Esquisses sur la Turquie des années 1990 (8)
1998, un été ordinaire
[dernières modifications : 12 décembre 2014]
Voici plus de douze ans que Pınar Selek est poursuivie par l’Etat turc. Elle a été en effet arrêtée en août 1998. Il me paraît intéressant de rappeler le contexte, en feuilletant la presse turque des mois d’août et septembre de cette année.
La coalition à dominante « islamiste » dite Refahyol menée par Necmettin Erbakan (Refah) et Tansu Çiller (DYP), avait dû quitter le pouvoir en juin 1997, sous la pression de l’armée. L’été 1997 s’était déroulé dans une atmosphère de soulagement puisque les « bigots » (yobaz) avaient dû renoncer à régenter le pays. Une coalition « laïciste » l’avait remplacée (dite Anasol), menée par Mesut Yılmaz et Bülent Ecevit. Ce dernier, politicien réputé intègre et droit, était en quelque sorte la caution morale du gouvernement et lui conférait une coloration vaguement social-démocrate.
Un an plus tard, en été 1998, cette équipe était toujours en place… mais l’armée aussi. Certes, on n’avait plus à craindre les bigots, mais les problèmes essentiels de la Turquie étaient-ils en voie de résolution ? Recherchait-on sérieusement une solution pacifique au problème kurde ? La police était-elle devenue moins brutale ? La répression connaissait-elle une pose ? Avançait-on dans la résolution du problème chypriote ? Certes non. Le changement de pouvoir qui s’est opéré en été 1997 a démontré que, quelle que soit la coalition en place, rien ne pouvait changer tant qu’existait la constitution de 1982, le Conseil de sécurité nationale par lequel l’armée contrôle le pouvoir civil, le culte d’Atatürk constituant le masque de la coercition. L’affaire Pınar Selek en est la triste illustration, mais elle n’en est qu’un aspect.
L’été 1998 a été en effet à la fois ordinaire et terrifiant, terrifiant par la banalité du malaise que connaissait la Turquie de ces années 1990. Un passage en revue de « petits » événements rapportés par la presse au cours de l’été 1998 est très édifiant.
Rien n’a changé dans les pratiques policières. Les mères de disparus, qui manifestent chaque samedi devant le lycée de Galatasaray depuis 1995, n’ont pas retrouvé leurs enfants malgré le changement de gouvernement. Appréhendés, jamais libérés, disparus dans les commissariats, battus à mort, enlevés ? Non seulement elles n’ont pas de nouvelles, mais la répression de leur sit-in silencieux a été renforcée. Chaque samedi de l’été 1998, comme en 1997, comme en 1996, une troupe de policiers lourdement équipés est là dès midi, qui attend les manifestantes.
Pendant que Demirel et Yılmaz font mine de s’intéresser aux Alevi en assistant aux cérémonies du 18 août à Hacıbektas-i Veli, des milliers de Kurdes débarquent de trains bondés sur les quais des gares de la mer Noire : ils viennent tenter de survivre par la cueillette des noisettes. Ils ont effectué un voyage de 53 heures, dans des trains spéciaux, à peine plus confortables que des trains de marchandises : souvent jusqu’à 25 personnes par compartiment [1]. Un reportage de Milliyet avait attiré notre attention sur cette migration de saisonniers. Nous sommes allés à Arifiye pour nous en rendre compte par nous-mêmes ; les Kurdes étaient parqués sur un quai à l’écart, dans des tentes de fortune, plutôt des bâches, gardés par la police, en attendant les marchands de main-d’œuvre qui allaient peut-être les embaucher. Ces gens étaient chassés par la misère, fille de la guerre. Ils touchaient un salaire misérable ; beaucoup d’ailleurs étaient contraints de refaire le voyage retour sans avoir trouvé d’embauche. La misère était telle, dans certaines zones du sud-est, que, pour préparer l’hiver, les gens n’avaient pas d’autre solution que d’abattre les arbres. Puis, quand le paysage était déboisé, de désoucher les anciennes forêts. Les problèmes d’écologie, de préservation de l’érosion ? C’était un luxe de nanti que de les considérer [2].
Et la guerre continuait. Presque invisible. Elle parvenait sous les yeux des Turcs de l’ouest par des épiphénomènes tels que la migration saisonnière et aussi par les comptes rendus d’obsèques de « martyrs ». La presse cocardière se faisait l’écho de quasi manifestations autour des mosquées où l’on maudissait les « terroristes », elle soulignait la bravoure des combattants, le courage des proches des tués : cette jeune femme photographiée par Türkiye (18 août), qui fait le salut militaire au passage du cercueil de son mari, cette mère, simple paysanne, qui se glisse parmi les soldats pour prendre sa part du poids du cercueil (Yeni Yüzyıl, 23 août) ; images pathétiques de la guerre.
Survient l’affaire Pınar Selek. En juillet, une explosion au célèbre Marché égyptien d’Istanbul avait provoqué la mort de 7 personnes. Dès les premiers jours, l’enquête avait conclu à une fuite accidentelle de gaz. Pourtant, la police a trouvé un « suspect », Abdülmecit Öztürk qui, à plusieurs reprises, a avoué en être l’auteur, a nié, balancé des « complices », s’est rétracté encore. On connaît les méthodes d’interrogatoire.
Le 18 août eut lieu la reconstitution. Sur une image de Serhat Oguz publiée par Milliyet, Öztürk est traîné par les policiers sur les lieux, brutalement maintenu par deux costauds. Autour, des policiers en civils, et une foule de badauds. Un cliché de Yeni Yüzyıl est plus inquiétant : une foule d’homme agressifs, à peine encadrés par la police, braille sa vindicte ; ce sont des ülkücü, (les Loups gris, organisation d’extrême droite) qui font leur signe distinctif de la main. S’ils sont là en foule, c’est qu’ils ont été prévenus à temps pour s’organiser et venir manifester en présence du « suspect ». Ils sont nombreux dans ce quartier de petits commerces.
Mais le plus inquiétant concerne Pınar Selek. Pourquoi son portrait figure-t-il dans Milliyet, sous la photo de la reconstitution ? En fait, le titre l’indique de façon péremptoire : « La poseuse de bombe est sociologue – Bombacı sosyolog çıktı » (remarquez, lecteurs turcs et turquisants, que le titre ne dit pas çıkmıs, forme grammaticale qui induirait un doute). Entre le portrait de Pınar et celui de son père – qui est aussi son avocat – la rédaction de Milliyet, sans vergogne, présente une version des faits conforme à celle de la police : Pınar Selek aurait été appréhendée alors qu’elle transportait des explosifs !
L’affaire Pınar Selek commence, mais la presse s’en désintéresse ensuite. Pourtant, la répression continue. Le samedi suivant (22 août), la manifestation des mères de disparus, à Galatasaray, est empêchée par la police, qui procède à de nombreuses arrestations ; celles et ceux qui en ont réchappé protestent devant le siège de la Ligue des droits de l’homme.
La république dispose de tout un attirail de fêtes, célébrations, commémorations destinées à rassurer le bon peuple. Fin août, la Turquie officielle et kémaliste se prépare à la fête de la Victoire (30 août) ; des corps de troupe s’entraînent à défiler sur Vatan caddesi à Istanbul. Plus rassurant encore : le pays se prépare à fêter le 75e anniversaire de la République, en octobre, et le président Demirel inaugure une exposition de portraits d’Atatürk organisée pour l’occasion [3]. En même temps, les patriotes bien-pensants dénoncent des scandales. Mais ce qui est jugé scandaleux n’est pas la guerre ou l’injustice sociale, ou la violence policière, mais l’absence de drapeau turc lors du congrès du HADEP, le parti pro-kurde, à Diyarbakır [4].
Pendant que Pınar Selek est en prison, les pacifistes préparent la journée de la paix du 1er septembre par une campagne dénommée « La paix, quand il est encore temps ! ». Des autobus doivent partir d’Istanbul pour Diyarbakır, en vue de protester contre la guerre. Le 1er septembre, jour du départ, la police empêche le voyage en arrêtant 127 participants ; motif : Tepebası, le lieu de rassemblement proche de Galatasaray, n’est pas une autogare. Et d’autres personnes subissent un autre genre de répression : le 16 juillet 1998, Konca Kuris, une islamiste féministe de 38 ans qui dénonce le dogmatisme, prône l’égalité des sexes et l’usage de la langue turque en religion, est enlevée – peut-être par le Hezbollah ; son corps défiguré a été retrouvé en janvier 2000. Lors de l’annonce de son décès, on n’a pas vu beaucoup de protestations du côté islamiste.
Le 30 août, sur fond de fête de la victoire, la presse annonce de nouveaux décès de soldats dans le sud-est. Mais les comptes rendus de la fête l’emportent évidemment, ils rassurent par leur banalité, par des images dont la répétitivité est une manière de dire que tout va bien puisque rien ne change : visites des officiels au Mausolée d’Atatürk, défilés militaires, démonstrations aériennes au-dessus du Bosphore, et bien sûr portraits géants d’Atatürk. Les généraux réaffirment la volonté de l’armée de garantir le caractère démocratique et laïque de la république de Turquie.
Exactement en même temps que la police empêche le départ des « autobus de la paix », le commandant en chef des forces terrestres inaugure en grande pompe un « monument à l’héroïsme du soldat turc » dont la photo est dans tous les journaux ; et c’est le lendemain que Türkiye publie la photo du cadavre d’une combattante du PKK, que j’ai commentée par ailleurs (Esquisses sur la Turquie des années 1990 (6) Corps exposés). Les fêtes consensuelles n’empêchent pas les actes de dissidence, modestes mais sacrilèges, à l’encontre de bustes du Père par exemple (photo Erdem Öztürk, Radikal, 6 septembre 1998).
Enfin, pour terminer ce tour d’horizon, survient l’événement navrant qui a touché la grande presse, la mise en examen des « danseuses d’Izmir ». « Les Folles », c’est ainsi que se dénommait ce groupe de jeunes filles, qui dansaient dans la rue pour rassembler un peu d’argent versé, tout à fait officiellement, à la Fondation de protection de l’enfance. Les jeunes filles sont arrêtées, interrogées, convaincues d’appartenance à un groupe terroriste [5]. Cette fois, le scandale dénoncé par la presse calme la police.
Puis, c’est la rentrée des classes, et quelques journaux choisissent alors d’illustrer ce thème de l’enfance par des reportages ou des images sur les écoliers de l’est, mais aussi ceux des lointaines banlieues d’Istanbul qui étudient dans les mêmes conditions désastreuses que ceux de l’est [6] ; Milliyet publie une impressionnante photo de distribution de nourriture à des enfants de Hakkari, dont certains ont le visage terriblement émacié (Milliyet, 10 septembre 1998).
Heureusement, le pays va de commémoration en commémoration ; le 9 septembre, c’est l’anniversaire de la libération d’Izmir, « fêtée dans l’enthousiasme », et les journaux sont couverts, à nouveau, d’images rassurantes de soldats victorieux, de défilés militaires, de reconstitutions historiques. Le même jour, Deniz Baykal gravit les marches du mausolée d’Atatürk pour rendre hommage au Père : c’est le 75e anniversaire du CHP.
Pınar Selek était dans sa prison, comme des centaines d’autres. Gouvernement de centre droit, de centre gauche, islamiste modéré, laïciste, quelle importance ? La violence politique, la répression policière, l’usage de la torture, ont été continuels durant ces années, contre les prisonniers, les grévistes, les pacifistes et la population kurde. Les intellectuels non conformistes – c’est-à-dire ceux qui posent les vraies questions, ceux qui n’essaient pas de rassurer en participant au culte et en pratiquant éternellement le compromis, ceux qui dénoncent la guerre et le pourrissement de la société qui en résulte, tous ceux-là, hommes ou femmes, jeunes et vieux, célèbres ou obscurs, ont été victimes de l’État, quel que soit le pouvoir en place.
[1] Seyhmus Çakan, , « Umuda yolculuk », Milliyet 8 août 1998, et Nedim Çeler, « Çagdas köleler », Milliyet, 17 et 18 août 1998.
[2] Reportage sur la région d’Urfa, Milliyet, 8 août 1998.
[3] Türkiye, 25 août 1998.
[4] Yeni Yüzyıl, 24 août 1998.
[5] Radikal, Milliyet, 7 et 8 septembre 1998
[6] Zaman, 9 septembre 1998 ; Milliyet, 11 septembre 1998.