A Kayseri s'est déroulée le 3 février la seconde audience du procès des meurtriers d'Ali Ismail Korkmaz, mort sous les coups de policiers et de citoyens à Eskisehir, au cours d'une manifestation de protestation contre les violences policières d'Istanbul, le 2 juin 2013.
Dans la ville, toute manifestation avait été interdite par la préfecture. Le tribunal était protégé par 230 policiers, 3 canons à eau, un blindé et des hélicoptères. Des contrôles avaient lieu à chaque entrée de la ville.
Huit personnes comparaissaient pour meurtre dont cinq sont détenues. Les accusés encourent entre dix ans de prison et la détention à perpétuité.
Les faits se sont déroulés à Eskisehir, mais le procès à lieu à Kayseri, à 600 km, au centre de l'Anatolie. Des centaines de personnes avaient fait le voyage au cours de la nuit dans des bus spéciaux. Au départ, la foule clamait « Ali Ismail Korkmaz est notre fierté ! », Ali Ismail Korkmaz est immortel ! ». D'autres bus sont venus spécialement d'Istanbul, Ankara, Bursa et Mersin. Un peu partout, la police a pu procéder à des contrôles grâce à la surveillance des réseaux sociaux.
Les participants aux voyage de Kayseri sont contrôlés par la police. Photo publiée par t24.com
La famille du jeune défunt est entrée dans la salle d'audience sous les applaudissements du public. La capacité de la salle était d'ailleurs nettement insuffisante. On notait la présence de députés du CHP [le parti kémaliste] : Hüseyin Aygün, Sezgin Tanrıkulu, Veli Ağbaba, Süheyl Batum, Musa Çam et Tufan Kös.
Le tribunal était cerné par des barrières métalliques et des points de contrôle.
L'avocat Ali Özgür a fait une déclaration de presse au nom de 300 de ses confrères :
« Le procès d'Ali Ismail Korkmaz a été déplacé d'Eskisehir à Kayseri, prétendument pour des raisons de sécurité. C'est à Eskisehir que, le 2 juin, Ali Ismail, étudiant d'université, a été gravement blessé au cours d'une manifestation de protestation contre les violences policières du parc de Gezi. Il est resté 38 jours dans le coma avant de perdre la vie. Le déplacement de ce procès rappelle celui du procès du meurtre du général Bahtiyar Aydın de Lice [est de l'Anatolie] à Eskisehir [extrême ouest de l'Anatolie] en 1993. Le procès des meurtriers d'Ali Ismail Korkmaz a été déplacé dans une ville 'sûre'. Il est clair qu'il n'y a aucune raison juridique à ce transfert. En effet la première audience avait bien eu lieu à Eskisehir le 6 janvier, et il n'y a eu aucun problème de sécurité. Un groupe de plus de cent avocats avait assisté à cette audience. Cette fois, nous sommes plus de trois cents.
Quand bien même vous auriez coupé les routes, nous sommes tous là : la famille d'Ali Ismail, des députés, des délégations internationales, des représentants de partis, syndicats et organisations de société civile. Si les manquements à la justice s'aggravent, nous serons encore là, et plus nombreux encore !
Ils nous ont pris Ali, mais nous ferons toute la lumière sur tout manquement au droit. »
Le procureur a commencé la lecture de l'acte d'accusation, que la mère d'Ali, Emel Korkmaz, arborant sur sa poitrine un portrait de son fils, a écouté en pleurant.
Dans l'acte d'accusation, des accusés se défendent en prétendant que Korkmaz les aurait insultés ; des policiers qui l'ont frappé invoquent l'excuse du stress.
L'après midi, la parole était à la défense. La famille s'est portée partie civile. En outre, des parents d'autres victimes des événements de l'été (Ethem Sarısülük, Abdullah Cömert, Mehmet Ayvalıtas) ont également demandé à se porter partie civile, ainsi que l'Association des juristes modernes (Çagdas Hukukçular Dernegi)) et l'Association des Juristes pour la Liberté (Özgürlükçü Hukukçular Dernegi).
Les défenseurs des accusés ont repoussé ces demandes, arguant que les accusés ne connaissaient pas ces personnes. La famille Korkmaz a vivement réagi, lançant aux avocats de la défense : « Et Ali Ismail, tu le connais ? ».
La cour a refusé en bloc les demandes des familles des autres victimes de violences policières. Elle a également rejeté les demandes émanant d'un cousin de la victime, et des deux associations de juristes citées plus haut : « Seules les personnes ayant subi directement des préjudices peuvent êtres autorisées à s'impliquer dans le procès ».
Les avocats de la défense ont demandé à ce que les policiers impliqués soient jugés par une autre cour, pour éviter que les accusés ne s'influencent mutuellement. Cette demande a été également rejetée.
La parole a été donnée aux accusés.
Şaban Gökpınar, l'un des policiers, a déclaré qu'il était en service, qu'il a répondu aux ordres verbaux qui lui demandaient d'interdire l'accès [des manifestants] aux ruelles adjacentes.
Hüseyin Engin, un autre policier, a déclaré n'avoir frappé personne. A la question d'un avocat : « A quoi vous sert la matraque que vous avez en mains ? » il a répondu « Oui, si j'ai des instructions, je fais le nécessaire ». Il a nié être l'un des premiers à avoir frappé Ali Ismail.
Le policier Yalçın Akbulut à son tour a répondu aux questions de la défense : « Le type qui était à terre nous insultait. Je n'avais pas d'instructions, je ne suis pas intervenu. Quand je suis revenu sur place, il n'y avait plus personne à terre. La personne que j'ai vue mesurait environ 1m75, portait un capuchon sombre ; elle ne ressemblait pas à Ali Ismail, qui mesurait 1m60, portait un jean et un T-shirt. J'ai pourchassé des individus, uniquement pour les disperser. Et j'étais seul. »
Les déclarations du policier Mevlüt Saldoğan ont provoqué des réactions de la famille. « Je présente mes condoléances à la famille, je suis désolé que nous ayons perdu un jeune comme Ali Ismail. J'ai pris mon service le 31 mai. Nous avons appris qu'une conférence de presse devait avoir lieu et nous devions nous rendre sur les lieux, devant le siège du parti AKP. Jusqu'au jour de l'événement, c’est-à-dire pendant pratiquement 72 heures d'affilées, j'étais de service. (…) Les forces spéciales [Çevik Kuvvet] étaient là avec des canons à eau. Elles ne sont pas intervenues. (..) Le groupe de manifestants ne s'est pas dispersé. Ils avaient construit des barricades, ils jetaient des pierres, des pièces métalliques. Nous avons avancé avec les Forces spéciales pour forcer les barricades. Ils ont répliqué, nous avons reculé. Ceux qui couraient pour fuir les forces spéciales nous attaquaient. Nous avons reçu l'ordre de ne pas nous retirer, mais sans procéder à des arrestations. Voici pourquoi nous sommes entrés dans cette rue. Je suis sûr et certain que le manifestant que j'ai frappé n'était pas Ali Ismail. Il était de la même taille que moi. Il est d'ailleurs passé devant moi, j'ai laissé faire. Yalçın [l'autre policier] courait devant trois- quatre personnes ; je leur ai crié d'arrêter. (…) Derrière moi, un homme m'insultait, je lui ai simplement dit que ça ne se fait pas d'insulter un homme, que c'est une honte »
L'accusé Ebubekir Harlar : « J'étais devant la boulangerie d'Ismail Koyuncu, il y avait du gaz lacrymogène dans la rue. J’observais ce qui se passait, et on nous a crié 'Arrêtez-le, arrêtez-le !' Un policier courait derrière un homme en fuite, qui venait vers nous. Nous lui avons fait obstacle, je lui ait fait un croche-pied, mais il n'est pas tombé. Le policier l'a rejoint et il a commencé à taper. Je ne pensais pas qu'il était mort sous les coups du policier. Ce jeune est notre frère, c'est un enfant de la patrie, ce n'est pas un terroriste. (...) ». La mère de la victime Emel Korkmaz s'est alors écriée : « Alors pourquoi tu lui as fait un croche-pied ? ». Le père de la victime s'est senti mal et a dû être évacué.
L'accusé Ebubekir Harlar a chargé ses co-accusés, en affirmant que le policier Mevlüt Saldogan était revenu sur les lieux, et que les accusés civils avaient participé aux faits.
L'accusé Muhammet Vatansever : « Les manifestants jetaient des pierres aux policiers, qui essaient de les disperser. Devant l'hôtel Besik, 4 ou 5 policiers avaient cerné un jeune. Un policier criait : « Arrêtez-le » ! » J'ai tendu la jambe, il est tombé, je l'ai livré à la police, si j'ai mal fait, je suis désolé ».
L'accusé Ramazan Koyuncu : « Je suis vigile privé. Ismail Koyuncu a crié, on y est allé. Les manifestants jetaient des objets sur les policiers. J'ai entendu un cri : 'Arrêtez-le » !' et nous nous sommes placés en travers du type que les policiers poursuivaient. Je n'ai pas frappé, il nous insultait. Il est tombé à terre. Je suis désolé. »
Les avocats de la défense ont fait part de leurs doutes sur l'identité de la personne qui avait été frappée à terre : rien ne prouverait qu'il s'agît d'Ali Ismail. La mort de celui-ci pourrait d'ailleurs provenir du traitement qu'il suivait pour la fluidification de la circulation sanguine.
Un autre avocat a déclaré qu'il n'avait pas confiance dans les enregistrements vidéo, qu'il rejetait tout ce qu'on lit dans la presse et a demandé une expertise pour établir si les vidéos n'ont pas fait l'objet de montage.
En fin d'audience, la cour a rejeté la demande d'incarcération pour l'accusé Yalçın Akbulut, et a reporté la suite au procès au 12 mai.
A la sortie de l'audience, Emel Korkmaz, la mère d'Ali Ismail, a remercié la foule qui avait attendu toute la journée à l'extérieur du tribunal. « Ils peuvent avoir peur de nous, nous demanderons des comptes pour Ali. Désormais il y a des milliers d'Ali. ».
Le frère aîné d'Ali Ismail a pour sa part déclaré : « J'ai perdu un frère mais maintenant j'en ai des milliers d'autres. Ali Ismail Korkmaz est partout parmi nous. Le procès n'est pas entièrement négatif. Le droit n'est pas quelque chose qui nous est octroyé, nous nous battrons pour le prendre. Et nous fêterons ensemble la condamnation des meurtriers en dansant le halay. »
D'après t24.com, 3 février 2014 (traduction E.C.)
http://t24.com.tr/haber/ali-ismail-korkmaz-davasi-bugun-basliyor/250068