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Susam-Sokak

Turquie - Les racines du présent - Le blog d'Etienne Copeaux


A propos de "Diplopie", de Clément Chéroux (2009)

Publié par Etienne Copeaux sur 20 Décembre 2011, 12:35pm

Catégories : #Publications - lectures

 

 

Diplopie


L'été dernier j'avais publié une « esquisse » dont le propos était l'usage du drapeau dans l'imagerie de presse, elle-même reflet d'un élément du langage politique (cf. l'esquisse n° 15, « D'Iwo Jima à Gaziosmanpasa, images de drapeaux ». Entre-temps, j'ai lu Diplopie, de Clément Chéroux (éditions Le Point du Jour, 2009), qui apporte – entre autres - quelques compléments précis sur la fameuse photographie d'Iwo Jima. Le livre est sous-titré L'image photographique à l'ère des médias globalisés : essai sur le 11 septembre 2001.

L'auteur est historien de la photographie, directeur de la revue Etudes photographiques, et son propos est l'analyse du corpus de quelque 400 « unes » des journaux américains datés des 11 et 12 septembre 2001, en partant du constat que chacun a pu faire à l'époque : il s'agit de l'événement le plus photographié de l'histoire, mais très peu de photos ont été publiées dans la presse. Chéroux en a fait une typologie, dont la pauvreté est étonnante : trente clichés dominent, qu'il a regroupés en seulement six images-types : la boule de feu (41% des photos du corpus), le nuage de fumée (17%), les ruines (14%), l'avion avant l'impact (13,5%), les scènes de panique ( (6%), les pompiers et le drapeau (3,5%), ces images-types formant 86% du total du corpus. L'ouvrage s'attèle à l'explication du paradoxe, et à l'analyse des images-types.

L'auteur évidemment rejette le fortuit, rejoignant les explications données par Barthes dans un célèbre article 1. Entre la prise de vue et la publication, les filtres sont si nombreux, qu'il ne peut exister aucun hasard dans le choix d'une photographie de presse. C'est encore plus net pour les unes des journaux, qui « par leur efficacité visuelle, leur force symbolique ou leur pouvoir d’éducation » (…) sont des « condensés de sens ». Elles sont soigneusement choisies pour leur pouvoir par les rédactions. « Une aubaine pour l'analyste », selon Chéroux.

Chacun a pu le constater également, le nombre d'images choquantes est inversement proportionnel à leur pénibilité. Serait-ce dû à la culture américaine ? En Turquie au contraire, on ne rechigne pas à montrer des photos de cadavres  ou de grands blessés, très choquantes ; à l'époque où je vivais en Turquie, c'était la spécialité de la page trois du grand quotidien Sabah. Sur ce plan au moins, la Turquie résiste à la mondialisation et la diffusion de certains standards américains.

Le faible nombre d'images-types pourrait être dû à la concentration des médias : cinq conglomérats seulement se partagent la presse américaine. Les agences d'images sont encore plus concentrées : sur les photos des 400 unes, 299 relèvent d'Associated Press (AP) : « L'offre visuelle se raréfie et s'uniformise » ; de la part des quotidiens, il s'agirait d'une « éco-censure » plutôt que d'une auto-censure. Par comparaison, la situation de la presse turque, à la même époque, est bien différente, et les images bien plus variées.

Mais ces considérations ne sont pas les plus intéressantes dans l'ouvrage de Chéroux. En réalité, pour expliquer le succès de certains types d'images (qui deviennent alors des « clichés » au sens figuré), l'auteur recours à la notion de déjà-vu. Certaines images auraient été retenues parce qu'elles sont déjà imprimées dans les mémoires, tant celle des photographes, des rédacteurs et des lecteurs. C'est banal : on aime photographier ce que l'on connaît déjà, car on a en tête des standards de cadrages, d'angles de vue, et tout un catalogue de sujets populaires, comme Claire l'a montré aussi pour les images prises par les soldats français pendant la guerre d'Algérie 2.

Or, par le hasard du calendrier, en 2001 se préparait le soixantième anniversaire de l'attaque de Pearl Harbor, qui a été peut-être le plus grave traumatisme de l'histoire des Etats-Unis avant celui du 11-septembre... Durant les mois qui ont précédé l'attentat, les images de Pearl Harbor, et plus généralement de la guerre du Pacifique, et ipso facto la fameuse image du drapeau d'Iwo Jima, ont été très diffusées, et surtout sous forme d'images spectacularisées, comme le film Pearl Harbor  de Michael Bay, sorti le 25 mai 2001 aux Etats-Unis, et premier au box-office pendant tout l'été 2001. Chéroux souligne, en confrontant les images, des similitudes entre les clichés de 1941 (ou reconstituant l'événement de 1941) et ceux de 2001, et l'explication est d'autant plus pertinente que ces similitudes ont été relevées par les journaux de l'époque : dès le soir du 11 septembre, par l'image, par le texte (notamment certaines manchettes) et même par le dessin de presse, les journaux annonçaient un « nouveau Pearl Harbor ». Plus fort encore, les remarques telles que « On se serait cru à Hollywood » ont été courantes ainsi que des jugements tels que « Hollywood avait tout deviné » à l'avance  3.

En fait, Chéroux ne le souligne pas assez, et c'est la principale lacune de son livre, si l'on avait l'impression que Hollywood avait tout prophétisé, c'est parce que les images de gratte-ciel s'effondrant s'étaient multipliées dans les film-catastrophes de l'époque (Armageddon signalé par Chéroux, mais aussi le Godzilla de Roland Emmerich (1998),  et certainement bien d'autres, et plus encore parce que le lieu commun (dans les deux sens du mot) de ces scénarios est leur déroulement à New-York, à commencer par le King Kong de Schoedsack (1933) et, pour un exemple plus récent, Independance Day (1996) : il semble que toute catastrophe mondiale doive nécessairement, aux yeux des scénaristes, se dérouler en premier lieu à Manhattan. Le poncif reste vrai aujourd'hui, les gratte-ciel continuent de s'effondrer dans les productions hollywoodiennes (dernier en date: Battleships, 2011, de Peter Berg). L'hypothèse à formuler, alors, est que Ben Laden aurait tout simplement été le réalisateur d'un scénario existant, et son « film » a d'autant plus frappé qu'il était déjà connu, qu'il avait été déjà vu.

Le titre de l'ouvrage de Chéroux, Diplopie, renvoie d'ailleurs à la double vision ; c'est une référence aux tours jumelles, mais le dédoublement est partout. Ce qui m'intéresse particulièrement, et c'est pourquoi j'ai renvoyé à mon texte sur le drapeau, c'est la référence à Iwo Jima, à travers le geste des pompiers de New-York plantant le drapeau américain sur les ruines des tours.

Clément Chéroux revient tout d'abord sur la célèbre image d'Iwo Jima (et signale, dans sa bibliographie, quatre études consacrées au cliché). L'image, précise-t-il, ne représente ni la prise de l'île ni la victoire. Le cliché a été pris lors d'un épisode mineur de la bataille. Mais le secrétaire d'Etat à la Marine assistait au combat, et a exigé ensuite qu'on photographie à nouveau la scène avec un drapeau plus grand : c'est l'origine de la fameuse photo de Rosenthal. Il s'agirait de la photo la plus reproduite de l'histoire visuelle des Etat-Unis. La scène elle-même est constamment rejouée (reenactment) lors des cérémonies patriotiques, sur tout le territoire (chaque 9 septembre, nous avons cela également à Izmir en Turquie, où l'on « rejoue » la prise de la ville par les troupes kémalistes en 1919.

Les pompiers eux-mêmes avaient-ils cette image à l'esprit, consciemment ou non, au moment où ils accomplissaient leur geste ? Je pense que c'est plus que probable : consciemment ou non, ils ont fait eux-mêmes un reenactment. L'image des pompiers du 11 septembre plantant le drapeau sur les ruines a été aussitôt associée à l'image-origine. Il s'est produit « une dissémination pandémique », « une appropriation en tout genre » y compris, évidemment, mercantile, « étapes traditionnelles, écrit C. Chéroux, de l'aventure publique de l'image à succès ». Les deux icônes, celle d'Iwo Jima et celle du 11-septembre, ont été associées par couplage et/ou par hybridation, ou par renvoi discursif par le co-texte. Chéroux propose le concept d'intericonicité, par référence à l'intertextualité de Gérard Genette (« relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes (…) le plus souvent par la présence effective d'un texte dans l’autre : Genette, Palimpsestes, 1982). En outre, la répétition des images provoque un « effet d'histoire » car l'intericonicité, lorsqu'elle induit une référence à des images du passé, amène à convoquer l'histoire.

Ce que je disais plus haut – on photographie de préférence ce qu'on connaît déjà, ou ce dont on a déjà les clichés en tête – est vérifiable dans l'exposition Here is New York, évoquée par C. Chéroux dans son livre. C'est une exposition de photos d'amateurs, en fait une immense collection de photos de l’événement du 11-septembre, qui a été organisée à SoHo en décembre 2001. Chéroux oppose la richesse de cette collection à la pauvreté des images-types de la presse. Mais en réalité, à parcourir les 5690 clichés exposés et visibles sur Internet (http://hereisnewyork.org/gallery/), on y reconnaît également bien des « clichés » (peut-être tout simplement parce qu'il n'existe pas mille manières de photographier, depuis le sol, le sommet d'un gratte-ciel en feu) et le plus intéressant, dans le cadre de ma réflexion sur le drapeau, son usage et sa représentation, est ceci : sur les 5690 clichés, 553 soit un sur dix, ont inclus le drapeau américain dans leur champ. C'est si énorme que les concepteurs du site internet ont créé une catégorie spéciale flags dans le plan du site : les images ont été regroupées en une cinquantaine de catégories et la catégorie flags est l'une des plus nombreuses, la cinquième.

Il y a là un habitus assez comparable à ce que l'on observe en Turquie (cf. notre article à ce sujet), concernant autant les comportements publics, que la prise de vue, la communication et la mise en page (ici l'organisation d'un site Internet).

Les cadres de pensée « orientalistes » encouragent fallacieusement à comparer les pays musulmans entre eux, où à chercher des explications de phénomènes culturels dans la sphère « orientale ». Mais à propos du drapeau comme sur bien d'autres sujets, il me semble que bien des comparaisons seraient pertinentes entre les Etats-Unis et la Turquie.

(Clément Chéroux, Diplopie. L'image photographique à l'ère des médias globalisés : essai sur le 11 septembre 2001, Paris, éditions Le Point du Jour, 2009, 144 p.)

Notes :

 1 Roland Barthes« Le message photographique », Communications, 1, 1961, pp. 127-138.

 2Claire Mauss-Copeaux, A Travers le Viseur. Images d'appelés en Algérie, 1955-1962, Lyon, Aedelsa, 2003.

3 Jean d'Ormesson dans le Figaro du 15 septembre 2001.

 

 

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