Chez les maronites du nord de Chypre, avant l'ouverture de la ligne verte en 2003, la crainte des ennuis, la fragilité de la communauté, étaient tout entières exprimées par un panneau apposé sur la chapelle vouée à saint Georges, sur la côte nord de l'île. Elle est située sur le finage de Kormakitis, mais loin du village, entre Orga (Kayalar) et Livera (Sadrazamköy). Observé en juin 1996, le panneau, implicitement accusateur, enjoignait : « Allah’ın evi dokunmayın ! Ne touchez pas à la maison de Dieu ! » La petite communauté isolée craignait les dégradations, les profanations qui ont été perpétrées dans toutes les églises, chapelles et cimetières orthodoxes de la partie nord.
En règle générale, les vandales, sans doute commandités par l'armée turque ou les mouvements d'extrême-droite, ont respecté avec une précision étonnante la différence entre les orthodoxes et les maronites. Les conflits entre « Turcs » et « Grecs » de Chypre, entre 1955 et 1974, étaient en fait des conflits entre musulmans et orthodoxes. Les communautés maronites ont réussi à tirer leur épingle du jeu et à faire respecter leur différence.
C'est d'ailleurs grâce au bon état des églises et cimetières dans certains rares villages que lors de notre première visite en 1995 nous avons découvert qu'ils étaient maronites.
Lors de l'intervention armée turque en 1974, les maronites n'ont pas été chassés comme les orthodoxes, leurs lieux de culte ont été respectés, résultat de probables pressions du patriarcat maronite du Liban. Toutefois, ils étaient et restent sévèrement surveillés par les autorités : pour se rendre dans un village maronite, il faut au préalable traverser un camp militaire.
Ainsi, cette chapelle Saint-Georges de Kormakitis, lors de notre visite en 1995, était en bon état, la porte était ouverte, des bougies brûlaient. Pas de souillure ni d'ordures, pas de dégradation ni de graffiti comme dans de nombreuses églises orthodoxes. Mais le panneau qui surmontait la porte d'entrée laissait entendre qu'il y en avait peut-être eu, ou qu'il pourrait y en avoir, de la part peut-être de vandales éméchés peu au courant des subtilités religieuses parmi les chrétiens de l'île.
Le 24 avril 2000, un journaliste du quotidien très conformiste Kıbrıs a fait un papier sur cette petite chapelle, située dans un endroit charmant. Comme souvent, ce genre d'article a pour but d'illustrer et de prouver la tolérance des Turcs : voyez comme ce lieu de culte fragile, loin de tout village, a été respecté par la population turque. Mais le journaliste a été étonné par la présence du panneau et s'en est offusqué : un panneau parfaitement inutile, puisque les Turcs sont si tolérants.
Certaines pressions ont dû être faites sur les autorités du village de Kormakitis, et, lors de notre visite suivante, le panneau avait en effet été retiré.
Nous y sommes retournés, en ce mois de septembre 2014. A partir de l'endroit où la route de Morphou file vers le sud par le col de Panagra, la côte est restée très belle ; il n'y a que deux lotissements modestes, à Livera et Orga, et le paysage n'est pas défiguré. Au contraire, il est très beau, d'autant que le terroir est beau avec sa terre rougeâtre et bien soignée par les villageois désormais tous originaires de la mer Noire, et qui vivent de l'élevage laitier.
La chapelle est toujours là, en excellent état. L’extérieur a même été entièrement refait, les murs recouvert d'un parement de pierre. Un soubassement de béton l'entoure. Surtout, la vieille porte en bois, qui était toujours ouverte, a été doublée d'une lourde grille en fer, solidement cadenassée. Craindrait-on encore les vandales ?
Il existe quatre villages maronites dans la partie nord de l'île : Karpasia (Karpasa), Asomatos (Özhan), Agia Marina (Gürpınar) et le plus gros, Kormakitis (Koruçam). Pour l'histoire, il faut ajouter deux anciens villages maronites : Kampili (Hisarköy), à l'ouest, qui conserve une jolie chapelle d'époque byzantine, intacte ; et Klepini, près de Kyrenia, dont l'étonnant toponyme turc, Arapköy (« Village arabe ») maintient le souvenir des anciens habitants. Les maronites de l'île, en effet, sont venus du Liban et, à la fin du XXe siècle, les plus anciens avaient conservé un dialecte arabe. Mais la langue la plus parlée est le dialecte grec chypriote.
Sous prétexte qu'au cours des affrontements de 1955-1974, les villages d'Agia Marina et Asomatos abritaient des groupes ou des bases de l'EOKA, ils ont été inclus dans des camps militaires turcs après l'invasion de 1974. Nous n'avons pas pu les visiter. Selon certains de nos témoins, ils abritaient moins de dix habitants vers 1996. Karpasia a également beaucoup décliné. La population s'était beaucoup appauvrie après 25 ans d'occupation turque, elle subissait quotidiennement des vexations de la part des Turcs du continent, et des tracasseries de la part de l'administration et de l'armée.
Karpasia et Kormakitis se situent dans un terroir prospère, au nord-ouest de l'île. Même à Karpasia, l'ancienne aisance est visible. Les champs sont beaux, les oliviers bien entretenus, certaines maisons sont construites dans le style cossu des années soixante. Kormakitis, le plus gros de ces villages, est au centre d'un immense terroir, très bien entretenu, qui contraste avec le laisser-aller qui prévalait dans le nord à la fin du XXe siècle. Mais les habitants maronites actuels n'ont résisté à la tentation de l'émigration que grâce aux relations qu'ils gardaient avec le sud, et qui étaient tolérées, au prix de pas mal de tracasseries, par les autorités turques. Ces liens, nous les avons vus sous une forme triomphale le jour de Pâques 2001. Kormakitis était littéralement envahi de grosses voitures, 4x4 et pick-up flambant neuves, venues du sud pour passer la fête chez leurs parents pauvres du nord. Les voitures parcouraient à toute allure le finage du village en klaxonnant, chargés de gosses qui chantaient et braillaient à tue-tête.
Après l'ouverture de 2003 et l'adhésion à l'UE en 2004, les maronites, et particulièrement ceux de Kormakitis, ont renoué les liens avec le Liban. Ils ont obtenu des aides des fonds maronites internationaux, et de l'Union européenne, notamment pour des travaux de restauration de bâtiments cultuels et de cafés. Le village était largement le plus prospère de ceux que nous avons visités en 2014.
Sur la route de Livera à Kormakitis, visible au loin. En arrière-plan à gauche, le début de la chaîne du Pentadactyle (Besparmak)
L'index rouge signale l'emplacement de Kormakitis
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