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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


Un accident du travail

Publié par Etienne Copeaux sur 23 Octobre 2014, 08:40am

Catégories : #La Turquie d'aujourd'hui, #Istanbul

 

Le 8 septembre dernier, je feuillette machinalement la revue bilingue FLY'on – Aéroports de Lyon, distribuée aux passagers de Lyon-Saint-Exupéry. En page huit, je tombe sur un petit article vantant un nouvel hôtel Hilton à Istanbul, qui se conclut par un enthousiaste « C'est vraiment Byzance ! ». Le texte français a probablement été dicté au traducteur, qui n'a pas compris le dernier mot et l'a interprété ainsi : « It really is the business... ». Byzance/business. Quelle belle erreur !

 

 

Dans les pages de la revue FLY'on, septembre 2014

Dans les pages de la revue FLY'on, septembre 2014

À bord de l'avion qui nous mène à Istanbul, je feuillette machinalement Skylife, la revue distribuée aux passagers de Turkish Airlines. Skylife semble être largement financée par le secteur immobilier de luxe, activité qui s'étend beaucoup plus que toute autre dans les publicités : dans ce seul numéro, 27 pleines pages vantent des projets de gratte-ciel, de lotissements de luxe, d'hôtels de luxe, de centres commerciaux. L'une de ces pages, sous le slogan « Un jour toute la ville d'Istanbul sera ainsi ! » concerne le projet Vadistanbul, illustré par des photos de « rues qui vivent jour et nuit », d' « hôtels qui accueillent le monde entier », de « résidences éblouissantes », de « bureaux pleins de vie » : « Un jour, toute la ville d'Istanbul sera ainsi, mais pour l'instant, vous êtes seulement à Vadistanbul, l'Istanbul de nos rêves ! ».

Les annonceurs n'ont peut-être pas senti l'ambivalence de leur slogan, à propos de ce que pourrait être hélas Istanbul. Un slogan inquiétant qui promet une ville d'où seraient exclues les populations pauvres et moyennes, et qui ne garderait du centre historique que la fonction de musée pour distraire les clients russes et arabes des malls. « Un jour, toute la ville d'Istanbul sera ainsi », et c'est bien cette inquiétude qui a engendré la protestation de Gezi. L'annonce publicitaire porte en elle, tout entier, le conflit qui a secoué et continue de secouer la Turquie, entre l'affairisme du parti au pouvoir et la société civile.

Je feuillette encore. Sur une autre pleine page, trois tours de 160 mètres et 42 étages se dressent sur une hauteur qui domine Istanbul. On ne reconnaît, au loin, que le pont sur le Bosphore, incontournable index d'identification de la Ville. « Les trois grands se rencontrent au Stade Ali Sami Yen ! » Le stade de légende a été rasé récemment, pour faire place à ce projet immobilier du groupe Torun GYO. C'est toujours le même type d'annonce, très stéréotypée, des slogans identiques, interchangeables, des illustrations à faire rêver une classe moyenne qui se voudrait supérieure.

Annonces publicitaires pour le lotissement de luxe Vadistanbul et pour le Torun Center, Skylife, septembre 2014
Annonces publicitaires pour le lotissement de luxe Vadistanbul et pour le Torun Center, Skylife, septembre 2014

Annonces publicitaires pour le lotissement de luxe Vadistanbul et pour le Torun Center, Skylife, septembre 2014

Et ce jour-là, les manchettes des journaux distribués dans l'avion concernent justement le Torun Center. Parmi les journaux, Cumhuriyet attire le regard car sa première page est noire, et la manchette accuse : « LES CRIMES DE LA NOUVELLE TURQUIE. Dix travailleurs du chantier Torun victimes de la politique entrepreneuriale de l'AKP ». Parmi les sous-titres qui scandent l'espace noir, l'un résume : « L'Etat protège le béton, pas les travailleurs ».

L'avant-veille au soir, peu avant vingt heures, les derniers ouvriers quittent le triple chantier du Torun Center, en empruntant l'ascenseur de façade installé pour la durée du chantier, et c'est l'accident : la plate-forme tombe de la hauteur du 32e étage. Les secours arrivent très vite, mais il n'y a rien à faire. On retire dix cadavres. Les victimes sont des jeunes gens venus de toute l'Anatolie pour gagner leur pain. Hıdır Genç, 21 ans, dont le père travaillait également sur le chantier, était étudiant à Tunceli et travaillait pour payer les droits d'inscription à l'université. Murat Usta venait de Giresun ; il voulait être journaliste et allait être père. Menderes Mese était de Sivas ; Bilal Bal, 23 ans, également de la région de Giresun. Et deux frères de 19 et 25 ans, Ferdi et Tahir Kara, originaires de Gümüshane, une autre petite ville de la mer Noire, sont morts dans cette même cabine. 

La "une" de Cumhuriyet, 8 septembre 2014

La "une" de Cumhuriyet, 8 septembre 2014

Selon Hürriyet du 7 septembre, et comme chacun peut le voir sur les vidéos qui ont circulé très tôt, les ouvriers présents sur le chantier, choqués, laissent éclater leur colère. D'après leurs premières déclarations, l'accident était prévisible, l'ascenseur faisait des bruits bizarres, il brinquebalait, tous avaient peur en l'empruntant : ils assurent que les systèmes n'étaient pas entretenus, que des pannes étaient survenues peu auparavant, sans qu'il y soit remédié, et certains auraient remarqué la défectuosité d'une crémaillère. Très vite, tous les ouvriers de l'immense chantier, qui vivent sur place, ainsi que leurs proches, ont accouru. La police aussi. Des cordons de « Robocop » ont été disposés pour les empêcher de pénétrer sur le chantier. Des canons à eaux les ont rejoints. Le traitement social de l'accident par les autorités rappelle désagréablement celui du drame de la mine Soma (301 morts).

Les ouvriers n'ont pas accepté les mots « fatalité », « destin », ni même « accident ». Tous savaient qu'un drame allait survenir, sans que les autorités du chantier ne s'en préoccupent : une fois de plus l'expression de « crime du travail » (is cinayeti) s'est imposée. Dès le lendemain 7 septembre, ce drame a rencontré la revendication sociale et politique, et des manifestations de protestation ont lieu à Istanbul. Devant le site du centre commercial de Sisli Cevahir, tout proche du chantier, où sont venus protester les syndicats DISK, KESK, les membres de la chambre des architectes TMMOB, le parti SDP et d'autres partis et organisations professionnelles, la police intervient avec les gaz et les canons à eau, malgré les protestations de passants qui crient aux policiers : « Il y a des enfants, ne tirez pas ». Les manifestants répliquent par des jets de pierres et de bouteilles. Des barricades sont construites dans les rues adjacentes, où les manifestants sont poursuivis par des hélicoptères. Des ouvriers tentent de convaincre les policiers de ne pas employer les gaz. Un député du CHP, Mahmut Tanal, essaie de s'opposer à l'avancée des canons à eau (Cumhuriyet, 8 septembre 2014). Selon le témoignage de Jérôme Bastion (RFI), les manifestants « dénonçaient le capital sans scrupule allié au parti de gouvernement AKP. Le propriétaire de la société de construction incriminée est en effet un proche du président de la République Recep Tayyip Erdogan ; annonçant il y a trois semaines des bénéfices nets en hausse de 965% par rapport au 1er semestre 2013, il a largement bénéficié du boom immobilier de la dernière décennie ».

Milliyet, 8 septembre 2014

Milliyet, 8 septembre 2014

Dès le lendemain du drame, même les quotidiens conformistes écartent l'idée de fatalité et soulignent que le secteur du bâtiment connaît une fréquence anormale d'accidents mortels. Hürriyet rappelle que la Turquie n'a toujours pas ratifié la Convention 167 de l'Organisation Internationale du Travail, qui a établi en 1991 les normes de sécurité pour toutes les activités liées au bâtiment, y compris pour les ascenseurs et monte-charges. Hürriyet cite également un rapport de l'organisation « Assemblée pour la santé des travailleurs et la sécurité au travail » (İşçi Sağlığı ve İş Güvenliği Meclisi), selon lequel quarante ouvriers du bâtiment sont morts au cours du mois écoulé.

Le numéro de Cumhuriyet du 8 septembre propose un dossier assez fourni sur l'accident. La photo qui occupe presque toute la première page, sur fond noir, est de celles qui scandalisent : elle cadre, en contre-plongée, le bâtiment en chantier, avec au premier plan, les forces de police en tenue de « Robocop » qui repoussent les ouvriers, leurs proches, et bientôt les manifestants. L'affaire de l'ascenseur est devenue politique dès le premier jour. Le chroniqueur Can Dündar dénonce dans un article « le pouvoir du TOKI et des TOMA » ; le premier est le service central pour la construction immobilière, dépendant du Premier ministre, concerné par les grandes affaires de corruption révélées en décembre 2013 ; et le second est la dénomination turque des canons à eau.

Milliyet, 8 septembre 2014

Milliyet, 8 septembre 2014

Accidents du travail, crimes du travail

 

Surtout, Aziz Çelik, de l'Université de Kocaeli, répercute les données statistiques sur les accidents du travail, reprenant à son compte l’expression de « crime du travail » : quarante morts dans le secteur du bâtiment en août 2014, 1270 accidents mortels sur les lieux de travail au cours des huit premiers mois de l'année, et 1235 morts en 2013, dont 294 dans le bâtiment. Or ce secteur est caractérisé par l'importance de l'emploi informel et la faiblesse des syndicats. On ne connaît pas le chiffre exact des ouvriers du bâtiment : environ deux millions, dont plusieurs centaines de milliers ne sont pas répertoriés ; 40 000 seulement sont syndiqués, et les syndicats sont représentés dans moins d'une entreprise sur mille. « Les négligences sont d'autant plus fréquentes que, dans les grands projets, la rentabilité doit être très rapidement atteinte. Ce principe est valable même sur les très grands chantiers, comme celui du troisième pont [sur le Bosphore] : il faut rappeler que lors de la pose de la première pierre le premier ministre de l'époque [Recep Tayyip Erdogan] a exigé de l'entreprise que le chantier soit terminé en deux ans et non en trois comme prévu. Et la même hâte a prévalu pour le système Marmaray [la voie ferrée qui traverse le Bosphore par un tunnel immergé, inaugurée en 2013]. Depuis 2002 [arrivée au pouvoir de l'AKP], poursuit Aziz Çelik, 14 700 travailleurs sont morts par 'crimes du travail'. En 2011, le taux d'accident sur les chantiers était huit fois plus élevé que dans les pays de l'Union européenne, treize fois plus qu'en Allemagne. Il n'y a donc pas de 'fatalité' comme le prétend le patron de Torun. »

A partir du 8 septembre, la presse et les médias en ligne se font l'écho des soupçons qui pèsent sur l'état de la sécurité sur les chantiers. D'ailleurs, toute personne qui a un peu observé des bâtiments en construction en Turquie sait que la vie des ouvriers ne vaut pas cher.

Données techniques

 

Il faut savoir que l' « ascenseur » en cause est une installation provisoire dite « ascenseur de façade », comme on en voit sur tous les grands chantiers, classifiée en France parmi les « moyens de transport et de manutention verticaux » (cf. recommandation R445 du Comité technique national du bâtiment et des TP) : une installation de façade faite d'éléments légers assemblés au fur et à mesure de la montée du bâtiment. La cabine ou la plate-forme se déplace le long d'une crémaillère. Elle n'est pas suspendue à un câble comme le sont les ascenseurs installés définitivement dans les bâtiments. Mais qu'ils soient mus par câble ou crémaillère, tous les ascenseurs sont dotés d'un système dit « parachute » qui interrompt la chute même en cas de rupture du câble. En France, selon la norme R445, ce système est obligatoire sur toutes les installations de chantier, quelle qu'en soit la capacité ou la destination (transport de charges ou de personnes). Le détecteur de surcharge, conçu pour empêcher le fonctionnement, est également obligatoire. Toute modification pour adapter un monte-charge de matériaux au transport de personnes doit être faite par le constructeur de l'appareil.

Les appareils destinés aux très grands chantiers (gratte-ciel, ponts...) sont conçus pour transporter sur une même plate-forme le matériel et le personnel, avec une capacité de 500 à 3500 kg. Lors des travaux de second œuvre, notamment la pose de panneaux de plâtre, cela permet une économie de main-d'oeuvre puisqu'il n'est pas nécessaire qu'une équipe reste au sol. Les plaquistes effectuent de nombreux va-et-vient, de 6 à 10 par jour, par les ascenseurs, pour charger, décharger et installer les panneaux. En cas de défectuosité de l'appareil, le risque est énorme pour cette catégorie de personnel.

Il existe deux grandes firmes construisant ces appareils, qu'on appelle souvent des « Alimak » du nom d'un des constructeurs. L'autre est Geda, firme allemande qui a concédé ses brevets à un partenaire turc, Geda Major, installé près de Gebze pour la construction et l'assemblage. Geda Major construit selon les standards européens CE et vend ses services dans tout le Proche-Orient et l'Asie centrale. Il ne s'agit donc pas de bricolage. Lorsque le matériel est en leasing, il est fourni avec des instructeurs et des opérateurs spécialisés.

Cela n'est pas contredit par les déclarations des responsables du chantier, et notamment le chef de projet, qui ont été mis en examen après le drame. Ils ont tous réclamé leur remise en liberté, arguant de leur irresponsabilité et rejetant la faute sur l'entreprise Geda Major. Le chef de projet Murat Aytimur a présenté son rôle comme un travail de bureau concernant le projet en général et la supervision du chantier. Il a expliqué qu'il y a trois chefs de chantier pour chaque tour, ayant sous leurs ordres des ingénieurs, architectes et techniciens qui s'occupent concrètement de l'organisation. Le chantier est dans les mains de plusieurs firmes sous-traitantes dont la firme Geda Major pour les moyens de levage. Celle-ci a une concession globale pour la pose, l'entretien, la réparation des ascenseurs. « Dans ce domaine, nous ne sommes pas compétents et n'intervenons pas en cas de panne. C'est un travail de mécanique ; moi, je suis ingénieur du bâtiment ; pour des raisons de sécurité nous n'avons pas le droit d'y toucher. En cas de panne, le chef de chantier de la tour concernée prévient la firme [Geda]. Je ne suis pas responsable de ce qui est arrivé ».

Seule la négligence...

 

Si l'on s'en tient à la documentation des constructeurs d'ascenseurs de chantier, il semble difficile qu'un accident comme celui du Torun Center survienne. Le matériel est conçu selon des normes strictes, des contrôles sont effectués lors de la construction, de l'assemblage et du fonctionnement. Les accidents sont très rares, au vu des innombrables chantiers de ce type à travers le monde.

Seule la négligence, une cascade de négligences peuvent aboutir à un tel drame. Impréparation ou absence de formation du personnel. Surveillance ou maintenance confiée à du personnel non qualifié. Modification du matériel sans l'accord du constructeur. Modification, par le maître d'oeuvre ou même par les ouvriers, de systèmes de sécurité, en vue d'accomplir plus rapidement les rotations d'ascenseurs (on a souvent vu cela en France sur des machines-outils). Surmenage du personnel, qui travaillait bien au-delà des horaires officiels (l'accident a eu lieu en dehors des heures de travail!). Négligence des contremaîtres au vu d'anomalies de fonctionnement, de crainte qu'une réparation ou même un contrôle ne retarde le chantier... Ce ne sont là que des hypothèses, le plus étrange étant que le « parachute », le système ultime de sécurité, n'ait pas fonctionné.

Comme on dit toujours, la justice suit son cours et les experts trouveront la cause ou les causes de la chute. Mais, comme le voulait, comme le veut encore Erdogan, il faut faire vite pour construire la nouvelle Turquie. Après le drame du 6 septembre, le premier ministre Davutoglu avait promis le renforcement des mesures de sécurité. Mais le 18 octobre, à nouveau, un ascenseur de façade tombait à Izmir, depuis le 10e étage d'un chantier : quatre ouvriers sont gravement blessés.

Dans la presse turque, les chroniqueurs se posent des questions : le drame serait-il survenu si la Turquie avait ratifié la Convention de l'OIT ? Il est malheureusement probable que cela n'aurait rien empêché, car on peut signer un accord et ne pas le respecter. Le 17 septembre, la Chambre des ingénieurs électriciens relevait quinze précautions qui auraient dû être prises, et ne l'ont pas été. Si une seule de ces mesures avaient été respectée, conclut leur rapport, le drame aurait été évité. La Chambre relève qu'il n'existe même pas d'inventaire des ascenseurs, escaliers roulants et engins de levage en Turquie. Le Ministère de l'industrie et de la technologie, auquel incombe un devoir de contrôle, ne joue pas son rôle. Suit une liste de négligences principalement administratives dont l'enchaînement, selon ce rapport, aurait conduit à l'accident.

Les matériels, et les systèmes de sécurité, peuvent être techniquement parfaits et infaillibles (comme, prétendument, dans l'industrie nucléaire), mais la technique ne vaut que ce que les hommes en font. Lorsque la pression de l'employeur, du maître d'oeuvre, des pouvoirs politiques, sur les ouvriers, se font fortes pour que le chantier aboutisse dans les délais, avant même les délais, pour des questions de rentabilité et de prestige, les mesures de sécurité ne valent plus rien. Elles sont transgressées par les techniciens, les bureaucrates, les contremaîtres, voire les ouvriers eux-mêmes.

« Byzance » à Istanbul : « It really is the business... ». 

 

Note du 3 novembre 2014 : Le quotidien Birgün annonce que le procès de l'accident commencera le 24 décembre. L'acte d'accusation de 31 pages concerne 25 prévenus dont quatre sont détenus. Ils seront accusés de "d'homicide par négligence" envers dix personnes. Ils encourent entre trente mois et 22 ans et demi de prison. La justice a renoncé à poursuivre neuf personnes dont Aziz Torun, le patron de l'entreprise immobilière Torun GYO. Cette décision est contestée par les parties civiles, dont l'Association des Juristes modernes (Çagdas Hukukçular Dernegi) et Mustafa Genç, père de deux jeunes hommes tués dans l'accident. 

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