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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Suruç

Publié par Etienne Copeaux sur 22 Juillet 2015, 10:19am

Catégories : #Kurdistan, #La Turquie d'aujourd'hui, #Répression - Justice

Suruç

 

D'abord, c'est le sourire radieux de Hatice, droite, regard rieur au fond des yeux plissés par le bonheur. Nous tous savons comme il nous paraît impossible qu'une telle image soit celle de quelqu'un qui n'existe plus. Elle, d'abord elle (parce que je suis un mâle?) m'a fait comprendre l'horreur de Suruç. Sensation nouvelle ; comme si je la connaissais, mais oui, je connais cette jeune femme, je l'ai vue mille fois dans les rues d'Istanbul, elle ou ses sœurs, petites parts de cette magnifique jeunesse turque que j'admire tant, je l'ai croisée rue Istiklâl, je l'ai vue rire à Gezi, je l'ai vue avec ses camarades d'université prendre un thé au « 26 » ou une soupe chez Mefisto. Elle qui participe à tous les mouvements émancipateurs, un peu sûre d'elle peut-être, comme tous les jeunes, sûre parce pleine d'espoir et de foi dans ce qu'elle contribue à construire, et ce sentiment permet de rire, d'être joyeuse, oui, c'est une attitude nouvelle, souvenez-vous des sinistres paramilitaires de la gauche dure défilant les premier-mai d'il y a vingt ans. Ils rient ces jeunes, ils sont contents et fiers, contents d'eux-mêmes, de la nouvelle Turquie qu'ils construisent, Turquie/Kurdie, que sera ce pays ou ces pays ils n'en savent rien, mais ils sont sûrs de leurs valeurs.

Hatice.

Alper. Avez-vous vu ce gamin que son chien adore ? Cheveux longs, étudiant en philo, anar. Oh comme je me suis trompé quand je parlais du blocage de la société turque ! Mais je les voyais déjà ces Alper, j'ai conservé depuis 25 ans une photo de journal, avec des lycéens défilant dans les rues d'Istanbul, courageusement, ils étaient en graine les Alper, les Büsra, les Cebrail, les Çagdas, Mücahit et Nazlı, Okan et la belle Polen – comment une belle Polen peut-elle mourir ? - Süleyman et Ugur, Yunus et Emrullah, Alican et Murat ! Et la gamine, Ece la militante tantôt rieuse tantôt sérieuse...

Ils vivaient, ils aimaient, ils agissaient, ils réfléchissaient à un pays démocratique. Ils bâtissaient, portés par l'esprit de Gezi, toutes les luttes de ces dernières années, soutenus par ce miracle des réseaux sociaux, tous maintenus ensemble par leurs i-phone qui nous agacent nous les vieux. Les vieux qui les ont peut-être un peu guidés, qui sortaient peut-être d'une autre gauche, raide, dogmatique, figée, mais ils commençaient à changer les vieux, inspirés eux aussi par la beauté de Gezi : Cemil, 65 ans, presque mon âge, qu'on imagine avoir vécu tous les durs combats syndicaux des années soixante et soixante-dix, qui en a peut-être bavé lors du coup de quatre-vingt. Nazegül et Ferdane, Ezgi, la dame aux cheveux rouges, des mémés pour ces jeunes, et qui avaient su rester jeunes avec leurs jeunes ; Ismet, quel courage Ismet ! Il avait perdu son fils Mustafa l'année dernière, tombé à Kobanê abattu par l'horreur islamiste ; Ismet qui essayait de surmonter son chagrin en s'engageant lui aussi, et voici qu'il est mort lui aussi. Famille décimée, comme la famille Kılıç, deux morts d'un coup, deux générations abattues.

Et les entre-deux, les mûrs, les encore-jeunes un peu rassis, plus expérimentés, souvent déjà bien engagés dans la politique – mais aussi dans le foot comme Koray, c'est comme ça, ça n'empêche pas, Duygu, Cebrail qui a connu la police de près, Kasım passionné de photo et semble-t-il déjà familier de Kobanê, mort dans sa ville de Suruç. Erdal dont je ne sais rien sinon qu'il avait trois enfants.

Avez-vous vu Süleyman ? Cravaté, en tenue de prof, vous imaginez la détresse de ses élèves ? Il enseignait à Yüksekova, au fin fond de la Turquie, je suis sûr qu'il prenait son travail comme un sacerdoce, sans se considérer comme un exilé parce qu'on l'avait mis loin d'Istanbul. Avez-vous lu Une saison à Hakkari de Ferit Edgü ? Lisez, et vous verrez Süleyman au travail.

Tous étaient engagés : mouvement de jeunes socialistes, HDP, anarchistes, ou simplement soutiens de la cause kurde, Kurdes, féministes, et tout cela à la fois. Ils venaient de toute la Turquie, d'Agrı à Istanbul, de Hakkari ou Mardin à Eskisehir et Kocaeli, ils représentaient le pays, turcs, kurdes, alévis, ils étaient trois cents à vouloir reconstruire quelque chose et plus de trente sont morts. On commence à crier : Les martyrs ne meurent pas ! Les victimes de Suruç sont immortelles ! Ce sont des paroles qui consolent, oui, nous essayons de les faire vivre encore un peu par nos cris, nos écrits, leurs photos, mais nous savons bien qu'ils ne sont plus là et ne seront jamais plus là.

Avez-vous vu ces regards amoureux ou amicaux, ou les deux, sur leurs portraits ? Ils étaient aimés. Avez-vous remarqué ici ou là la main posée sur une épaule, les amis qui se bousculent pour être sur le selfie, une pose d'adolescent, et autour, des amateurs de foot, d'autres militants, et le « V » d'Ismet et d'Ezgi. Et des regards sérieux de personnes qui avaient aussi leurs soucis, leurs problèmes, leurs difficultés de vie dans cette dure Turquie.

Ils étaient aimés : leurs enfants, leurs parents, amis, amies. Leurs profs. Leurs élèves, leurs camarades de fac ou de politique. Ils aimaient : on le voit dans leurs yeux.

Le tueur, les tueurs, ont ciblé. Ce n'est pas un attentat aveugle. Ils ont voulu tuer la Turquie nouvelle, celle qui lève comme une pâte depuis Gezi, ils ont voulu tuer ces acteurs qui prennent le pays en mains, malgré cette guerre qui dure depuis 1984, malgré ce parti et ce néolibéralisme qui bouffent leur pays, malgré ces bigots qui ne sont plus seulement bigots mais dangereux fous, qu'on avait vu à l'oeuvre déjà en 1978, massacrer les alévis de Marache, et en 1993, brûler vifs 37 intellectuels alévis à Sivas.

Triste série.

 

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