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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Esquisse n° 33 - Un « discours de vérité » de l'Etat sur les Kurdes

Publié par Etienne Copeaux sur 19 Janvier 2013, 10:43am

Catégories : #La Turquie des années 1990, #Kurdistan

[dernière modification : 27 janvier 2013]

 

A la fin du mois d'avril 1998, l'état-major de l'armée turque avait organisé dans les locaux de la banque Ziraat, rue Istiklal à Istanbul, une exposition sur « Les forces armées turques dans leur combat contre le terrorisme », qui visait à dénoncer les violences de l' « organisation terroriste ». On remettait aux visiteurs un document sur papier glacé, intitulé « Comment l'organisation terroriste trompe notre peuple ». Il ne comporte pas de mention d'éditeur ni même d'imprimeur ; mais, distribué dans le cadre d'une exposition organisée par l'armée, dont les « guides » étaient des officiers, son origine ne fait pas de doute. Quatre pages de textes, trois de photos, une carte : le tout peut être considéré comme un discours de l'armée, un de ces « discours de vérité » dont parle Foucault dans le cours au Collège de France du 14 janvier 1976 : « Il n'y a pas d'exercice du pouvoir sans une certaine économie des discours de vérité ».

 

98.04.26 tg expo anti-PKK 1

Photo Türkiye, 26 avril 1998. Un officier supérieur fait visiter l'exposition au président Demirel.

 

L'origine étatique du document transparaît par le lieu même de sa diffusion, mais aussi par les emplois du « nous » (biz) ou autres formes possessives (notre, nos – en turc le suffixe -miz et ses variantes), qui créent, entre l'énonciateur et le lecteur (destinataire) une communauté faite de tous les éléments ainsi connotés.

Les quatre textes du document commencent par une invocation que, pour rester près de la forme turque, je traduis volontairement sous une forme inusitée en français : « Nos chers frères ! » (Sevgili kardeslerimiz !), « Nos chers citoyens ! » (Sevgili vatadaslarımız!) et surtout « Notre grand peuple ! » (Yüce Halkımız) et « Notre grande nation ! » (Yüce milletimiz) ; ce sont des formes fréquemment employées par les dirigeants s'adressant aux administrés, qui dénotent le rang hiérarchique élevé de l'énonciateur.

Les autres mots connotés par la forme possessive sont Etat, constitution, forces de sécurité, patrie, investisseurs ; combat, protecteurs de village, sang ; jeunes, jeunes filles, honneur, liberté. Ainsi la communauté est définie : une nation, un territoire et sa population ; et par-dessus tout son Etat et ses institutions qui mènent le combat visant à la protéger. Ils forment le « nous » global du discours : « Nous continuerons notre combat », « Nous estimons que notre grand peuple... », « Notre grand peuple est intimement lié à son Etat et à ses forces armées ». Les « autres », désignés par un « ils » (onlar), sont toujours « l'organisation terroriste et séparatiste », ses « éléments » et ses « cadres », appuyés par des ennemis extérieurs arméniens et syriens. Les Kurdes ne peuvent être désignés comme « autres » puisqu'ils font partie de la communauté définie comme « notre peuple » dans le titre ; c'est pourquoi une partie du texte vise à nier toute altérité à cette population.

Le document comprend trois types de discours : textuel, iconographique et cartographique. Le discours textuel est partagé en quatre pages ; la première nie l'existence d'une altérité et réfute la proposition-titre, « L'organisation terroriste séparatiste prétend que les Kurdes sont une race différente et qu'il combat pour leur liberté », en recourant à la rhétorique historique du nationalisme turc, mise en place à la fin du XIXsiècle et reprise par Atatürk en personne sous le nom de « thèse turque d'histoire » (Türk Tarih Tezi). Le mot « kurde » désignerait le nomadisme : ce serait le nom d'une tribu turque venue d'Asie centrale, un nom qu'on rencontrerait sur les bords du Ienisseï. Le grand public turc a été formé, par l'école et depuis les années trente, à considérer que tout ce qui vient d'Asie centrale est turc : c'est une des principales inférences du discours officiel. Ainsi l'origine turque des Kurdes ne ferait aucun doute ; en outre, « ils ont les mêmes coutumes, le même artisanat, les mêmes croyances, la même culture ».

L'argumentation historique s'appuie sur une carte que je croyais appartenir à un autre temps, l'époque où Atatürk refaisait l'histoire pour « prouver » l'origine turque de toutes les civilisations et de toutes les langues du monde (la fameuse théorie solaire de la langue, Günes-Dil Teorisi). C'est une carte du continent eurasiatique intitulée « La place de la tribu kurde dans l'histoire et la géographie des Turcs » ; elle localise le « foyer originel » (Türklerin ilk anayurdu), au sud du lac Baïkal, d'où sont partis les Turcs, fondant au passage des empires comme ceux des Turcs célestes, des Seldjoukides et des Ottomans.

       Kürt boyu, la carte002

 

Mêlés aux Turcs selon cette carte, les Kurdes se seraient installés partout sur le passage de ces migrations : du sud de la Russie à la Hongrie, de la Transoxiane à la Mésopotamie. Leur parcours est tracé par des flèches à partir de leur « foyer d'origine » (Kürt boyunun yurtları)... qui serait le même que celui des Turcs.

En 1998, j'ai été stupéfait de voir la réapparition de cette rhétorique historique datant des années 1890, devenue discours historique officiel de la république en 1931. Et son utilisation par l'armée, dans un cadre polémique visant à nier l'existence des Kurdes comme peuple, se situe dans une continuité étonnante, jalonnée par trois temps forts. En premier lieu, les années trente voient l'officialisation et la scolarisation du discours de la « thèse d'histoire turque » en recourant à toute une pseudo-recherche académique 1. La "thèse d'histoire" a été appliquée aux Kurdes par un intellectuel d'origine kurde, Sükrü Mehmet Sekban, dans une brochure publiée en français aux éditions PUF en 1933 : La Question kurde. Il y expose l'origine prétendument centre-asiatique des Kurdes, leur appartenance à la "race" turque ou touranienne, et conclut : "En réalité : Turc, Kurde, ce ne sont là que des prénoms, Touranien est notre nom de famille". Cette brochure est publiée en turc en 1970.

Le second temps fort se situe au cours des années quatre-vingt, quand de nombreux universitaires complaisants sont enrôlés pour appliquer plus précisément encore les conclusions de la « thèse d'histoire » aux Kurdes, « prouver » que les Kurdes sont des Turcs et que la langue kurde est un dialecte turc (cf. l'article « Le TKAE et les Kurdes »). Enfin, le même type de discours réapparaît à l'extrême fin du XXe siècle, dans un contexte de guerre.

Une telle continuité prouve que, près de 70 ans après sa genèse, la rhétorique pseudo-historique du temps d'Atatürk n'était pas morte ; qu'elle pouvait encore servir l'Etat dans son entreprise de négation de toute identité non-turque ; et a contrario, cela prouve que la négation de toute altérité (arménienne, kurde, orthodoxe) en territoire anatolien était bien la fonction première de la « thèse d'histoire » et l'objectif du fondateur de la république. La continuité du discours illustre la continuité de la politique d’homogénéisation culturelle et du négationnisme – historique, sociologique, linguistique - qui l'accompagne. Le sociologue Ismail Besikçi, un des intellectuels les plus persécutés de Turquie, a été le premier ou l'un des premiers à violer le tabou sur cet aspect de la politique culturelle d'Atatürk en l'analysant sous l'angle de la question kurde 2.

Les autres textes du document nient l'existence de toute discrimination envers les Kurdes, et affirment que ceux-ci ne sont pas des citoyens de seconde zone, « comme le prétend l'organisation terroriste séparatiste » : « Quelle que soit leur origine, nos citoyens sont égaux devant la loi, ils peuvent aller dans les écoles de leur choix – et ils y vont ; ils peuvent entrer dans le métier qui leur plaît – et ils le font ; nulle part, à aucun moment, ils ne sont l'objet de discrimination ; il n'existe aucun obstacle ni discrimination quant à l'embauche, aux salaires, ni en ce qui concerne la liberté de conscience, de pensée et d'activité économique. Bien au contraire, nos investisseurs disposent grâce à notre Etat de toutes sortes de facilités dans le sud-est et l'est de l'Anatolie. Voudrait-on que l'organisation terroriste séparatiste nous transforme en esclaves du communisme en empêchant notre population, dans la région, de bénéficier d'infrastructures, d'accéder à l’enseignement, aux services de santé, à l'emploi, bref en l'affamant ? »

« Nous, nous estimons que notre grand peuple n'est pas digne de subir un régime inhumain et anachronique, et nous continuerons ensemble avec notre peuple notre combat jusqu'à ce que l'organisation terroriste soit anéantie... Nos citoyens vivent ensemble depuis tellement longtemps, ils sont tellement mêlés qu'il est impossible de le séparer. (…) Nous jurons sur notre honneur que nous protégerons notre belle patrie et notre liberté, jusqu'à la dernière goutte de notre sang. »

D'autres textes encore dénoncent les méthodes de l' « organisation » : les « prétendus tribunaux populaires », les embrigadements forcés – y compris des jeunes filles livrées aux « cadres arméniens et syriens » ; le racket de la population, la réquisition de biens, de vêtements, de matériel, la destruction de villages, d'écoles, l'assassinat d'instituteurs et d'imams...

« Eux seuls sont responsables des assassinats politiques non élucidés, ce sont eux qui assassinent sous couvert de meurtres d'honneur, ce sont eux-mêmes qui s'entre-tuent pour des questions de rivalité et de pouvoir, et qui ensuite accusent l'Etat de ces meurtres ; ils tuent des personnes bien connues et estimées du peuple parce qu'ils ont peur que ceux-ci ne leur fassent du tort ; ce sont eux, vêtus d'uniformes de la police et de l'armée, qui pillent, détruisent et incendient les villages. (…) Au contraire, l’État ouvre des routes, construit des usines, apporte l'eau et l’électricité, les services d'éducation, de santé, d'hygiène ; l'Etat apporte la sécurité : est-ce que l'Etat ne travaille pas à faciliter les conditions de vie de notre peuple ? »

« (…) Désormais, l'organisation terroriste séparatiste ne pourra plus tromper notre peuple avec ses mensonges. Notre grand peuple est intimement lié à son Etat et à ses forces armées. Aucune force ne pourra faire obstacle au développement et au progrès de la civilisation moderne. »

 

terör örgütü 1

 

Le document s'ouvre sur un photomontage rassurant sur le peuple du sud-est du pays ; les trois clichés en donnent une image rurale et paisible : des villageois dansent le halayavec un homme cravaté qui est peut-être l'instituteur du lieu ; une petite fille file du coton en rêvant ; des hommes discutent du prix d'un mouton au marché. Toutes les femmes sont en costume traditionnel. Ce sont des images classiques de la Turquie profonde et paisible, d'un peuple qui « se laisse tromper » par l' « organisation terroriste séparatiste ».

Celle-ci – jamais désignée par le sigle PKK – agit dans la région contre la vie des habitants et contre l'action de l'Etat ; c'est le message de deux photos assemblées sur une page, censées révéler le « vrai visage » de l'organisation. Sur l'une, du matériel de chantier détruit. Sur l'autre, les corps de trois enfants auprès desquels une femme se lamente. A ce couple de photos s'oppose un autre, représentant le travail d'équipement de l'Etat : le barrage Atatürk et des chasse-neige déblayant une route de montagne.

 

terör örgütü 3       terör örgütü 2

 

En 1998, la guerre était dans sa quatorzième année, et les dégâts étaient effrayants : des dizaines de milliers de morts, des massacres sans nombre, plusieurs milliers de villages détruits ou vidés de leur population, un rapide gonflement de l'habitat précaire dans les villes, une militarisation inquiétante de la société par la multiplication des auxiliaires civils de l'armée dits « protecteurs de villages » ; et presque quotidiennement, des comptes rendus d'obsèques de soldats dans la presse. En même temps que l'armée continuait de lutter sur le terrain contre le PKK, les services turcs traquaient son chef, Abdullah Öcalan (Apo) réfugié en Syrie, puis en Italie (fin 1998) enfin au Kenya où il fut enlevé par un commando spécial en février 1999. A ce moment, la population turque croyait entrer en paix.

Depuis qu'un planton m'a remis ce document à la sortie de l'exposition rue Istiklal, quinze ans ont passé, et la guerre va entrer dans sa vingt-neuvième année. Le « discours de vérité » produit par l'Etat n'a rien masqué, il a été totalement, inefficace et destructeur, il a flotté sur le pays comme une représentation fantôme, une légende à laquelle seule l'extrême-droite voulait croire. Depuis 1998 quelques étapes ont été franchies, mais on continue d'emprisonner, on emprisonne même de plus en plus, ceux et celles qui refusent toute « vérité » fabriquée.

 

 Articles connexes sur ce blog :

 « Histoire d'une carte (2) : l'Asie »

« Citoyenneté turque, territoire anatolien »

« Le TKAE et les Kurdes »

« Le réveil du 'Kurdistan imaginaire' d'Ismail Besikçi »

 

1Voir mon ouvrage Espaces et temps de la nation turque, CNRS-Éditions, 1997. Et celui de Büsra Ersanlı, Iktidar ve Tarih. Iktidar ve Tarih. Türkiye’de “Resmi Tarih” Tezinin Olusumu (1929-1937), [Le pouvoir et l’histoire. Genèse des thèses de l’”histoire officielle” en Turquie], Istanbul, Afa Yayınları, 1992, 230 p. (réédité en 2003 par Iletisim).

2Ismail Besikçi, “Türk Tarih Tezi”, “Günes-Dil Teorisi” ve Kürt sorunu [La "Thèse d'histoire turque", la "Théorie solaire de la langue" et le problème kurde], Ankara, Caglar Matbaası, 1977, 257 p. [réédité par Yurt Kitap-Yayın, Ankara, 1991].

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