La liberté des étudiants, doctorants, jeunes chercheurs, est menacée en Turquie. En brandissant l'épée de Damoclès de l'emprisonnement - qui, même bref, compromet la suite des études - les dirigeants turcs espèrent obtenir une soumission des intellectuels. Place au conformisme ! Si vous faites une thèse sur le génie d'Atatürk, vous ne serez jamais ennuyé ! Un poste d'enseignant vous est garanti ! En revanche, toute réflexion, toute recherche, tout écrit sur des sujets "sensibles" - c'est-à-dire sur la nature même de la Turquie contemporaine - entraînent des risques sérieux.
J'ai toujours pensé que la Turquie, loin d'être un pays à la traîne, est en avance sur nous, sur l'Europe de l'Ouest. C'est pourquoi j'ai intitulé ma rubrique sur la répression "le modèle turc". Ce n'est pas par dérision.
Avez-vous remarqué comme les valeurs nationalistes reviennent en faveur en France, et pas seulement à l'extrême-droite ? Comme les icônes nationales redeviennent sacrées, à l'aide du sport notamment ? Modèle turc !
Avez-vous remarqué comme les partis politiques se fondent dans une même soupe centriste, avec des personnalités qui, sans se gêner, passent d'un parti à l'autre en fonction des chances que leur offrent telle ou telle formation ? On ne peut même pas dire qu'ils trahissent : il n'y a plus d'autre valeur que la carrière. Modèle turc !
Avez-vous remarqué comme le débat "ethnique" reprend vigueur, et comme une personne "d'origine algérienne" quoique française et née en France peut être considérée comme "étrangère" exactement comme sont considérés comme "étrangers" les Arméniens ou Grecs orthodoxes, "citoyens turcs de nationalité étrangère", qui ont toujours vécu en Turquie ? Modèle turc !
Mais surtout, avez vous remarqué qu'en France, dans le débat sur la présidentielle, il y a une question que personne ne veut envisager ? Quand les médias et les commentateurs essaient d'imaginer ce qui adviendra si Sarkozy est réélu, ils n'envisagent que les conséquences économiques : gouvernement pour les riches, pour le patronat, licenciements, accentuation de la crise...
Certes, c'est très grave, mais personne ne veut regarder en face la menace sur la gouvernance elle-même. Je veux dire qu'une dérive autoritaire serait possible. Le modèle turc est tout prêt. Renforcement des valeurs nationales qui servent de prétexte au contrôle et à une répression larvée (délation, mises à l'écart professionnelles, contrôle social accru sur les "déviances"). Agitation d'une menace mortelle pour la nation : en Turquie, la menace du "terrorisme kurde" fonctionne parfaitement et par l'instauration de lois spéciales permet une répression sans limites ; en France, on voit poindre la "menace islamiste", on commence à inquiéter les porteurs de djellaba, on pourrait inquiéter tous les musulmans pratiquants : il devient facile d'arrêter préventivement - comme en Turquie.
Contrôle sur les intellectuels, en utilisant des outils préexistants (la cooptation universitaire sous prétexte de contrôle "scientifique", les commissions de recrutement qui agissent arbitrairement etc.) ou des méthodes policières (cas de la Turquie) ou des méthodes visant à se débarrasser des étrangers (cas de la France). Ou simplement de méthodes économiques, en coupant les vivres au étudiants et doctorants : bourses, allocations de recherche).
Il n'est même pas nécessaire d'emprisonner pour décourager ; les conditions économiques imposées à beaucoup de doctorants ou post-doctorants de ma connaissance, souvent des intellectuels remarquables, sont scandaleuses. Je connais des doctorants véritablement héroïques, qui sont obligés à 30 ou 40 ans d'accepter des petits boulots chichement payés pour survivre, et malgré tout travaillent à leur thèse avec acharnement - sans grand espoir de trouver un poste à l'issue de la soutenance.
Je dis cela parce qu'en même temps que les étudiants turcs subissent une répression peu commune, le gouvernement français fait pression sur les étudiants étrangers.
Si Sarkozy est réélu, la France peut très bien évoluer dans le sens de la Turquie, tout en restant, comme la Turquie, une "démocratie", avec des élections libres, une presse apparemment libre mais soumise à l'autocensure, un droit de critiquer les gouvernants dans certaines limites.
Simplement, il suffit d'établir un cadre dont il serait interdit de sortir, et dont les limites seraient définies par des "menaces terroristes", une "nécessaire solidarité face à la crise", une obligation de "rester soudés dans la nation, autour du drapeau", un "renforcement de notre identité nationale", elle-même menacée : tout cela pourrait être invoqué pour légitimer une répression sur toute forme d'expression (journalisme, édition, recherche, arts), sans aucunement renoncer au régime parlementaire.
Nous avons connu un régime assez dur après 1968, sous de Gaulle puis Pompidou, lorsqu'opéraient des ministres comme Raymond Marcellin, Charles Pasqua... Ce qui est advenu peut revenir ; ce qui est advenu dans un pays peut arriver dans un autre. Qui peut affirmer que ce qui existe en Turquie aujourd'hui, ou ce qui a existé en Grèce entre 1967 et 1974, ou ce qui menace actuellement en Hongrie serait "inenvisageable" en France ?
Le "modèle turc", modèle ultra-libéral, me fait peur, pour nos amis turcs, et pour nous-mêmes.
C'est pourquoi j'attire votre attention sur le mouvement contre la circulaire Guéant, qui avait lancé une pétition et un système de parrainage pour défendre les étudiants étrangers menacés.
Voici ci-dessous la circulaire qui a été envoyée aux signataires de la pétition. Je vous engage à cliquer sur les liens, notamment celui qui renvoie à la réaction du Professeur Antoine Georges dans Le Monde du 3 avril.
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