel kurde Musa Anter et de plusieurs journalistes... Ces événements de l'année 1992 sont un énorme choc pour les Kurdes, les démocrates turcs et sont dénoncés à l'étranger. C'est une période noire qui commence, close par la capture d'Apo en 1999 et la victoire apparente de l'Etat.
[dernière modification : 27 décembre 2013]
Commémoration des événements de 1992 à Şırnak, en août 2009 (photo yuksekovahaber.com)
On a cru que la guerre au Kurdistan allait cesser lorsqu'Öcalan a été brièvement détenu à Rome, en novembre 1998, puis lors de son enlèvement au Kenya en février 1999. Mais depuis que le chef du PKK a été emprisonné à Imralı, la guerre a duré aussi longtemps qu'avant sa capture...
A supposer, d'ailleurs, que la guerre ait commencé en 1984 ! Certes, cette date est celle du début de l'insurrection armée du PKK, mais il est plus juste de considérer la date de 1925 comme le début des hostilités entre les Kurdes et l'Etat turc. En fait, le problème kurde était implicitement contenu dans les quatorze points de Wilson (janvier 1918) : « Aux régions turques de l'Empire ottoman actuel devraient être assurées la souveraineté et la sécurité ; mais aux autres nations qui sont maintenant sous la domination turque on devrait garantir une sécurité absolue de vie et la pleine possibilité de se développer d'une façon autonome ». Ces « autres nations » sont les non musulmans et les Kurdes de l'Empire. Le traité de Sèvres (1920) a tenu compte des idées de Wilson et visait à démembrer l'Empire, prévoyant entre autres l'existence d'un Kurdistan au sud-est de l'Anatolie, sous protection française et britannique. Le souvenir de ce projet de démembrement reste, jusqu'à nos jours, une blessure vive dans la mémoire nationale, comme le souligne Hamit Bozarslan dans son ouvrage La Question kurde: « Le souvenir du démembrement […] est décisif dans l'évaluation de l'enjeu que représente la question kurde » 1.
Après 1923, la victoire de Mustafa Kemal, la république de Turquie, sur une base territoriale incluant toute l'Anatolie, est reconnue par le traité de Lausanne qui rend le traité de Sèvres nul et non avenu. L'idée de séparatisme est désormais inacceptable et ne peut plus s'appuyer sur les textes internationaux. L'unité et l'indivisibilité sont les pierres de touche du nouvel Etat, mais l'idéologie d'alors n'envisage pas l'union de plusieurs peuples ou cultures en un seul pays, mais l'union des Turcs musulmans dans une république construite pour eux. Les Arméniens ont déjà été « éliminés », et les orthodoxes sont expulsés en 1922 puis en 1955-1960. Dans ses écrits des années 1990, Hamit Bozarslan cite des propos terrifiants - s'ils sont authentiques - du président Cemal Gürsel (1960-1966) ou du théoricien panturquiste Nihal Atsız, qui promettent aux Kurdes l'anéantissement de leur peuple en cas de soulèvement 2.
Ainsi c'est au cours des années vingt et trente qu'il faut chercher le début de la question kurde, avec le soulèvement de Cheikh Saïd, mû par la religion (1925), et la révolte de Dersim (1938), et la répression impitoyable qui a suivi. Le nombre des victimes, l'étendue des déportations, des destructions de villes et villages est encore mal connu, il le sera de mieux en mieux car la mémoire de ces massacres refait surface depuis quelques années. Si la rébellion a connu une pause par la suite, c'est simplement du fait de la sauvagerie de la répression, qui a non seulement terrorisé, mais provoqué une hémorragie dans la population et les rangs des insurgés kurdes (entre 10 000 et 40 000 morts). Qu'on pense aux décennies qui ont suivi la répression de la révolution de 1848 en France : il a fallu une génération pour que les forces se reconstituent, jusqu'à la Commune de Paris (1871). C'est ce qui se passe au Kurdistan des années cinquante à 1974.
La vision d'une guerre s'étendant sur une longue durée a eu du mal à s'imposer car, si l'on admet que le problème remonte aux années vingt, cela revient à rejeter une bonne part du kémalisme, et à rendre Atatürk lui-même au moins en partie responsable du malheur kurde. Le problème semble lié à l'histoire de la république, et semble aussi consubstantiel au régime que l'est le tabou sur le génocide des Arméniens.
Le lien entre les soulèvements du passé et ceux du présent, la continuité de la répression, sont établis par le sociologue Ismail Beşikçi dans son livre Hayali Kürdistan’ın dirilişi [La Renaissance du 'Kurdistan imaginaire'] (voir le compte rendu par ce lien) publié en 1998 3. La couverture du livre elle-même l'exprime, une caricature parue dans Milliyet du 19 septembre 1930. Le dessin représente une pierre tombale sur laquelle est gravée l'inscription : « Muhayyel Kürdistan burada medfundur, Ci-gît le Kurdistan rêvé ». En 1930, la presse kémaliste estimait le problème kurde réglé par la répression ! Ismail Beşikçi réinterprète les coups d'Etat de 1971 et 1980 comme des actes de la politique kurde de la Turquie, des tentatives de briser la renaissance du mouvement kurde. Et dès la première page du livre, il évoque les tortures psychologiques, les humiliations impardonnables imposées à la population ; ceux qui ont pris les armes à partir de 1984, écrit Beşikçi, sont ceux qui ont vu leurs parents ou grands-parents subir ces humiliations, peut-être plus durement ressenties encore que les violences physiques.
Le début de la dernière décennie du XXe siècle a été marqué par un palier dans la conduite de la guerre par l'Etat turc, qui n'a pas hésité à passer à un stade extrême de violence. Deux années de suite, en 1991 et 1992, la répression de la fête de Newroz a provoqué la mort de dizaines de personnes. Puis, l'Etat a retrouvé les méthodes utilisées dans les années trente, en menant une véritable guerre non seulement contre le PKK, mais contre la population kurde, attaquant et détruisant des villes (destruction de Şırnak, 18-21 août 1992), créant le vide dans les campagnes et les montagnes pour forcer la population à migrer (des centaines de villages évacués ou détruits), et la soustraire, pretendûment, à l'influence de la rébellion ; et en faisant assassiner les personnalités porteuses d'un espoir de solution pacifique (comme l'assassinat de de Vedat Aydın en juillet 1991, de Musa Anter le 20 septembre 1992) et de nombreux journalistes (huit assassinats entre février et août 1992). Ainsi, si l'on peut parler de continuité entre 1925 et nos jours, cette décennie 1990 reste particulière. Elle s'est terminée par la capture d'Öcalan, qui a semblé, à l'époque, mettre fin aux hostilités.
Yaşar Kemal partage avec Ismail Beşikçi cette vision longue du conflit. Dans un article écrit à la suite de l'assassinat de Musa Anter et à la destruction de la ville de Şırnak par l'armée turque, publié dans Cumhuriyet-Hafta du 2 octobre 1992 (texte en français sur ce lien), il dénonce « l’oppression archaïque contre les Kurdes depuis 70 ans ». Ce chiffre de « 70 ans » revient à plusieurs reprises dans son texte : « Si la culture kurde n'avait pas été oppressée pendant 70 ans... », « Le fléau qui s'abat sur nous est le fruit de mauvaises politiques menées depuis 70 ans »... Le diagnostic de Yaşar Kemal est implicite mais clair : il faut revoir le bilan du kémalisme, depuis le début.
Les deux affaires, l'attaque d'une ville par l'armée turque et l'assassinat à Diyarbakır de Musa Anter, intellectuel kurde de 74 ans unanimement respecté, ont provoqué un choc. Dans les semaines qui ont suivi, l'Institut kurde de Paris a préparé un épais dossier sur l'événement de Şırnak, sous le titre La situation au Kurdistan de Turquie. Il inclut des documents et témoignages capitaux sur cet été 1992, et s'appuie notamment sur le rapport d'une délégation de députés et de journalistes qui ont visité la ville quelques jours après l'attaque 4.
Şırnak, au sud du lac de Van, est une ville martyre qui avait connu déjà des dizaines de morts violentes lors de la répression du nouvel-an kurde (Newroz) le 21 mars 1992. Cinq mois plus tard, le 18 août, la ville était soumise à une véritable guerre, attaquée par 500 à 600 soldats et miliciens, appuyés par au moins un engin blindé. L' « attaque » avait commencé le 18 au soir ; immédiatement, l'électricité et le téléphone étaient coupés ; au matin du 19, un couvre-feu était appliqué avec interdiction de sortir pour toute la population. Après trois jours, la ville présentait un spectacle étrange, qui ne pouvait résulter d'un combat entre deux forces. En effet, alors qu'on comptait des milliers d'impacts de balles sur la maison de Mesut Uysal, président de la section du HEP 5 (le parti légal pro-kurde d'alors), que de nombreux commerces et bâtiments privés avaient été détruits, ainsi que la maison du maire, visiblement par armes lourdes... ni la préfecture, ni la direction de la sûreté, ni le bureau de conscription militaire, ni aucun bâtiment public n'avait été touché, contrairement aux allégations de la presse nationale des 20 et 21 août. En somme, tout ce qui représentait l’Etat était miraculeusement épargné par les balles. Plus étrange, ces centaines de combattants, qui avaient complètement encerclé la ville, n'ont pris ni tué aucun militant du PKK ; aucune arme ou matériel supposément pris au PKK n'a été exposé ni présenté à la presse, alors que c'est de règle dans ce genre d'événement. Les trois jours de « combats » ont provoqué la mort de plusieurs dizaines d'habitants, et la plus grande partie de la population a dû fuir la ville. Şırnak est devenue « ville interdite » à l'accès sévèrement réglementé et contrôlé par l'armée et la gendarmerie.
La commémoration de 2009 à Şırnak (photo yuksekovahaber.com)
Le rapport des parlementaires turcs a été confirmé par celui, extrêmement sévère, d'une mission effectuée très tôt, du 3 au 8 septembre 1992 par Lord Avebury, président de la Commission parlementaire des droits humains dans la région kurde, sous le titre Desolated and Profaned. Il figure également dans le document de l'Institut kurde de Paris (pp. 73-80), suivi de celui de la mission de trois juristes dépêchés par la Fédération internationale des droits de l'Homme du 17 au 24 septembre 1992 (pp. 85-104), enfin d'un rapport d'Amnesty International (pp. 105-123). Tous ces rapports, établis par des organismes sérieux et indépendants, sont accablants et concordent entre eux. En outre, l'événement a été couvert en France par Le Monde et Libération. Les sources ne manquent donc pas pour connaître la manière dont l'armée turque et ses auxiliaires menaient une guerre de destruction contre une partie de la population du pays 6.
En octobre 1992, cet épisode a été suivi de la destruction de la petite ville de Kulp (située à une centaine de kilomètres au nord-est de Diyarbakır), selon le même scénario. Selon un reportage de Libération (13 octobre 1992), l'électricité et le téléphone avaient été coupés avant l'attaque. Comme à Şırnak, malgré de nombreuses destructions, les bâtiments d'Etat n'ont pas été touchés.
Dans tous les lieux attaqués 7, les habitants doivent fuir ; le bétail est détruit, et tous les récits disponibles établissent qu'il s'agit chaque fois de mises en scènes. Les lieux attaqués n'abritaient pas de forces du PKK au moment de l'attaque. Les forces étatiques (l'armée mais peut-être surtout les milices paramilitaires) ont simulé des combats pour donner prétexte à la destruction et à l'intimidation, pour forcer les habitants à partir et priver la rébellion de refuges et de soutien.
La lecture de ces documents est effrayante, mais la réalité l'est encore plus. Au début de la décennie 1990, l'Etat turc, comme en 1925 et 1938, est entré en guerre contre une partie de sa population. Il était alors dirigé (jusqu'en 1993) par Turgut Özal, qui pourtant est parfois considéré comme l'un de ceux qui auraient pu résoudre la question kurde s'il n'était mort prématurément (certaines allégations parlent d'un empoisonnement). Il avait certes permis de petites avancées, comme l'abolition de la loi interdisant l'usage de la langue kurde. Mais la loi anti-terroriste anéantissait en même temps les « avancées » car toute manifestation de la culture kurde pouvait être considérée comme un acte terroriste ou comme preuve d'appartenance à un « mouvement ». Cet amalgame fonctionne encore très bien aujourd'hui.
En réalité, le gouvernement du parti d'Özal, l'ANAP 8, ne s'est pas distingué par sa bienveillance ; le coup d'Etat militaire de 1980 avait déjà très lourdement frappé le mouvement kurde, et la répression a continué après le décès de Turgut Özal (1993), durant toute la décennie et au-delà. Le document de l'Institut kurde cite un article de Cumhuriyet, du 12 décembre 1989, qui fait le bilan des cinq années de pouvoir de l'ANAP : 2 000 ans de peines de prison requises contre 2 700 écrivains, traducteurs et journalistes, plus de 200 000 livres détruits, plus de 23 000 associations interdites. C'est bien Turgut Özal, peu après la destruction de Şırnak, qui déclarait dans un discours prononcé non loin, à Uludere, qu'il valait mieux que les habitants quittent la région : il n'envisageait ni plus ni moins qu'un déplacement de 500 000 personnes 9...
Ainsi, depuis la reprise de la rébellion armée en 1984, des pouvoirs divers se sont succédé, sans qu'on observe aucun changement important dans la gestion du problème : gouvernement militaire après le coup d'Etat, pouvoir de l'ANAP sous Turgut Özal (1983-1993), du DYP 10 sous Demirel (centre-droite, 1991-1996), l'islamiste Refah (1996-1997), à nouveau l'ANAP sous Mesut Yılmaz puis le DSP (Parti démocratique de gauche) de Bülent Ecevit (1999-2002), enfin l'islamiste AKP depuis 2002 : le mode de gestion de la question kurde est d'une désespérante continuité, jusqu'à ce que soient mis en route les pourparlers de paix dits « processus d'Imralı » (automne 2012).
Ce qui fait la continuité, en dépit des alternances politiques, ce sont plusieurs éléments de l' « Etat profond » qui, eux, sont restés immuables durant ces trente années : l'armée ; un lourd appareil administratif de contrôle de la région kurde ; un appareil répressif à large spectre 11 (la « loi anti-terrorisme ») ; la sous-traitance du conflit par une machine paramilitaire qui inclut des milices d'élite, des « protecteurs » armés et disséminés partout ; enfin l'instrumentalisation à la fois par l'Etat et par le PKK du système tribal et de son contrôle sur la société 12- chacun de ces éléments résultant d'ailleurs d'une tendance ancienne, remontant au moins au XIXe siècle.
De 1982 à 2002, le sud-est de la Turquie a été régi dans le cadre d'un état d'exception (Olağanüstü Hal, en abrégé OHAL), dont la mise en œuvre est prévue par la constitution de 1982. La « loi sur l'état d'exception » de 1983 en a précisé les conditions d'application et d'organisation, a donné une assise légale aux opérations militaires et institué un « Commandement spécial de la gendarmerie pour l'ordre public » (Jandarma Asayiş Komutanlığı) 13. A la même époque est créé un organisme répressif souterrain, le JITEM, dépendant également de la gendarmerie 14. Théoriquement, la loi sur l'état d'exception était prévue pour faire face à la gestion des catastrophes naturelles, des épidémies, des crises économiques graves. En fait, elle était applicable « lorsque des mouvements violents et étendus visent à détruire l’ordre démocratique constitutionnel, les droits fondamentaux, les libertés ; ou lorsque l’ordre public est gravement menacé par des événements violents 15 ». La décision de mettre un ou plusieurs départements sous état d’exception est prise pour une durée de six mois, reconductible indéfiniment, par le conseil des ministres présidé par le président de la république, après avis du Conseil national de sécurité (MGK), c'est-à-dire de l'armée. L'OHAL a d'abord été appliqué à huit départements (Bingöl, Diyarbakır, Elazığ, Hakkari, Mardin, Siirt, Tunceli et Van) ; Adıyaman, Bitlis et Muş ont été ajoutés ensuite 16. Le rétrécissement de la zone commence en 1996, pour ne plus concerner à la fin que les départements de Diyarbakır, Hakkari et Tunceli, qui ont donc connu 19 ans de régime d'exception. Bien plus même, car avant l’instauration de l’état d’exception le régime de ces régions n’était pas « ordinaire », car la loi martiale (sıkıyönetim) y était appliquée depuis 1978 – bien avant que ne commence l'insurrection armée du PKK 17 !
En 1987, les départements sous état d’exception ont été placés sous la responsabilité d’un super-préfet (Olağanüstüsü Hal Bölge Valisi) siégeant à Diyarbakır. Ce haut fonctionnaire a des pouvoirs étendus de censure et un droit de contrôle sur les programmes de radio et de télévision, même ceux qui sont diffusés par l’Etat ; il peut interdire toute grève, mouvement social ou activité syndicale ; il peut autoritairement déplacer ou muter les fonctionnaires, saisir la Cour de sûreté de l’État, faire procéder à des perquisitions dans les domiciles privés et les lieux de travail ; il est en outre chargé d’organiser l’émigration des personnes « mises dans une situation difficile par les circonstances, ou qui subissent des pressions », autrement dit la déportation des villageois. Dans les départements soumis à l’état d’exception, les peines prévues par certains articles du code pénal peuvent être doublées.
La vie sous état d'exception
Dans la presse, de rares articles décrivent la vie dans les départements sous état d’exception. Leyla Tavşanoğlu, en août 1998, a visité Van et sa région 18. C’est l’époque de l’année où les journaux d’Istanbul « redécouvrent » le problème de la guerre en raison de l'arrivée massive de saisonniers kurdes, dans des conditions inhumaines, dans les régions de culture des noisettes qui s’étendent jusqu'à Arifiye, aux portes d’Istanbul. Cet été-là, le préfet d’Ordu (sur la mer Noire) s’était distingué en faisant interdire son département à ces saisonniers. C’est dans ce contexte assez tendu que paraît le reportage de Tavşanoğlu.
Comme Orhan Pamuk le fait constamment à propos de Kars dans son roman Neige, Tavşanoğlu rappelle que ces villes de l’est n’ont pas toujours été misérables : Van, écrit-elle, était une ville « très avancée », accueillant cinq consulats étrangers, et dès 1906 une chambre de commerce ; Turcs, Kurdes et Arméniens y vivaient mêlés. Aujourd’hui, la ville étouffe sous ses nouveaux habitants : en une seule année, la population est passée de 150 000 à 280 000 personnes. Les nouveaux venus sont des villageois qui ont fui « la terreur » - c’est le nom de la guerre – car l’élevage est devenu impossible dans le département. Pourtant les autorités se flattent d’avoir « frappé la terreur au ventre » ; est-ce à dire que pour éliminer la « terreur », il fallait détruire l’économie de la région ?
Personne n’investit ni ne s’investit dans la région. La raison ne tient pas à l’insécurité mais au carcan imposé par l'OHAL, aux horaires du couvre-feu, en premier lieu, qui tuent l’activité économique. Le trafic routier est interdit dans toute la région de 16 heures à 7 heures : comment pourrait-on y faire du commerce ? A Hoşap, petite ville au sud de Van, il n’y a tout simplement plus d’activité commerciale.
Un journaliste, d’ailleurs, ne travaille pas comme il veut dans une région de régime spécial ; pour visiter Bahçesaray, dont le maire, Neci Orhan (ANAP) avait été arrêté, Leyla Tavşanoğlu dispose d’un permis de séjour limité à deux heures ! Ce village est coupé du monde, aucune activité n’y est possible. Les gens meurent d’ennui, ou jouent aux échecs. Tous les responsables de l’opposition qu'elle interroge sont formels : « Si des élections avaient lieu aujourd’hui, le [parti pro-kurde HADEP] les remporterait. Les autorités le savent et c'est pourquoi le siège du HADEP à Van, et ses bureaux dans toutes les sous-préfectures du département ont été fermés ». Leyla Tavşanoğlu conclut par un fataliste « Voilà, c’est ainsi ! ».
Voilà en effet le cadre dans lequel peuvent opérer tranquillement les équipes des « opérations spéciales », dénommées couramment « équipes spéciales » (özel tim).
L'article de Leyla Tavşanoğlu paraît précisément le 19 août 1998 : c'est le jour même où Pınar Selek est accusée de complicité dans l'imaginaire « attentat terroriste » du Marché égyptien. Sous des formes diverses, la répression contre le mouvement d'émancipation des Kurdes frappe partout (cf. l'article « 1998, un été ordinaire ».
De prochains articles porteront sur les « équipes spéciales », sur certains événements de la guerre et aussi sur l'arrestation manquée d'Apo à Rome en 1998.
Lire également l' Esquisse n° 48 - La guerre : les "protecteurs de village"
Notes